UTO : leurs nuits sont plus belles que nos jours
De chenille à papillon : la métaphore est éculée, un peu niaise aussi. Mais c’est bien une éclosion qui s’est produite entre les deux premiers EPs d’UTO. Celle d’un papillon de nuit, de ceux qui fascinent mais dégoûtent un peu aussi, bien moins chatoyants que leurs cousins diurnes mais surtout plus mystérieux. Car c’est la nuit qui intéresse UTO sur le bien nommé The Night’s Due, celle des forêts sombres qui peuplent les textes de Neysa, la chanteuse, et celle des musiques qui s’écoutent dans le noir, entre trip-hop et électro, qui inspirent Emile, le producteur croisé il y a quelques temps au sein de St Michel. Nuits pendant lesquels les deux écrivaient et composaient à la maison, duo amoureux et épris de mythologie (figurant Orphée et Euridice sur la pochette de ce deuxième EP), de tarot (ça c’était pour le premier) et de poèmes anglais. Une esthétique corbeau, à fleur de peau, prenant toute sa substance en live quand Neysa se transforme en prêtresse obscure entre Emile et Aloïs, qui a rejoint le duo à la batterie. Pourtant, UTO, ça a longtemps été un seul morceau, « The Beast », petit tube made in Pain Surprises (maison de Jacques, Petit Prince…) à la production légère quoique super efficace. S’en est donc suivi un premier EP, plutôt typé trip-hop, très bien produit. Mais là, avec The Night’s Due, UTO semble avoir trouvé sa patte, son empreinte de loup dans la boue d’un sous-bois, avec comme porte-étendard « Black », une hallucination autour d’un noir poème et d’un saxo à la Blackstar de Bowie. UTO tâtonnait, UTO a trouvé. Et ça, c’est une excellente nouvelle.
Si vous êtes plutôt Spotify :
En attendant un premier album, on a voulu rencontrer ces trois-là quelques jours après la sortie de cet excellent EP, à deux-pas du studio de Château Rouge dans lequel ils viennent de s’installer pour répéter leur live parisien du 4 avril.
Avant de finalement sortir ce long EP, The Night’s Due, vous parliez d’aller enregistrer un album en Alaska…
Emile : On n’y est pas encore allé finalement ! Mais c’est toujours prévu. J’ai un cousin éloigné, photographe animalier, qui vit là-bas, dans une espèce de petit chalet en pleine nature.
Neysa : On veut être plus protocolaire sur un album que sur un EP : on a envie d’un lieu bien défini, de contraintes instrumentales, peut-être de contraintes thématiques aussi. Ça peut être intéressant pour ça de voyager, de sortir de notre zone de confort, de devoir peser nos bagages et donc de devoir réduire notre matériel. Etant franco-britannique et Aloïs ayant grandi aux Etats-Unis, ça avait également du sens de se confronter à la langue anglaise, d’autant que je parle l’anglais de mon père, un vieil anglais… Si je veux devenir rappeuse il faut que je me mette à jour ! (rires)
Il y a d’ailleurs quelques morceaux où tu rapperais presque dans cet EP !
Neysa : Oui, et mon flow s’est accéléré entre le premier EP et le deuxième. J’ai beaucoup écouté de rap cette année, du Tyler The Creator, Kate Tempest… Ou Tierra Whack, une rappeuse qui a sorti un album composé uniquement de morceaux d’une minute pile (en sortant, pour chaque titre, un clip sur Instagram). Elle vient par ailleurs de sortir un titre, « Clones » : son album a eu un tel succès qu’elle a écrit un texte sur les gens qui copient son flow. Et son flow est incroyable, pas du tout dans l’articulation, avec une espèce de retenu buccale qui donne un truc très rond et qui groove d’une drôle de façon. Je pense que d’avoir écouté tout ça m’a donné envie de partir vers quelque chose de rappé. J’aimerais presque pouvoir faire un stage secret pour être en immersion dans le monde des rappeurs américains, et revenir avec plein d’idées ! Avant l’Alaska, le road-trip passerait par Atlanta du coup, et au New Mexico pour Bob Dylan, histoire de réunir le rap et le songwriting des années 70, avec ces artistes qui mettaient en musique les poèmes qu’ils écrivaient.
En parlant de poème, vous avez adapté un texte de Ted Hughes pour les paroles de « Black », l’un des singles de l’EP. Pourquoi ?
Neysa : J’ai fait des études de littérature française. Au bout de quatre ou cinq ans (j’en ai fait six en tout), j’ai peut-être eu un ras-le-bol, et j’ai commencé à écrire et à lire en anglais. Cette chanson, c’est encore une fois un accident : Emile était dans le salon en train de jouer du piano, et je lisais des extraits de Ted Hughes car j’ai eu une anthologie de ses œuvres à Noël. Et je tombe sur « Song Of The Crow », et j’ai trouvé ça très sombre, radical, mais vraiment puissant – ce serait le cauchemar de Dieu au 7ème jour, avec un corbeau qui lui demande ce qu’il a fait pour avoir créé des hommes si malheureux.
La nature et les forêts sombres et effrayantes sont des sujets récurrents dans tes textes…
Neysa : Mais pour moi, cette nature que je décris n’est pas terrifiante, elle est juste libre, non domestiquée. Bien sûr, ça renvoie à nos peurs d’enfant, on est effrayé par ce qui est tapi dans le noir, mais au fond on sait que c’est seulement la liberté que l’on aperçoit.
Pourtant tu as grandi en ville, dans un HLM situé pile en face de la prison de Fresnes. D’où te viennent ces obsessions ?
Neysa : Ça passe peut-être par le sang : mon père a grandi dans une ferme en Angleterre. C’est très important pour moi en tout cas, je ne saurais pas l’expliquer mais ça fait partie de mon mysticisme. Et j’ai besoin de nature, je ne me vois pas rester pour toujours à Paris. Je suis hyper sensible aux odeurs, et j’en parle d’ailleurs dans « More », du fait que ça sente le plastique ici. La forêt, ça renvoie aussi à la mythologie littéraire, c’est Shakespeare, les sorcières, un lieu où la vérité est occulte mais où elle peut être prononcée.
Votre tout premier morceau, « The Beast », s’articule aussi sur un texte très sombre… Ce qui ne se retrouve pas du tout dans la production. Comment ça se fait ?
Emile : C’est le tout premier morceau qu’on a fait avec Neysa. On ne comptait pas avoir de groupe, on n’avait même pas le nom UTO. J’ai composé cette musique autour d’une chanson que Neysa avait enregistré en guitare-voix avec un ami. C’était une chanson très sombre et j’en ai fait complètement autre chose, sans vraiment faire gaffe dans un premier temps. Il en ressort ce petit décalage. Sur « Black », la production est beaucoup plus cohérente avec le texte. De manière générale, entre le premier disque qu’on a fait ensemble et The Night’s Due, on a avancé dans la façon de faire de la musique ensemble, on collabore de mieux en mieux.
C’est pour ça que la couleur trip-hop est moins présente sur ce deuxième EP ?
Emile : Je crois qu’à force de travailler ensemble on a fini par trouver notre son, peut-être un peu sombre. On est pas dépressif non plus, mais on cherche une tension.
Neysa : Et cette tension elle est palpable de toute façon, en France, en Europe, dans le monde… On a deux options quand on sent ces choses : soit on a envie d’ouvrir une voie parallèle, quelque chose de très solaire et installer une bulle, soit on essaye de transfigurer ça – on est plus sur cette deuxième option. C’est ça le « dû de la nuit », même si ça reste très métaphorique. Tout l’EP parle de la nuit sous différentes formes, et « More » évoque par exemple la nuit capitaliste, où on veut toujours plus, alors même qu’on sait qu’on est limités. « Miss », c’est une nuit plus émotionnelle, alors que nous sommes dans un culte de l’individualité et du contrôle de soi – en l’occurrence c’est une ode à l’émotion et au lâcher-prise.
Pourquoi la nuit ?
Neysa : Parce que ça n’a pas été une année facile 2018 ! Pour tout le monde je pense. Personnellement, j’ai beaucoup loosé, j’ai énormément cherché du travail, je n’ai pas trouvé… C’était une année à broyer du noir.
Emile : Notre rapport à la musique avec Neysa passe rarement par l’amusement, la joie… On a plein de super moments bien sûr, je ne vais pas dire que ça nous fait chier de faire ça, mais ça passe tout de même par beaucoup de moments de galère, de douleur, d’échecs…
Neysa : Et chaque morceau de cet EP correspond à des instants d’accidents, des pépites d’or au milieu de toute cette loose, mais le contexte reste cette espèce de nuit opaque qui nous a cernés pendant un an.
Emile : Mais on ne dit pas que c’est négatif la nuit ! C’est simplement l’absence de visibilité.
Neysa : Le manque de visibilité laisse aussi de la place à l’imaginaire, à la mythologie, et la sauvagerie.
Aloïs, tu accompagnes maintenant Neysa et Emile en live, à la batterie. Comment as-tu rejoint le projet ?
Aloïs : J’ai rencontré Neysa en mars 2017 quand on était en train de finir les sessions d’enregistrement de Catastrophe – j’étais batteur, co-producteur et co-arrangeur de leur album. Sur le morceau « Vertigo », on avait besoin d’un choeur de femmes, et c’est là que Neysa est arrivée. Je ne la connaissais pas du tout, on m’a juste dit qu’il y avait cette meuf qui changeait tout le temps de taff : « tu vas voir elle est ouf » !
Neysa : A l’époque j’étais chasseuse de tête pour HEC en Afrique (rires). Il dirigeait le chœur comme un chef d’orchestre, on m’avait jamais dirigée comme ça !
Aloïs : Juste en partant, elle se retourne d’un coup et me dit qu’elle cherche un batteur. A l’époque, « The Beast » était déjà sorti, j’avais aimé, et j’ai juste répondu « dans mes bras ! ». Ça a été très simple. Ensuite on a énormément discuté avec Emile et Neysa pour savoir comment j’allais pouvoir m’intégrer au projet, puisqu’ils avaient toujours eu l’habitude d’être deux en live et d’utiliser des samplers plutôt qu’une « vraie » batterie ou des pads.
Toutes vos productions sont faites par ordinateur, on sent du trip-hop dans votre musique, mais est-ce que les musiques électroniques font partie de vos références ?
Emile : J’ai vraiment commencé par des productions de musique électronique. Je ne les ai jamais sorties mais je suis content, je commence à les utiliser ça et là pour d’autres projets où on me demande de produire. Je suis très fan de Warp, avec Aphex Twin, Squarepusher, Plaid, Oneohtrix Point Never, Autechre, et Boards Of Canada, énormément ! J’ai pas mal cité Aphex Twin en interviews alors qu’il n’y a pas grand-chose de lui dans notre musique, mais s’il y a bien un groupe qui peut peut-être s’entendre chez UTO, sans prétention de ma part bien sûr, c’est Boards Of Canada. Sinon j’aime beaucoup Laurel Halo, je l’ai vue à la Gaîté Lyrique pour un live machine et c’était génial. En tout cas j’en ai toujours un peu écouté. Et bizarrement, j’ai découvert ces styles avec un album de remix de King Of Limbs de Radiohead, avec Four Tet, Caribou, Blawan, SBTRKT, Lone… Je suis allé digger chaque mec à la tracklist, et c’est comme ça que je me suis mis à écouter des musiques électroniques.
Aloïs : Inversement, moi qui écoutait énormément de musiques électroniques, c’est Radiohead que j’ai découvert avec ces remixes !
Neysa : Personnellement j’ai beaucoup écouté Burial quand on s’est rencontrés avec Emile. Et j’ai fait mon mémoire de master 2 sur Aphex Twin – le sujet c’était « Le réel à l’épreuve de la technologie », je me disais que c’était un bon exemple vu qu’il crée ses propres logiciels, entre autres. Aujourd’hui, j’écoute plutôt de l’ambient, Jacques m’a fait écouter plein de morceaux. J’y retrouve ce côté forêt, nature…
Emile : Sinon j’aime bien James Blake, que Neysa écoute assez peu. D’ailleurs sur « That Itch » on s’est pris des commentaires assez durs qui disaient qu’on parodiait James Blake sur les productions.
Aloïs : James Blake c’est un des premiers à avoir appliqué une espèce de songwriting qui vient de la soul à des productions électroniques. C’est là où la comparaison peut peut-être se faire, mais bon…
Emile : Des haters, il y en aura toujours, et encore on est assez peu exposés. Mais c’est quelque chose que je ne renie pas du tout ! Cette influence de James Blake, je l’entends comme ces gens-là sur nos morceaux, surtout sur « That Itch ». Je n’ai aucun problème à dire qu’il y a des trucs qui m’influencent et que ça peut s’entendre dans notre musique. Je n’ai pas l’impression d’avoir plagié quoique ce soit. Mais je suis au tout début de ma carrière musicale et il y a des références qui s’entendent dans ma musique. Peut-être encore trop ? Ça disparaîtra peut-être petit à petit.
Neysa : Et puis les références changent, par exemple sur « Strange Song », je trouve qu’on est plus sur quelque chose qui se rapprocherait de Bon Iver.
D’ailleurs, « Strange Song » est un cas un peu à part sur cet EP, puisque ce n’est pas toi qui chante Neysa !
Neysa et Aloïs : C’est la chanson d’Emile !!
Emile : Ça s’est fait un peu par hasard. J’ai écrit deux-trois accords sur mon synthé, dans le sous-sol de là où on habite et où j’étais avec un pote ce jour-là. M’est venue une petite ligne de voix, et deux mots qui venaient de nulle part : Strange Fruit. Il se trouve que c’est une chanson très connue et que chantaient Billie Holiday, mais en l’occurrence rien à voir, je n’y pensais pas du tout à ce moment-là.
Neysa : Disons que chez nous ça parle plus des fruits à OGM que des fruits pendus aux arbres de Billie Holiday ! Emile m’a fait écouter sa maquette, mais je n’étais pas trop dedans, et puis depuis quand il chante sur UTO ? Tu vois un pote et tu ponds une chanson sans moi ? (rires) Puis on est parti en résidence pour finaliser des morceaux, ça faisait deux jours qu’on était coincé sur « Miss », et là j’ai perdu les garçons : ils ont commencé à jouer tous les deux, avec Emile qui voulait réimposer son « Strange Fruit », Aloïs qui a écrit quelques paroles et testait des arrangements…
Emile : On l’a testée aux Bars en Trans cet hiver, avec le texte d’Aloïs à l’époque, et on a bien kiffé. Je l’ai terminé ensuite, Neysa a réécrit les paroles, et le morceau a donc été rajouté à l’EP.
Neysa : Au final c’est un morceau génial pour le live, ça me permet d’avoir une petite pause au milieu de toutes ces chansons qui sont assez intenses à chanter pour moi. Ça me permet de jouer un petit peu de mellotron aussi, ce qui me fait vraiment plaisir.
Aloïs : Et tout cas, pour ce morceau comme pour les autres, les choses se font vraiment de manière organique. Je vois ça d’un œil extérieur, vu que je fais partie du groupe live uniquement – même si on se voit et on discute énormément avec Emile et Neysa – mais UTO, c’est vraiment une suite d’accidents. Tout est basé sur l’envie.
Neysa : La musique, c’est important pour nous. C’est tellement important. C’est toute notre vie, on vient de là et on veut mourir dedans.
Aloïs : Ça me rappelle un jour où je suis venu chez vous, et où tu m’as dit d’un air très solennel « Ecoute Aloïs, j’ai pris une décision, je vais me vouer à la musique ».
Neysa : Me consacrer entièrement à la musique sous-entend aussi que je me suis vouée à la précarité. J’accepte d’être pauvre, de ne pas avoir de sécurité sociale et de vivre au jour le jour. Je viens d’une famille populaire, d’une famille qui s’est battue tous les jours pour des petites sommes. J’étais une bonne élève au lycée, puis dans mes études. J’ai été éduquée dans l’idée que si j’avais des bonnes notes, je trouverai un travail, et ça n’a pas été le cas. Pour moi ce n’est pas rien de faire ce pas dans le vide. C’était aussi renoncer à toute une partie de mon éducation. Mais c’est le pas de la vie avec un grand V. Et évidemment, il ne s’agit pas que de musique : il s’agit de laisser une place à toutes les émotions possibles et à essayer d’en faire quelque chose.
UTO sera en concert le 4 avril au Point Ephémère à Paris ainsi que le 15 mai au Stéréolux à Nantes.