Par Olivier Pernot

On a parfois du mal à suivre les prolifiques frères Dewaele. Valeur sûre des scènes du monde entier, les deux têtes pensantes flamandes de Soulwax offrent après une longue absence un album en apparence plus classique, All Systems Are Lying. Entre deux festivals d’été, Stephen et David Dewaele expliquent la construction de ce disque sans guitares et leur vision du monde d’aujourd’hui.

Lundi 14 juillet. C’est la fête nationale en France. Un jour férié en plein cœur de l’été avec de nombreuses festivités et feux d’artifice prévus. En Belgique, tout est plus calme. Sauf à Gand — Gent en flamand —, où la ville se prépare pour ses grandes fêtes annuelles. Certaines rues sont interdites à toute circulation : des scènes sont en train d’être installées un peu partout dans le centre-ville. En cheminant à pied dans des petites rues bordées de maisons de ville, on rejoint le studio DEEWEE.

Coincé entre deux petits immeubles, le QG de Soulwax, construit par Glenn Sestig, une figure de l’architecture locale, s’impose dans le paysage avec sa façade entièrement noire. On distingue à peine la porte d’entrée, à côté d’un interphone et d’une inscription, gravée dans le métal :  » DEEWEE 001″. Soit la première référence du label DEWEE que les frères Dewaele ont monté en 2015.

Studio DEWEE © Kevin Moens
Studio DEWEE © Kevin Moens

Stephen ouvre la porte et nous salue chaleureusement. Il remonte du studio d’enregistrement situé au sous-sol et nous invite à rejoindre l’étage où se trouve l’autre centre névralgique du bâtiment, la pièce à disques. Le long de ses quatre murs, l’immense collection de vinyles des frères Dewaele, alias 2manydjs. Des dizaines de milliers de disques, impeccablement rangés, avec des petits bouts de Post-it qui dépassent de certaines pochettes.

Dans un coin de la pièce, un DJ-booth resplendissant, et au centre, une grande table de réunion. C’est là que Stephen et David pilotent, avec leur équipe, tous leurs projets : le studio et le label DEEXEE, Soulwax et 2manydjs, le sound system Despacio que le duo partage avec James Murphy de LCD Soundsystem, les productions et les remixes pour des musiciens extérieurs au label, les collaborations avec d’autres univers artistiques (cinéma, mode, arts plastiques…).

«Aujourd’hui, tout est calme dans le building, sourit David. C’est rare, c’est une exception, car normalement, il y a de l’effervescence. Nous avons toujours cinq ou six projets à gérer en même temps. Comme des jongleurs qui font tourner es assiettes dans un cirque. Mais nous avons une équipe incroyable, les techniciens pour le studio et la scène, les personnes pour le label, les musiciens pour les lives, les artistes. Toute cette famille autour de nous aide pour tous les projets. Mais il faut aussi gérer cette équipe et ça prend beaucoup d’énergie ! »

La veille, Soulwax jouait au Gent Jazz Festival. Un concert calé à la dernière minute en remplacement de Massive Attack (un de ses membres était malade et le collectif de Bristol a annulé plusieurs concerts en Europe). Cela fait très longtemps — le chiffre de dix-huit ans est évoquée — que Soulwax n’a pas joué dans sa ville d’origine, hormis quelques concerts privés, pour des amis.

Machine scénique

Au Gent Jazz Festival, le show est costaud, bien rodé, avec une scénographie minimale et très visuelle : des échafaudages, des draps blancs en fond de scène, beaucoup de lumières blanches et de stroboscopes. Le groupe est soudé, conquérant. Depuis plusieurs années, Soulwax se compose de sept musiciens. Autour des frères Stephen et David Dewaele, il y a le bassiste Stefaan Van Leuven, membre originel de la formation, les trois batteurs Iggor Cavalera, Aurora Bennett et Blake Davies, et la chanteuse/claviériste Laima Leyton Cavalera.

Réunir Soulwax nécessite toujours de l’organisation : deux musiciens habitent à Londres, un à Brighton, un à Bristol et Stefaan Van Leuven est carrément basé de l’autre côté de la planète, à Auckland en Nouvelle-Zélande. Et les techniciens du groupe, indispensables à la mise en forme du show, habitent un peu partout en Europe. Ce qui crée parfois des situations insolites. David explique : « Pour ce concert au Gent Jazz Festival, calé quelques jours avant, nous avons appelé Stefaan qui était en train de rentrer chez lui à Auckland. Il était en escale à Doha… et a fait demi-tour pour revenir et assurer le concert ! »

Soulwax sur scène, c’est un rouleau compresseur, porté par la puissance des rythmes et l’intensité des machines. Le son est brut, épais, sans fioritures et pourtant dansant. « La vibe était bonne et le groupe était chaud », résume David. Ce que complète Stephen : « Il y avait nos parents, des amis, et tu veux que ce concert soit bien, car dans le public, il y a aussi les parents qui ont des enfants dans la même école que tes enfants, il y a ton boucher, ton facteur… Si le live n’est pas bien, tu vas en entendre parler ! ».

Aucune inquiétude à avoir, Soulwax est une machine scénique carrée, à la fois robotique et mélancolique, avec un impact visuel très fort : la scénographie, les écrans qui diffusent les titres des morceaux, des extraits de paroles ou des plans serrés sur les membres du groupes, les costumes blancs pour les sept musiciens, les machines argentées aux gros boutons que le groupe s’est fait construire spécialement (par le technicien français Xavier Garcia de Hackin’Toys), les trois batteurs, surélevés dans les échafaudages, qui jouent un groove puissant et souvent en parfaite synchronicité (avec des caméras qui les filment sous tous les angles)…

Pour démarrer son concert, Soulwax se permet une fantaisie inédite en invitant un saxophoniste. Une introduction jazz/électro/expérimentale d’une dizaine de minutes pour faire honneur au Gent Jazz Festival. Puis le groupe déroule une setlist impeccable où se côtoient classiques (« KracK », « Do You Want To Get Into Trouble ? », « Is It Always Binary », « E Talking », « NY Excuse »), remixes signés Soulwax (« Work It » de Marie Davidson, « Too Late Now » de Wet Leg), reprise belge (« Moskow Diskow » de Telex) et nouveaux titres (« Run Free », « Hot Like Sahara », « Idiots In Love », « All Systems Are Lying », « Gimme A Reason »).

D’ailleurs, près de la moitié du show est consacrée au nouveau répertoire. David est très enthousiaste à ce sujet : « Nous avons un public vraiment ouvert à la nouveauté. Il ne connaît pas encore ces morceaux et nous pouvons essayer des choses, faire évoluer ces titres sur scène. C’est quand même super cool ! ».

Intuitifs et spontanés

Intitulé All Systems Are Lying, le nouvel album de Soulwax a ainsi été construit au fil des lives. Les frères Dewaele expliquent le processus : « Nous jouons certains morceaux sur scène depuis deux ans. Ils ont connu beaucoup de versions différentes. Le groupe et le crew ont pu voir les changements au fur et à mesure. Souvent pour le mieux, mais parfois cela n’allait pas. Alors on gardait certaines parties de ces versions pour construire d’autres morceaux. Nous avons le privilège d’avoir des demandes pour jouer live même sans avoir un nouvel album à défendre et cela a été un challenge de faire ce disque. »

Dès que Stephen et David étaient satisfaits de l’évolution d’un titre, ils s’enfermaient ensuite au studio Deewee pour l’enregistrer. « C’est bien que nous ayons fini l’album, car les morceaux existent enfin vraiment aujourd’hui. Ils sont enregistrés dans une version finale », commente Stephen. Même si, évidemment, ces productions peuvent encore prendre de l’ampleur et avoir une autre dimension sur scène.

Soulwax © Nadine Fraczkowski
Soulwax © Nadine Fraczkowski

En même temps que l’expérimentation en live des nouveaux titres, leurs enregistrements se sont étalés sur toute l’année 2024, car beaucoup de projets se sont intercalés dans l’agenda surchargé des frères Dewaele. En particulier l’album et les maxis de Marie Davidson, la dernière pépite de leur label. « Souvent, notre travail, que ce soit pour le cinéma, le théâtre, la mode, produire d’autres artistes ou réaliser des remixes, n’est pas très intuitif. Nous réfléchissons, nous travaillons, nous décidons, explique David. Pour notre propre musique, nous avons cette fois été beaucoup plus intuitifs. Le mot important de cet album, c’est la spontanéité. »

Stephen complète : « Dans le studio, nous composions et tout était là. On ne savait pas que tout ça était en nous, ces musiques, ces paroles. Le morceau “Run Free” est un bon exemple. Nous avons fait ce groove et les mots sont venus immédiatement. Écrire des paroles, cela peut parfois prendre beaucoup de temps. Mais là, non, les mots étaient déjà présents. Nous n’avions plus qu’à les écrire. C’est un processus très honnête, je pense. »

Confrontation technologique

Dans un ping-pong verbal incessant, les deux frères s’écoutent, se respectent et se complètent. Chacun reprend l’idée de l’autre pour l’amener un peu plus loin. « Nous n’avions pas d’idée finale en tête. Construire cet album, ce n’était pas un processus cérébral et rationnel, et c’est cela qui rend beau ce projet, insiste David. Souvent les artistes viennent vers nous pour que l’on trouve les réponses à leurs questions. Mais, avec cet album, nous voulions nous surprendre nous‑mêmes. Pour les paroles, nous nous sommes rendu compte à la fin qu’il y avait plein de choses qui n’étaient pas prévues. Nous n’avions pas décidé avant d’enregistrer des thèmes dont nous voulions parler. »

Malgré des titres de morceaux comme « Run Free », « New Earth Time » ou « Hot Like Sahara », Soulwax n’a pas cherché à réaliser un album engagé. Les frères Dewaele s’expliquent : « Cette grande table où nous faisons l’interview est la table où nous avons des discussions tous les jours. Avec les artistes et les personnes qui travaillent sur le label, les techniciens du studio. Ils nous parlent de leur réalité, de leur vie dans le monde aujourd’hui. Et ce n’est pas toujours facile avec tout ce qu’il se passe sur la planète ! Ici, c’est une safe place, calme, c’est un espace pour parler. C’est donc aussi grâce à eux que nous avons ces perspectives. Les mots sont venus et nous avons développé certains thèmes de nos discussions dans nos chansons, sur la liberté, le réchauffement climatique, etc. Cela peut apparaître comme quelque chose qui n’est pas très joyeux, mais nous n’avons pas eu le choix puisque c’est la vérité. »

Le nouvel album de Soulwax invite ainsi à la réflexion, aussi par son titre, All Systems Are Lying, qui est devenu une phrase slogan que les frères Dewaele utilisent régulièrement. « Au départ, cela vient du studio d’enregistrement, raconte Stephen. Quand il y avait une confrontation technologique entre l’analogique et le numérique, quand il y avait des connexions qui ne fonctionnaient pas, nous avons pris l’habitude de sortir cette phrase : “All systems are lying !” C’était aussi notre réponse quand on nous demandait quand Soulwax allait faire un nouvel album. Une manière de dire : “Laissez-nous tranquilles !” Et puis, cette expression résumait bien tout ce qu’il se passe dans le monde, sur le mensonge, les fake news, sur le manque de croyance des personnes en général. D’ailleurs, quand le public voit Soulwax en live et que s’affiche sur les écrans “All systems are lying”, certaines personnes viennent nous parler après les concerts et chacun comprend ce qu’il veut dans cette phrase. C’est cool, car au départ, cela partait de la difficulté qu’on pouvait avoir, Dave et moi, avec la technologie, et c’est devenu une phrase qui a une signification plus large, presque universelle. Une phrase qui a sa propre vie. »

Plaisir de jouer

Si au moment de se pencher sur leur nouvel album, Stephen et David se sont lancés dans une introspection poussée sur leur processus de création en se basant sur la spontanéité, ils n’ont pas oublié pour autant que leur musique est là pour faire danser. Car la force de Soulwax réside toujours dans cette manière de créer des morceaux aux grooves qui donnent envie de bouger et qui prennent une dimension décuplée en live. Un plaisir de jouer qu’ils retrouvent aussi dans leur duo 2manydjs. « C’est super de jouer de la musique, de s’amuser et de voir le public réagir », se réjouit David. « Nous adorons être DJ, c’est beaucoup plus direct, rajoute Stephen. Les deux projets, Soulwax et 2manydjs, ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. Soulwax fait des remixes que 2manydjs va jouer et les lives de Soulwax sont construits comme un DJ-set. Nous défendons toujours cette idée que tu peux jouer avec un groupe live tout en faisant danser le public ! »


Soulwax – All Systems Are Lying

(Deewee/Because)

Quelques accords plaqués frénétiquement sur un piano ouvrent ce nouvel album de Soulwax. « Pills And People Gone » se développe ensuite avec des voix et des effets électroniques, lui donnant une profondeur pop futuriste. Ce titre d’introduction permet de se rappeler que le gang belge n’avait pas publié d’album depuis From Deewee (2017) et Essential(2018).

Puis les frères Dewaele retrouvent leur capacité à écrire des chansons qui marient à merveille phrasés électroniques, paroles scandées et rythmes trépidants, comme sur « Run Free », « New Earth Time », « Polaris », « Idiots In Love » ou « Hot Like Sahara ».

Les cinq autres musiciens du groupe live sont tous invités par le duo au gré des titres, pour renforcer leur densité. Parfois Soulwax s’échappe de l’électro-rock pour explorer une vibration plus mélancolique, avec des lignes de piano (« Gimme Me A Reason », « Distant Symphony ») ou un chant pop, plus apaisé (« Constant Happiness Machine »). Le groupe sait aussi signer des morceaux plus expérimentaux, aux rythmes ou aux sonorités obliques (« Meanwhile On The Continent », « All Systems Are Lying »).

Une fois l’enregistrement terminé, David et Stephen Dewaele se sont rendu compte qu’ils avaient réalisé « un album de rock sans guitares électriques ». Un exploit confirmant que l’approche du rock par Soulwax est pleine de groove, de tensions, d’évasions synthétiques et de lâcher-prise. (OP)

Par Olivier Pernot