Woodkid, l’enfant sauvage (partie 1/2)
Il joue avec un orchestre symphonique, donne un concert sous la tour Eiffel, fricote avec les stars et ne cache pas son ambition : il veut marquer le monde. Et le monde lui appartient déjà un peu, lui qui est déjà devenu un “french” phénomène. Alors que sort son premier album The Golden Age, retour sur le jeune parcours de Yoann Lemoine, alias Woodkid. Woodkid a tout du blockbuster. Il serait le plus scruté, attendu et buzzé de France depuis les débuts de Daft Punk et surtout l’un des rares artistes d’ici à mettre en émoi les cinq continents. Un phénomène mystérieux, enclenché en mars 2011 avec la sortie du maxi 4-titres Iron, qui a remis au goût du jour un sortilège ancestral complètement occulté par les stratégies du disque à l’heure de l’abondance Internet : la rareté. En deux ans, Yoann Lemoine alias Woodkid n’a sorti que deux singles de pop épique gonflée de cuivres, de cordes et d’une production plus électronique (“Run Boy Run”, le second, est paru en mai dernier). Pourtant, il a refusé des télés (Taratata), donné peu d’interviews et refusé même de privilégier la presse en lui envoyant des copies promo. Un minimum d’effets de manche pour un maximum de résultats : ses deux singles se sont vendus à 300 000 exemplaires et la tournée menée par intermittence depuis le printemps dernier a rempli des salles de plusieurs milliers de places un peu partout en Europe (sans compter la tour Eiffel pour un showcase grandiose introduit par Jean-Charles de Castelbajac, et le Grand Rex parisien). La vidéo de “Iron” comptabilise, elle, presque 20 millions de vues sur YouTube, plus de deux fois plus que la vidéo du dernier single de Phoenix, le dernier gros carton international made in France. Yoann Lemoine, que l’on retrouve à quelques semaines de ses 30 ans dans les bureaux de sa boîte de post-production One More Production où il termine le troisième clip de Woodkid, “I Love You”, revient sur ces deux années folles : “Avec Pierre (Le Ny, manager et patron de son label, Green United Music, ndlr), on a toujours cherché à changer un peu les règles de l’industrie, que nous connaissons tous les deux par cœur, quitte à refuser certaines opportunités de visibilité, parce qu’elles ne nous correspondent pas. Et puis on a pris le temps que les morceaux vivent. Quand on n’a pas de major derrière soi, c’est long de rentabiliser la musique. Les gens ont pu avoir l’impression d’une gestion hyper marketée, alors que c’est l’inverse, les marques sont par exemple venues à nous pour utiliser ma musique. J’ai parfois l’impression de devoir m’excuser d’avoir fait deux gros coups.” Le succès est fulgurant, mystérieux, il est donc forcément louche pour le petit milieu de la musique indé, fruit de la chance ou pire de la malhonnêteté, de basses stratégies. Pourtant si calcul il y a, la chance, elle, n’a rien à faire là.
L’enfant pétrifié
De ses clips pour Moby ou The Shoes au projet Woodkid – à la fois son nom de scène et le petit personnage de bois slalomant entre les embûches de l’enfance qui lui sert d’alter ego -, l’univers de Yoann Lemoine décline bien souvent le même thème du passage à l’âge adulte et des démons du premier âge, et ce depuis des années. Lemoine, avant de s’y consacrer lui-même, l’admirait illustré par Gus Van Sant, par Michael Haneke avec Le Ruban blanc (auquel il fait un clin d’œil dans “I Love You”), le Luigi Comencini de L’Incompris ou encore Larry Clark. Woodkid, tel qu’on le découvre dans son premier album The Golden Age, est un récit mi-autobiographique mi-fantasmé de l’enfance de Lemoine autant qu’il est le reflet de sa personnalité : un presque trentenaire un peu grand enfant. “L’histoire de Woodkid, je l’écris depuis trois ans avec ma cousine polonaise Kasia. Un récit rempli de souvenirs personnels qui traite de l’endurcissement forcé de l’enfant, à travers la métaphore de la pétrification. Cet enfant de bois va entrer en collision avec une ville de marbre blanc, symbole du monde adulte, et se transformer lui aussi en marbre.” Lemoine naît en 1983 d’un père français et d’une mère polonaise à Lyon. Le Rideau de fer tombé, il passera nombre d’étés dans sa famille polonaise, sur les traces desquelles il retournera vingt ans plus tard pour construire l’histoire de Woodkid sur les cendres de son passé. “Les fondements de ma famille sont dans mon album. Une famille plombée par la mentalité post-Seconde Guerre mondiale, qui a renié le judaïsme pour échapper à la déportation. Ma mère, pourtant très juive, m’a élevé en partie dans un établissement catholique.” Une double ombre, à la fois religieuse et guerrière, qui résume assez bien les ambiances de Woodkid, martiales et mystiques. “J’ai embrassé la religion catholique très fort à l’adolescence, puis à la découverte de mon homosexualité, ou du moins quand j’ai compris ce que cela voulait dire, le rejet a été encore plus puissant, très adolescent, face à l’absurdité du catholicisme et des dogmes.” De ses origines, il tire aussi une passion pour l’architecture stalinienne et ses monolithes, visible notamment dans ses projections scéniques. Le romantisme exacerbé de compositeurs classiques russes comme Moussorgski ou les cuivres et cordes de la musique balkanique ont aussi leur mot à dire dans le son Woodkid.
Plein les yeux
Mais si le passé de sa famille comme les jeunes années de son double Woodkid sont troubles, l’enfance de Yoann Lemoine est, elle, presque trop légère. “Je n’étais ni enfant maltraité ni adolescent hanté, même si le point de mon identité sexuelle était une grosse zone de flou. Les traumatismes que j’évoque avec Woodkid, je les ai vécus à toute petite échelle. Mon drame finalement, c’est peut-être de n’avoir pas connu beaucoup de drames. J’avais besoin de grandeur, socialement et physiquement même, pour compenser ma petite taille. Je voulais continuer à grandir, être plus que ce que la nature m’a donné, tout intensifier dans le positif comme le négatif. Ce qui était bon de mon enfance, mon esprit créatif, j’en ai tiré le maximum. Les tracas, les confrontations, les questions d’identité, les gamins à l’école qui te traitent de pédé, tout ça j’en ai fait une tragédie. Je savais que ça toucherait les gens.” L’ambitieux Lemoine veut du spectacle, des grandes histoires, en donner comme en prendre plein les yeux. “Petit, avec mon frère on tendait une toile blanche entre nos deux lits superposés, derrière laquelle on donnait de petits spectacles. J’achetais aussi des bandes originales de films que je n’avais pas vus. Ces envolées lyriques et épiques sur les oreilles, je fermais les yeux pour me créer un monde, j’y puisais du courage. Ce sont ces visions de gamin que je réutilise aujourd’hui dans Woodkid. Et j’ai l’espoir que, grâce à moi, des enfants, des adolescents pourront se sentir comme des héros.” Ses premiers émois d’adolescent en mal de grandes émotions, il les connaît à la télé : “J’ai découvert MTV, mon premier accès au clip, à Spike Jonze, Michel Gondry et Chris Cunningham. J’ai tout de suite rêvé de faire ça, bien avant de me rêver musicien.” Adolescent, il choisit des études d’illustration et d’animation en école d’arts appliqués. Il en fait son premier champ d’action professionnel arrivé à Paris au début des années 2000, mais se sent vite limité. Il achète alors sa première caméra et se lance dans la prise de vue réelle, d’abord en profitant des opportunités qui traînent, des projets de potes. L’une de ses premières réalisations : une vidéo pour Catherine Ferroyer-Blanchard, l’égérie née d’un délire électro-yéyé du collectif gay Mort Aux Jeunes, qui organisa de 2004 à 2009 quelques-unes des meilleures soirées parisiennes au Pulp ou au Point Éphémère. Le monde du clip s’ouvre à lui (il fait même un court passage chez H5) avec Calogero, Moby, puis ses copains Yelle et surtout Katy Perry, justement impressionnée par sa réalisation pour le trio breton. Le clip de “Teenage Dream”, énorme tube de l’été 2010 vu plus de 120 millions de fois sur YouTube lui ouvre toutes les portes, de Drake & Rihanna à Taylor Swift ou Lana Del Rey. En parallèle, le jeune réalisateur perce aussi dans le film publicitaire, qui lui octroie les moyens de mener des projets plus personnels. Sa plus célèbre réalisation, le spot Aides Graffiti mettant en scène les tribulations d’une bite esseulée dessinée sur un mur de toilettes, lui vaut deux Lions d’or à Cannes.
(François Blanc)
THE GOLDEN AGE (Green United Music/Pias)
Sortie le 18 mars