Sun Ra, es-tu là ?
C’était il y a un siècle, le 22 mai 1914. Zone d’atterrissage : Birmingham, Alabama, USA. Herman “Sonny” Blount a toujours prétendu venir de la planète Saturne, vers laquelle il est reparti en 1993, laissant derrière lui une nuée impressionnante de disques de jazz spatial et hypnotique, hors du temps, qui semble toujours marquer les productions actuelles. On retiendra entre autres Space Is The Place (1972, Impulse) sur lequel figure le mythique “Rocket Number 9”, brillamment repris par le duo Zombie Zombie, puis affreusement resamplé par Lady Gaga pour “Venus”.
À la tête de son Arkestra aux patronymes multiples et cosmiques (tantôt Myth-Science , Astro Infinity ou Intergalactic Research Arkestra), celui qui s’est renommé Sun Ra au tournant des années 50 a créé une musique libre et novatrice. Ses fidèles musiciens, quasi-disciples d’une “secte” musicale et philosophique, vivaient en communauté sous les ordres militaires du chef d’orchestre : “Toute l’humanité est soumise à des contraintes et des interdits, mais eux sont dans la prison de Sun Ra, et c’est la meilleure du monde”, avait-il déclaré.
Un puits de trouvailles
Le saxophoniste Albert Ayler disait que John Coltrane était le Père, Pharoah Sanders le Fils, et lui-même le Saint-Esprit “Sun Ra était ailleurs, encore plus haut” , selon Laurent Bardainne, cofondateur de Poni Hoax qui a aussi participé à l’album de son ami Thomas de Pourquery en hommage au Dieu Soleil (Supersonic Play Sun Ra) . “Sa musique est très positive, alors que les trois autres ont beaucoup de cris de souffrance . Il jouait le thème de Batman en plein milieu de ses concerts ! Il y en a peu qui mêlent le jazz avec d’autres ingrédients de fête et de folie.” Nicolas Ker, chanteur de Poni Hoax, poursuit : “Miles Davis ou Coltrane terrorisent par leur sérieux. Sun Ra est plus accessible.
C’est un puits de trouvailles soniques et sonores.” Nombreux sont ceux qui l’ont compris : le talentueux Motor City Drum Ensemble ouvrait son DJ Kicks par “Door Of The Cosmos” ; Mickey Moonlight, l’ovni de l’écurie Ed Banger, reprenait “Interplanetary Music” sur son premier album ; Agoria et Carl Craig samplaient le superbe “Somebody Else’s Idea” pour un remix du “Speechless” du Lyonnais (un special edit à retrouver sur Agoria : Fabric 57). Et le puits est sans fond, puisque Sun Ra a enregistré 189 albums d’après l’ouvrage référence Omniverse Sun Ra de Hartmut Geerken et Bernhard Hefele. Cette discographie colossale, mystique et barrée (l’album Cosmic Tones For Mental Therapy), mais aussi parsemée de morceaux plus classiques (des reprises de standard comme “Round Midnight”), a débuté anecdotiquement en 1948, pour s’étendre jusqu’à sa mort. On se souvient particulièrement des albums période 60-70, lorsque l’Arkestra était proche des milieux free à New York, puis à Philadelphie.
Le DJ, animateur radio et producteur Gilles Peterson, grand collectionneur, se rappelle avoir dégoté des perles rares : “J’avais 24 ans et les gars qui me vendaient des disques étaient super fans, même si c’était assez avant-garde. On écoutait ‘Space Is The Place’, ‘Lanquidity’, ‘Nuclear War’… Ces morceaux marchaient bien pour les DJ ! Et ses disques ne coûtaient pas cher, j’ai pu en acheter beaucoup, une cinquantaine, dont cinq ou six super beaux originaux.” La rareté de certaines pièces tient au côté artisanal de la production : la majorité des albums de Sun Ra a été autoproduite par son propre label Saturn, du pressage maison à la distribution, en passant par les dessins des pochettes signés de sa propre main.
Sur scène, Sun Ra et ses acolytes portaient des costumes colorés et des coiffes magistrales que les plus excentriques des soirées Concrete ne renieraient pas, i nvoquant les mythologies éthiopiennes ou égyptiennes. L’Arkestra a d’ailleurs donné un concert au pied des pyramides en 1971, vingt-neuf ans avant Jean-Michel Jarre ! Gilles Peterson se souvient de concerts épiques : “Chaque année, Sun Ra jouait une semaine au Ronnie Scott à Londres. J’y allais tous les soirs, j’étais tellement fasciné par son charisme, son idéologie et sa manière de faire. Les artistes que je signais sur mon label Talkin’ Loud devaient venir l’écouter au moins une fois, ça faisait partie du contrat !”
Prémices électroniques
Avec son armée de claviers, Sun Ra a été l’un des précurseurs de l’électronique. Hohner Clavinet, Rocksichord ou Clavioline n’avaient aucun secret pour lui. Il les bidouillait à la recherche de nouveaux sons (écoutez l’étrange Space Probe , premier album enregistré avec un Minimoog ). Proche de Robert Moog, l’inventeur du célèbre synthétiseur, Sun Ra a eu la chance d’avoir accès à des prototypes et d’expérimenter très tôt les nombreuses possibilités d’effets, de filtres, de bruitages, inventant des sphères vibrantes d’échos à faire rougir les dubs de minimale. “La technologie l’a conduit vers un côté danse et transe, basé sur de grandes montées, comme la techno”, analyse Laurent Bardainne. Mais peut-on pour autant dire que Sun Ra ait eu une influence sur les producteurs de Detroit ? “Pas directement, estime Peterson. Derrick May, Theo Parrish ou Carl Craig diraient peut-être le contraire, mais je ne pense pas qu’ils aient bien connu Sun Ra au début de leur carrière. Par contre c’est venu avec la maturité et il les a beaucoup influencés par la suite. ”
De George Clinton et ses Funkadelic au père de la techno, Juan Atkins, l’afrofuturisme réconcilie la technologie et les racines africaines dans un univers cosmologique de science-fiction : le peuple noir, arraché à ses terres par des extraterrestres esclavagistes blancs, est parfois lui-même transformé en alien aux États-Unis et doit retourner sur sa planète pour être libéré. La naissance de la techno, au milieu des rythmes infernaux industriels de Detroit, s’est faite dans cette tradition de la musique extraterrestre, souhaitant s’élever à d’autres niveaux. Dans la Motor City, les références aux astres ne manquent pas : le premier label techno s’appelait Deep Space Records, nom également porté par le premier album de Juan Atkins, qui croit ouvertement en une intelligence extraterrestre et qui produit dès 1985 des titres aux noms évocateurs comme “No UFO’s” sur son légendaire label Metroplex. Underground Resistance n’est pas en reste avec “Jupiter Jazz” ou “Cosmic Traveler” .
Jeff Mills a toujours été tourné vers l’interstellaire et la science-fiction : “Sun Ra était convaincu qu’il venait de Saturne, c’était nécessaire à cette époque en Amérique, comme échappatoire. Moi, je ne suis pas né dans le ghetto, ma famille n’était pas pauvre, mon père était ingénieur pour le gouvernement, je suis allé à l’école, donc je n’avais aucune raison d’échapper à quoi que ce soit. Ce qui ne me satisfaisait pas, c’était la ségrégation, les divisions. Mais j’aime Detroit, je m’y suis beaucoup amusé et j’y ai tout appris. Appris à utiliser la musique comme un musicien, pas comme un DJ. Je ne fais pas de la musique juste parce que je suis censé le faire, j’ai quelque chose de différent à dire. Sun Ra croyait intimement en tout ce qu’il faisait.” (Etienne Gérémia)