The Blessed Madonna : « Je suis une maman de la rave »
Au cœur d’une polémique d’appropriation culturelle fin juillet autour de son nom de scène, et poussée par une pétition lancée par un DJ afro-américain basé à Détroit, The Black Madonna a décidé de changer de nom en The Blessed Madonna. Respectée pour ses engagements en faveur de la cause LGBTQI+ et impliquée dans l’aide aux femmes victimes de harcèlement, la DJ s’était confiée sur son parcours dans le Tsugi 129 (février 2020). Entretien intégral.
Article issu du Tsugi 129, toujours disponible à la commande en ligne.
We Still Believe, Choose Love… Les noms des soirées dans lesquelles The Blessed Madonna officie parlent d’eux-mêmes : la nouvelle prêtresse de la house américaine a l’espoir et l’optimisme chevillés aux platines. Marea Stamper, 42 ans aujourd’hui, n’est pas du genre à baisser les bras. Entre son épiphanie rave à quatorze ans et son succès international de ces dernières années, elle a survécu à toutes les galères, les errances et les rejets, sans jamais abandonner son rêve de prêcher la bonne parole house, souvent mâtinée de techno, de disco voire de drum’n’bass. Un parcours de combattante born and raised dans le fin fond du Kentucky sans le sou, qui l’amène aujourd’hui à s’engager en faveur de ceux qui ont encore moins : les réfugiés, et plus particulièrement les réfugiés LGBT fuyant des pays où l’homosexualité est encore un crime. Jusqu’à mi-avril, elle sillonnera l’Europe avec son We Still Believe : Choose Love Tour pour soutenir l’association Help Refugees, une ONG anglaise fournissant une aide humanitaire et un support psychologique aux réfugiés du monde entier. Histoire de ramener un peu d’amour et de solidarité dans la culture club, la propulsant presque malgré elle en Madonne des bonnes causes, une figure maternelle vers qui les laissés-pour-compte se tournent, quitte à lui confier leurs secrets sur les réseaux sociaux. Alors que la résidente du Smartbar (le club le plus réputé de Chicago, où se produisent aussi bien des pointures locales comme Derrick Carter ou feu Frankie Knuckles, que des stars internationales, comme DJ Harvey ou Ben Klock) s’apprêtait à retourner le club bruxellois C12 avec pléthore de drag- queens pailletées, on a discuté d’engagement et de persévérance avec celle qui a enfin réussi à conquérir l’Europe.
En quoi est-ce important pour toi d’injecter une dimension politique à ton métier ? Pour beaucoup la club culture est seulement synonyme de fête et d’insouciance…
Je ne cherche pas à injecter quoi que ce soit. Tout le monde dit que la dance music, c’est l’unité, la liberté, l’acceptation de tous… J’ai juste envie que ça le soit vraiment ! L’entraide, la solidarité, les minorités et leurs difficultés ont toujours fait partie de l’histoire de cette musique. Encore aujourd’hui, partout dans le monde, des acteurs de la culture club doivent gérer des problèmes de discrimination ou de papiers.
Comment as-tu eu l’idée de t’associer à Help Refugees pour ta nouvelle tournée ?
C’est parti d’une expérience personnelle. Lors d’une tournée je suis devenue très amie avec une personne née dans l’un de ces nombreux pays où les gays sont persécutés. J’ai rencontré sa conjointe et leur fils et découvert tous les problèmes auxquels elles devaient faire face en tant que réfugiées LGBT. Je me suis d’abord assurée qu’ils étaient tous les trois en sécurité dans leur pays, en leur fournissant un soutien financier puisqu’ils devaient se cacher, puis en les aidant à sortir du pays et en lançant une procédure de demande d’asile. Je ne peux pas donner plus de détails, l’avocat qui s’occupe de l’affaire nous a conseillé de ne pas dire leurs noms ou même le nom de leur pays d’origine. C’est une question de vie ou de mort. En plus des innombrables difficultés de la vie de réfugié, les exilés LGBT subissent une double peine. Les lois qui aident les personnes à émigrer, déjà mal faites, ne sont pas adaptées à celles et ceux qui ne font pas partie du modèle de famille hétérosexuelle. Quand on parle de regroupement familial par exemple, il s’agit de couples père-mère, mais quand il s’agit de deux pères ou deux mères, on voit des familles être séparées, des enfants retirés à l’un de leurs parents voire aux deux. Au contact de ces deux amies et de leur fils, j’ai pris conscience de ces problèmes.
De quelle manière as-tu voulu t’impliquer dans cette cause ?
Cela s’est fait naturellement. Je voulais m’impliquer et aider. J’avais acheté un tee- shirt Choose Love de l’association Help Refugees et quand ils m’ont vue en photo avec, ils sont entrés en contact avec moi. La branche londonienne de l’association s’occupe spécifiquement de la situation des réfugiés LGBT. On a réfléchi ensemble à la manière de les aider. C’est comme ça qu’est née l’idée du We Still Believe : Choose Love Tour, que j’ai lancé en effectuant une grosse donation. Chaque date me donne également l’occasion de parler de leurs actions et de vendre des tee-shirts dont les profits iront directement à Say It Loud et Help Refugees, ce qui permet à ceux qui ne peuvent pas venir aux soirées d’aider l’association en achetant les tee-shirts en ligne.
« Il y aura des gens qui ne m’aimeront jamais, quoi que je fasse. Ils vont me trouver fatigante. Ils n’aimeront pas ma musique, mon deejaying, mon allure, mon odeur… Tant pis! »
Lorsque nous avons parlé du Choose Love Tour sur le site de Tsugi, certains commentaires regrettaient que le soutien ne soit apporté qu’aux réfugiés LGBT et pas aux réfugiés tout court. Que souhaites-tu répondre à ça ?
Rien. C’est comme commenter un article parlant du traitement du cancer en disant : “ Oui, mais pourquoi uniquement le cancer ? ” D’autant que l’organisation, Help Refugees, n’aide pas que les queers, elle met en place de nombreuses actions pour tous, de l’achat de gilets de sauvetage à l’acheminement de nourriture. C’est la deuxième plus grosse association européenne aidant les réfugiés. Mais la situation des réfugiés LGBT induit des problèmes spécifiques qui demandent des solutions spécifiques. Il existe des pays où tu peux être arrêté, jugé et potentiellement exécuté, simplement parce que tu es gay. C’est inadmissible. Je n’ai pas de temps à accorder à des gens qui iront commenter : “ Oui, mais qu’en est-il des autres situations ? ” Si ces autres causes leur importent, qu’ils fassent quelque chose. Je suis tout à fait à même d’accepter les feedbacks de gens qui sont prêts à mettre les mains dans le cambouis comme je le fais.
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Comment gères-tu les commentaires sur les réseaux sociaux ? Il n’est pas rare de trouver sous tes vidéos ou productions des messages très insultants, sur ta musique ou ton physique…
C’est difficile de ne pas y faire attention, mais qu’est-ce que je peux faire ? Gagner un fight sur Internet ? C’est impossible. (rires) Il fut un temps où je m’amusais un peu avec – quand par exemple quelqu’un postait un commentaire méchant sous mon mix pour Resident Advisor, j’allais leur mettre un mauvais rating sur le site. (rires) Mais, globalement, je ne pense pas qu’il faille avoir accès à autant d’opinions différentes sur soi. C’est comme si tu étais capable d’entendre ce que tes voisins pensent de toi. Ce n’est ni sain ni utile. Personne ne devrait avoir son mot à dire sur tes choix créatifs, ce que tu es, ce que tu veux être, le monde dans lequel tu veux vivre ou ta conception du bien et du mal. Le mieux que j’ai à faire est d’essayer d’être la personne que je veux être et de continuer à avancer. Il y aura toujours des gens qui ne m’aimeront jamais, quoi que je fasse. Ils vont me trouver fatigante, ou ils n’aimeront pas ma musique, mon deejaying, mon allure, mon odeur… Tant pis !
Il t’est arrivé d’évoquer ce phénomène étonnant sur les réseaux sociaux : des fans t’écrivent pour te confier leurs difficultés, racontant des agressions qu’ils ou elles ont pu subir. Ça arrive souvent ?
Constamment. Quand quelqu’un te confie quelque chose, la première chose à faire, c’est évidemment d’écouter, puis de demander ce que tu peux faire pour aider. Le plus souvent, les gens ne veulent rien, seulement être écoutés. Évidemment, je ne suis pas une professionnelle, je suis juste DJ, mais j’essaye de faire de mon mieux.
C’est la première fois que j’entends un DJ dire qu’il ou elle reçoit ce genre de messages très personnels. Comment expliques-tu ça ?
Je ne sais pas ! Et je ne crois pas connaître d’autre DJ à qui cela arrive. Mais j’ai une relation assez personnelle avec les gens qui viennent à mes shows. Je pense que c’est parce que je suis une femme, ils savent que je vais les écouter et pas les rejeter. Quand j’étais une jeune fille, je ne me serais pas sentie très à l’aise de me confier à un DJ mec, je me serais demandé s’il allait me croire. Je me suis toujours exprimée ouvertement au sujet de la tolérance, de la bienveillance et de l’inclusion, les gens se sentent en confiance avec moi pour les évoquer de manière plus personnelle. C’est assez difficile cela dit : je veux être disponible pour les gens sans dépasser mes propres capacités. Après tout, je suis “juste” une dame de 42 ans en tournée – mon âge doit sûrement ajouter une dimension maternelle à tout ça. Je suis une maman de la rave. (rires)
Quand tu as commencé à sortir, vers quatorze ans, il y avait de toute manière peu de femmes DJs à qui se confier…
Quand j’étais toute jeune, il y avait une DJ trans appelée 1.8.7 qui avait pas mal d’influence sur la scène drum’n’bass américaine. Elle a fait sa transition au début des années 90 et je pense que ça a fait beaucoup de mal à sa carrière. Elle a subi énormément de discriminations, au point de se faire agresser durant un show, presque tuer même. C’est probablement la première femme que j’ai vu mixer régulièrement. Ensuite, j’ai eu la chance de voir de plus en plus de femmes derrière les platines à Chicago, comme DJ Heather, Honey Dijon ou Lady Di. Autour du Smartbar gravitait une bande de femmes DJs très soudée. C’est en voyant Heather (DJ-productrice de premier plan du Chicago house du début des années 2000, ndr) que pour la première fois je me suis dit : “Je veux être comme elle.” Elle jouait avec la technicité d’un Derrick Carter, mais avec sa propre patte. Elle bossait chez un disquaire, était résidente au Smartbar. Je l’idolâtrais. J’avais 19-20 ans, et cela faisait quelques années que je sortais énormément, mais sans jamais penser à devenir DJ.
Tu pensais que ce n’était pas un métier pour une femme ?
Je viens d’une famille de féministes, mais j’ai mis du temps avant d’appliquer ces principes à mon propre parcours. J’avais intégré la misogynie de notre société et il faut du temps pour se débarrasser d’idées préétablies. Même encore aujourd’hui. À mon âge, je pense que mes idées sont assez claires, mais il ne se passe pas un mois sans que j’apprenne de nouvelles choses et que ma perception des choses évolue. Par exemple, la semaine dernière, il y a eu une polémique aux États-Unis autour de la présentatrice Ellen DeGeneres, qui
a été la première personnalité de la télé américaine à faire son coming-out. Elle a été vue récemment à un match de football avec George W. Bush – un président extrêmement anti-gay, mais aussi un criminel de guerre. Les gens ont été très blessés par ça. Jamais je ne pourrais serrer la main de George W. Bush. Mais toute cette histoire a eu le mérite de provoquer d’intéressants débats et j’ai lu un super article qui expliquait comment l’élévation dans les classes sociales peut éclipser les affiliations à un genre, une orientation sexuelle ou une opinion politique. Peu importent tes racines, c’est très facile de les oublier quand tu entres dans le monde des gens riches. Ça m’a fait réfléchir à mon propre comportement. La défense d’Ellen DeGeneres était de dire qu’elle pouvait être amie avec des gens qui n’avaient pas la même opinion qu’elle. Je trouve ça un peu trop facile.
En 2015, le DJ lituanien Ten Walls a posté des commentaires homophobes nauséabonds et tu l’as pris à partie sur les réseaux sociaux. Certains t’ont accusée d’hypocrisie, remarquant que vous aviez déjà partagé l’affiche de festivals et donc probablement fait la fête.
Évidemment, je ne peux pas contrôler les line-ups, mais je ne me gêne pas pour dire ce que j’en pense. Les programmateurs en font ce qu’ils veulent, mais mes feedbacks sont clairs. Je critique le manque de diversité de l’affiche et parfois même des personnes (quelques semaines après l’interview, The Blessed Madonna a appelé sur Twitter au boycott d’un festival où elle devait jouer et qui était financé par Amazon, ce que les organisateurs n’avaient pas précisé en la bookant, ndr). Lorsque j’organise mes soirées We Still Believe, j’ai le contrôle total de mes line-ups et j’essaye que ces soirées soient représentatives du monde dans lequel j’aimerais vivre. C’est l’occasion de proposer des alternatives et de faire découvrir des gens qui le méritent. Au lieu de critiquer tel choix ou comportement, c’est une démarche positive.
Adopter une démarche résolument optimiste semble important pour toi, y compris dans le nom que tu donnes à tes soirées, We Still Believe ou Choose Love…
On vit dans un monde très pessimiste et comme tout le monde, je ressens de la colère et de la frustration à chaque fois que je me connecte à Twitter ou que j’ouvre un journal. Mais pour moi l’optimisme n’est pas juste une tournure d’esprit, c’est une véritable stratégie. J’ai toujours fonctionné comme ça. Quand j’étais petite, nous n’avions pas d’argent, ma maman m’élevait seule, on se faisait régulièrement expulser. Elle me racontait souvent l’histoire d’une petite fille qui se promène en ville avec sa famille sans un sou. Elle voit un tas de merde et plonge immédiatement dedans. Son père l’en sort couverte de merde et lui demande ce qui lui a pris de sauter là-dedans ! Elle répond : avec un tas de crottin si grand, il doit forcément y avoir un poney dedans. Avec ma mère on s’est toujours dit qu’il devait y avoir un poney quelque part. J’ai eu beau me sentir très mal parfois, j’ai toujours eu cette lueur qui me disait que ce n’était que temporaire. Je n’ai jamais perdu espoir.
Y compris dans ta carrière de DJ ? Longtemps, tu as eu beaucoup de mal à te faire booker et à vivre de ta musique…
Qualifier cette longue période de “ début de carrière ” est un généreux euphémisme. (rires) Le terme “ carrière ” implique généralement un échange d’argent ou une notion vague d’emploi, avec moi ce n’était vraiment pas le cas. (rires)
C’était à ce point ?
Mon Dieu, oui ! Il y a une période où je jouais quand même assez régulièrement dans le Midwest, mais je devais conduire deux heures pour m’y rendre et me faire 100 dollars. La moitié de ce je gagnais partait dans l’essence. J’avais un boulot à temps plein à côté, voire un deuxième job en plus. Même lorsque j’ai commencé à travailler pour le Smartbar, en tant qu’assistante, j’ai dû bosser à côté. J’ai eu jusqu’à trois jobs en même temps : je commençais ma journée à 5 h 30 du matin pour terminer à 19 h et pouvoir parfois mixer le week-end.
Ça a duré longtemps ces galères ?
J’ai commencé à apprendre à mixer vers 1999. Jusqu’en 2013, j’avais l’impression de me faire énormément d’argent quand j’avais un cachet à 300 dollars. La plupart du temps, je jouais pour quasiment rien dans des soirées un peu merdiques. Un ami très sage du Kentucky m’a dit un jour, avant que je ne déménage à Chicago : “ Tu peux continuer longtemps comme ça et rien ne changera, le meilleur moyen pour que tu avances, c’est de produire des disques. ” C’était difficile, je n’avais aucune idée de comment faire et je n’avais même pas d’ordinateur qui marchait correctement. J’ai eu beaucoup de chance en arrivant à Chicago. L’un de mes boss m’a acheté un ordinateur avec des réductions qu’on avait chez Apple – c’est une des nombreuses choses que ce mec génial a faites pour moi. C’était un ordi tout neuf et rapide, grâce à lui j’ai pu apprendre bien plus vite à produire. Ça ne s’est pas fait en un jour, j’ai composé des morceaux sous pas mal de pseudos différents et finalement j’ai réussi à écrire des titres plus personnels et c’est ceux-là qui ont touché les gens. Puis, ça a fait un effet domino, avec un premier titre qui est devenu assez populaire en Europe. Devenir résidente au Smartbar, à peu près six mois après avoir commencé à y bosser à l’organisation, a également été une étape très importante. Être affiliée à une institution aussi incroyable aide énormément. Et au bout de deux ans, j’ai pu quitter mon boulot.
Aujourd’hui, tu vis à Londres ?
Oui, j’y suis arrivée il y a trois ans. Je n’avais jamais vraiment passé beaucoup de temps à Londres. J’y allais pour jouer et je repartais. Mon agenda est encore super rempli aujourd’hui, mais il a été encore plus fou. Je n’avais pas une seconde pour découvrir les villes dans lesquelles je jouais. En 2016, j’ai fait 147 shows en neuf mois. Et puis j’ai décroché une résidence au club XOYO à Londres : j’y ai joué tous les vendredis pendant treize semaines. Mon mari et moi avions comme projet de déménager à Berlin, car c’est ce que fait tout le monde, mais à notre grande surprise, on a adoré Londres, on ne voulait plus en partir ! Et puis j’ai eu une résidence à la BBC, j’ai pu avoir un visa, et aujourd’hui on a entamé les démarches pour avoir notre carte de résident permanent. On aime Londres, on aime l’Europe, pouvoir voyager librement sur le continent (en espérant que ça dure !), rencontrer plein de gens, améliorer mon français…
Pourquoi avoir autant joué ? Ça peut être coûteux en termes de santé, de moral…
Oui, clairement. Le décalage horaire, les vols de huit heures entre les États- Unis et l’Europe… C’était beaucoup, et ça peut te rendre un peu fou au bout d’un moment. Certains font cet aller-retour presque tous les week-ends, comme Tiga ou Derrick Carter. Ils ont plus d’endurance que moi. Je ne sais pas de quel bois ils sont faits, mais ce n’est pas le même que moi. J’ai volontairement décidé de lever un peu le pied, pour accorder plus de temps à l’organisation des soirées We Still Believe et prendre soin de moi. Dorénavant toute une équipe m’entoure pour organiser les soirées, gérer les tournées, si je fais un burn-out, ça n’impactera pas que moi.
Tu dis souvent que les gens viennent en club avec des besoins et des espoirs différents. Quels étaient les tiens quand tu as commencé à sortir ?
Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique électronique, j’étais une gamine. Je pensais être une grande, mais quand je revois les photos aujourd’hui, je me rends compte que j’étais encore une petite fille. Je n’étais même pas encore au lycée. C’était les années 90, la musique électronique devenait plus populaire, on la voyait à la télévision dans des versions plus pop, notamment sur MTV que je regardais beaucoup. J’étais une enfant bizarre, je n’avais pas beaucoup d’argent, je n’avais pas beaucoup d’amis. J’ai toujours été un peu ostracisée. Personne n’est très heureux à quatorze ans, mais les miens ont été durs. Savoir qu’il y avait un autre monde quelque part, loin d’un système scolaire très conservateur, loin de l’Amérique sudiste peu progressiste dans laquelle je grandissais, a été salvateur. Les club kids à la télé avaient l’air si créatifs et colorés. Ils vivaient des aventures ! Ça ressemblait à la liberté.
« Ma première rave, j’avais quatorze ans. hardcore belge. Je ne sais pas pourquoi, mon coin paumé du Kentucky. »
Que s’est-il passé quand tu y as goûté ?
En étant balancée dans la scène rave nord-américaine si jeune, au milieu de tellement d’adultes, je me suis complètement perdue. À 16 ans, je vivais seule dans mon propre appartement, j’avais un petit copain bien trop vieux pour moi, je m’attirais plein de problèmes… Ça aurait pu mal finir, j’ai eu de la chance. D’autres ne l’ont pas eu. Beaucoup de mes amis de l’époque ont connu les dommages collatéraux de cette vie, beaucoup sont tombés profondément dans la drogue ou se sont retrouvés dans des situations violentes. On était des gamins face à des problèmes d’adultes. Aujourd’hui, je ne concevrais même pas de gérer certains des problèmes que j’ai dû gérer adolescente. D’une certaine manière, j’étais plus solide à 16 ans que je ne le suis à 42, parce que je ne me rendais pas compte, je n’en savais pas assez pour être effrayée. J’ai eu ce que je voulais : la liberté, les aventures, les voyages, un tout nouveau monde. Mais aussi beaucoup de danger. J’ai commencé à réaliser tout ça bien plus tard, quand j’ai vu des gosses de 16 ans en club – mon Dieu, j’étais si jeune moi aussi ?! Je me pensais très mature et sophistiquée, mais il aurait pu m’arriver n’importe quoi. Ma mère s’en rendait bien compte et avait des nerfs d’acier. Elle savait que j’en avais besoin, et que si elle ne me faisait pas confiance, j’allais me rebeller d’une telle force que ça allait devenir encore plus dangereux. Ce qui est arrivé à beaucoup de gamins, tandis que je savais que si quelque chose tournait mal, je pouvais toujours appeler ma mère. Et je l’ai fait, plein de fois. Avoir une famille à qui je pouvais raconter sincèrement ce qui se passait dans ma vie, jusqu’aux trucs louches, c’était important. J’aimerais que tout le monde ait cette chance.
Où sortais-tu et qu’est-ce que tu écoutais comme musique ?
Dans des raves, illégales, mais payantes, dans des warehouses ou des champs la plupart du temps. Ma première, j’avais donc quatorze ans. C’était en 91 ou 92, et c’était une soirée portée sur le hardcore belge – je ne sais pas trop pourquoi, mais c’était à la mode à l’époque dans ce coin paumé du Kentucky ! J’adore toujours le hardcore, j’ai eu aussi une phase jungle, mais avec la proximité de Chicago ça n’a pas pris beaucoup de temps avant que je ne découvre la house et que le style s’infiltre aussi dans la scène rave. Et mon cerveau a explosé. Je ne savais même pas que la house existait bien avant les raves ! C’est cliché, et techniquement toutes les musiques font ça, mais je trouve que la house nourrit l’âme. Quand elle est bien jouée, tout comme la disco, les deux styles étant évidemment liés, elle peut transformer une salle d’une manière si unique et spéciale, portée par ses connexions avec le gospel et la soul. C’est une musique qui peut parfois être si puissante, spirituelle. Encore aujourd’hui, je suis à la recherche de ces moments-là, de cette transcendance. Quand il se passe un moment magique, tout le monde le ressent, et c’est ce qui ressemble le plus je crois à l’amour universel.
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