Elles n’ont pas attendu qu’on leur donne la parole : elles l’ont prise, micro à la main et cœur grand ouvert. Yoa, Miki, Solann et Iliona chantent ce que l’on tait, balancent ce qu’elles vivent, et imposent leur vérité là où tout sonnait faux. ENTRETIEN.

Interview par Angèle Chatelier et Patrice Bardot


Elles ont chacune entre 24 et 26 ans. Plus que les voix d’une génération, elles se veulent avant tout les témoins de leurs vies intimes, qui peuvent parler à beaucoup. Si leurs styles sont différents, elles sont toutes imprégnées des sons de leur époque, où l’on passe en un clin d’œil du rap à la chanson française ou à la musique électronique. Si elles remplissent des salles de plus en plus grandes, elles ne le doivent qu’à leur seul talent et à l’aura certaine que dégagent ces fortes personnalités. À l’heure où la parole des artistes est de plus en plus encadrée pour être calibrée, sans que plus rien ne dépasse, Yoa, Miki, Solann et Iliona se livrent sans retenue sur les joies mais aussi les peines de leur métier-passion, qui leur dévore parfois un peu trop l’âme.

Interview issue du Tsugi Mag n°182 : ‘Miki, Iliona, Solann, Yoa : engagées‘ 🗞️

Un dialogue entre amies, à bâtons rompus, dans lequel nous nous sommes parfois effacés pour laisser couler librement le flot des mots. Force, fragilité et sororité sont les maîtres-mots d’une rencontre dont on a la prétention d’affirmer qu’elle a été unique, tant sur le fond que sur la forme. Mais on vous laisse apprécier.


  • Qu’est-ce que vous réunit toutes les quatre ?

Solann : Déjà, on aime le travail de chacune. Et on s’entraide beaucoup. On en est à peu près au même stade : tout arrive très vite pour nous quatre.

Miki : Entre nous, c’est incontestable qu’il existe aussi une véritable émulation liée à une certaine forme de féminisme. Dans notre attitude, dans nos paroles, dans notre manière de nous montrer dans nos clips…

Solann : Et dans notre envie de ne passer que par nous-mêmes pour raconter des histoires !

Miki : Même au-delà de la musique, on souhaite que les autres aillent bien. On se parle de nos inquiétudes, des raisons pour lesquelles on souffre dans notre métier… Et le fait de pouvoir en discuter, ça fait redescendre la pression. Il y a un côté : « Je ressens ça moi aussi ! »

Yoa : Avec Iliona, nous sommes amies depuis plusieurs années, donc on se suit dans le processus de création de nos albums et on s’est beaucoup soutenues.

Iliona : Oui, je suis plutôt timide mais c’est vrai que je t’ai fait écouter mon album avant qu’il sorte. Je dirais aussi que, musicalement, j’ai toujours envie

de vous surprendre. D’autant plus que je sais que c’est vous qui êtes les plus aptes à comprendre ce que je traverse. C’est rassurant et excitant à la fois.

  • On pouvait avoir tendance avec les précédentes générations d’artistes à comparer, voire opposer les femmes entre elles. Aujourd’hui, vous diriez que vous êtes plus amies que concurrentes ?

Solann : Bien sûr. Mais je pense qu’avant, ce n’étaient pas les chanteuses entre elles qui ne se soutenaient pas, mais plutôt l’entourage et la société qui les poussaient à cette comparaison.

Yoa : Aujourd’hui, toutes ensemble, on peut se conseiller sur les partenaires, les pros avec qui travailler ou pas. On se soutient aussi en communiquant entre nous sur des personnes qui ne nous semblent pas « safe ». C’est ce qui me semble différent des précédentes générations. On essaye activement de se protéger, ensemble. C’est rassurant.

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Miki © Jean de Blignières pour Tsugi
  • Est-ce que ce sont également des références musicales communes qui vous rassemblent ?

Yoa : Pas sûr… Pourtant, je suis toujours partie du principe que oui, mais plus on se croise, plus je me dis que non. (rires) On vit des trajectoires différentes. Moi j’écoute beaucoup d’artistes français.

Iliona : Et moi, c’est l’inverse. J’en ai beaucoup écouté c’est vrai, mais aujourd’hui plus du tout.

Miki : De mon côté, pas tant que ça. S’il y a des cultures musicales qui m’influencent beaucoup, elles sont japonaise, américaine et anglaise.
Je me rends compte que je manque de culture musicale française.

Solann : J’ai des références très précises. On a pu me dire parfois : « Quoi, tu n’as pas écouté cet artiste majeur des années 1980 ? » Eh bien, non. Il y a tellement d’artistes et de références aujourd’hui, c’est normal de ne pas connaître tout le monde. Ce serait mieux que l’on soit jugées pour la musique que l’on fait et pas pour celle que l’on ne connaît pas.

« On se parle de nos inquiétudes, des raisons pour lesquelles on souffre dans notre métier… Et le fait de pouvoir en discuter, ça fait redescendre la pression » Miki

  • Pourtant, chanter en français était une évidence pour vous ?

Solann : J’ai commencé à chanter en anglais parce que je me disais que la chanson française, c’était niais. Puis, j’ai réfléchi : « C’est niais si tu ne sais pas écrire, donc bouges ton cul. » (rires) Maintenant, c’est plus simple.

Yoa : Pareil pour moi, parce que l’anglais n’est pas ma langue maternelle. Mais j’ai dit pendant longtemps que mes modèles étaient anglophones car j’ai l’impression qu’à part la « grande » chanson française, je n’ai pas eu de modèle de « pop » en France.

Miki : Et puis je trouve qu’en France, on ressent davantage la peur de sortir d’un certain cadre, on est plus timides, bien plus jugées aussi.

  • Pour autant vous ne venez pas forcément d’ici…

Miki : Non, Iliona est belge, Yoa est franco-suisse, moi je viens du Luxembourg, toi, Solann, tu as des origines arméniennes et tu as commencé avec l’anglais… Nous ne sortons pas d’un cocon parisien. On arrive avec une naïveté qui nous permet de faire des choses. C’est peut-être ça aussi qui fait notre force.

Yoa : C’est vrai qu’en France, on a du mal à regarder au-delà de nos frontières. Et je trouve ça dommage, surtout dans la pop, car c’est justement un genre qui pousse à l’inventivité, à la recherche permanente. Pour moi, toute la musique c’est de la pop, et tout le reste ce sont des niches de la pop. Je pense que c’est aussi parce que malheureusement, en France, l’industrie est moins ouverte sur l’émergence. Ici, il y a une cinquantaine de gros artistes qui font vivre tous les autres.

  • Considérez-vous ces artistes-là comme des modèles ?

Iliona : En fait, chaque nouvel artiste qui réussit, surtout quand c’est une femme, ouvre et enfonce encore plus de portes pour nous. À chaque fois, c’est un exemple. Les artistes qui osent autre chose sont tous et toutes des modèles. Ça veut dire que l’on peut y arriver aussi.

Miki : Ces gros noms comme Angèle, Clara Luciani ou Zaho de Sagazan ont toutes eu un impact sur notre génération. Angèle, particulièrement… Elle a créé une pop francophone qui n’existait pas avant. Je trouve qu’elle a un sens de la mélodie qui est plus anglo-saxon, dans sa manière d’utiliser des « ad libs », par exemple.

  • Et c’est une artiste de son époque, qui parle de son époque… Vous écrivez pour être entendues par votre génération vous aussi ?

Miki : Personnellement, je n’ai pas du tout l’impression d’en faire partie. Quand j’écoute d’autres artistes, je me dis que ça doit être dur d’être une voix
de sa génération. Je n’y pense pas en écrivant mes textes, je me dis : « Tant pis si ça va être chelou. » Car je le suis aussi, sans le vouloir.

Iliona : Moi c’est un peu pareil. Plus j’écris pour moi en me disant « foutu pour foutu, ça ne voudra rien dire pour les autres », plus je me rends compte que les gens comprennent. C’est par eux que je me sens le plus connectée à ma génération.

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Solann © Jean de Blignières pour Tsugi
  • Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier aujourd’hui ?

Solann : Avant, j’étais comédienne, c’était difficile de vivre de ce métier. Aujourd’hui c’est le cas en tant que chanteuse et ça me rend tellement plus sereine de voir que ça fonctionne. Ça me libère.

Yoa : En faisant de la musique, j’ai découvert une partie de moi que je ne connaissais pas, la Yoa « entrepreneuse ». Ça me plaît d’avoir découvert que j’étais capable de gérer une société.

Iliona : Ce que je préfère, c’est être chez moi toute seule en train de composer. Pourtant, depuis cinq ans que c’est mon métier, il y a des périodes où
j’ai l’impression que je vais perdre cette capacité. Mais non, en fait, ça reste et ça fait partie de moi. Même si demain tout s’arrête, ce rapport que j’ai entre « moi et moi », je ne le perdrai jamais. C’est mon pilier.

Miki : De mon côté, c’est le partage d’un amour pour certains aspects de la musique. Je rencontre des personnes tellement passionnées. Des gros geeks de certains synthétiseurs, de manières de produire, de plug-in… On se montre tous des choses. C’est comme des poupées russes que l’on développe à l’infini. C’est précieux ces passions que l’on peut partager avec d’autres.

  • Et a contrario, ce qui vous plaît le moins ?

Solann : Moi c’est le côté « usine ». Je vois à quel point ça use et ça déshumanise. Pourtant, je suis privilégiée. J’ai signé dans un label où l’on prend soin de moi, mais de temps en temps on se sent comme un produit. C’est parfois décourageant, surtout pour moi en ce moment, car je suis en grosse panne d’inspiration : ces derniers mois on a fait que foncer, sans temps libre. Alors que j’ai besoin justement de cet espace pour être créative.

Yoa : Je suis d’accord avec toi. Il y a aussi le rapport aux réseaux sociaux qui est difficile. C’est bateau mais c’est vrai. J’ai eu de la chance, je n’ai jamais vécu de vagues de cyberharcèlement. Je ne peux pas me figurer ce que ça fait, mais c’est terrifiant et tellement banalisé. Par exemple, Chappell Roan se fait traiter de diva parce qu’elle dit qu’elle ne veut pas que les gens la suivent dans la rue. C’est la norme : les artistes ont le droit de se faire insulter. La pression qu’il y a sur les réseaux sociaux est constante, que tu sois signée en label ou pas, car tu es obligée d’être aussi influenceuse pour vendre, enfin au moins de jouer ce jeu-là. Aujourd’hui, j’ai trouvé comment communiquer avec les gens et, heureusement, mon équipe ne me force pas à « surposter ».

« Parfois, j’ai envie de rappeler que ce que je sais faire à la base, c’est écrire et faire de la musique. Gérer autant de monde sur les réseaux sociaux, ça peut être positif mais c’est chronophage » Solann

Solann : Savoir que l’on ne peut pas se détacher de cet aspect-là, c’est difficile. Parfois, j’ai envie de rappeler que ce que je sais faire à la base, c’est écrire et faire de la musique. Gérer autant de monde sur les réseaux sociaux, ça peut être positif mais c’est chronophage. Ça arrive que des gens disent que je suis là grâce à eux, que je dois les respecter, etc. Ils prennent comme un manque de respect le fait que je partage des choses avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. J’ai du mal à me dire que c’est une partie intégrante de mon travail de devoir me vendre constamment. Je parlais d’être un produit : sur les réseaux sociaux, c’est le cas. Trouver la bonne description, la bonne question pour avoir des commentaires… Ce calcul-là me fatigue.

Miki : Je n’ai plus Instagram ou TikTok sur mon téléphone. Si je vais sur ces réseaux, c’est depuis mon ordinateur pour répondre à des messages. Ça me déprime sinon. J’ai tellement tendance à voir les choses négativement et à mal me parler, que je me dis que tous les commentaires positifs sont des mythos et je ne vois que les négatifs.

Solann : Toi, tu as bien douillé en plus… (Miki a vécu une vague de cyberharcèlement, accusée d’être « fabriquée » par son label, ndr)

Miki : C’est pour ça que j’essaye de ne pas aller sur les réseaux sociaux. Quelquefois je tombe sur un commentaire sans faire exprès, et même si je dis que je m’en fous, en réalité, ce n’est pas le cas.

Yoa : C’est impossible de ne pas se sentir mal quand on te dit par message que tu es une merde, même si tu es la personne la plus blindée de l’univers.

  • Comment s’échapper des réseaux sociaux ?

Solann : Il faut un certain niveau de notoriété, je pense. Tamino, par exemple, poste très peu. On ne lui demande pas de faire plus. Bon, c’est un homme, aussi.

Yoa : C’est certain que vous (en désignant Miki et Solann, ndr), vous vous faites dézinguer parce que vous êtes belles et talentueuses. C’est aussi misogyne que ça.
Solann : C’est vrai. Quand je vois les commentaires que je me prends… C’est toujours basé sur mon genre. Ça va du cliché de la féministe hystérique à « espèce d’intello, la pute ». (rires)

Miki : Ce que je trouve « drôle » aussi, ce sont les commentaires sur l’âge. J’ai fait l’erreur d’aller sur TikTok un jour, juste sur mon feed, j’ai vu des commentaires
sur une vidéo d’un de mes concerts qui me critiquaient en disant que j’étais vieille,
que j’approchais la trentaine… J’ai 26 ans, je n’ai pas le droit de faire de la musique et de m’habiller comme je veux ?

Solann : On ne dira jamais cela d’un mec.

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Yoa © Jean de Blignières pour Tsugi
  • Justement, pensez‐vous être victimes de misogynie ?

Iliona : La misogynie reste un énorme problème dans cette industrie. Par exemple, le côté business est très compliqué à gérer. Personne ne nous explique rien, car nous sommes des femmes. On doit faire nos armes toutes seules. Je me souviens d’avoir appelé sans arrêt mon avocat pour comprendre. Ça occupe énormément de temps dans mes journées. Pendant deux ans, je me suis battue pour avoir un contrat qui me plaise, où je me fais respecter, mais même aujourd’hui, on me parle souvent comme si j’avais 8 ans et que j’étais la plus grande des connes. Et quand j’arrive en studio, j’ai toujours cette réflexion : « Ah, mais tu sais faire du piano ? »

Solann : Le business aime bien vendre cette image de la parité, montrer que les choses évoluent. C’est comme dans les agences de mannequins où il y a des quotas pour les minorités, comme ça elles peuvent dire qu’elles sont hyper inclusives. Alors qu’en fait, elles ne font bosser que deux mannequins de couleur et c’est tout. Les labels aiment bien mettre en avant des actions pour la diversité, genre on soutient les artistes femmes.

Sur ce sujet, il y a aussi quelque chose qui me tend. Dans mes chansons, j’ai besoin de m’exprimer sur ce qui me fait du mal. Les mots me viennent parce que je suis une femme qui parle d’agressions, par exemple. Or cette industrie profondément misogyne se fait de la thune avec ces histoires. Moi je n’ai pas voulu qu’une des chansons de l’album qui parle clairement d’une agression soit un single. Je ne ferai pas ma pub là-dessus. Je ne veux pas faire de l’argent parce que ça fait pleurer dans les chaumières.

« J’ai conscience que c’est un privilège de gagner ma vie en exerçant ma passion. C’est rare. Mais ce métier est aussi particulièrement éreintant » Yoa

  • Aujourd’hui, les algorithmes qui régissent les réseaux et les datas des plateformes de streaming ont pris de plus en plus d’importance dans votre métier. Cela vous intéresse-t-il ?

Miki : À vrai dire, ça ne se contrôle pas. Le single a été mis en avant par l’algorithme. Sans ça, je ne serais pas là aujourd’hui. Même avec toute la haine que j’ai reçue sur les réseaux, je suis contente que ça existe.

Yoa : En réalité, l’algorithme peut ne pas effrayer, au contraire, je crois qu’il donne espoir en une espèce de « méritocratie ». En France, Théodora, typiquement, n’aurait jamais marché sans TikTok et c’est peut-être con, mais je me dis que le peuple a parlé. L’algorithme à la fois obsède et effraie les labels parce qu’il traduit une certaine réalité que l’on ne maîtrise pas. Je n’ai pas envie de faire des TikTok, mais je suis accroc à ce réseau, où je trouve que la musique de qualité gagne toujours. C’est là que j’ai découvert des putain d’artistes et des vieilles chansons que je ne connaissais pas. Après, effectivement, c’est plutôt l’utilisation des datas par les labels qui est absolument désastreuse. Ils signent des gens qui ont commencé sur TikTok et qui ont beaucoup d’abonnés, mais souvent ils déchantent vite, car cela ne se retranscrit pas en termes de streams. C’est juste que leurs nouvelles chansons ne correspondent plus aux raisons pour lesquelles des personnes les suivaient au départ.

Miki : C’est un piège d’avoir un succès immédiat avec un son grâce à TikTok alors que ton style n’est même pas affirmé, que tu te cherches encore dans l’écriture et que tu ne t’es pas rodée en concert. Les artistes eux-mêmes doivent savoir quand poster et être prêts à assumer si jamais ça ne marche pas.

Solann : Ça demande quand même d’avoir beaucoup de recul. Surtout quand des gens te poussent en te promettant que tu vas réussir en faisant le métier de tes rêves.

  • Avez-vous l’impression que l’on vous en demande toujours plus dans votre métier ?

Solann : Te pousser à faire mieux, c’est logique. Mais on le ferait naturellement parce qu’on aime notre métier, être sur scène. C’est vrai que, parfois, je sens que des gens seraient très contents si je n’arrêtais pas de produire en continu des chansons…

Iliona : Si nous sommes à cette place, c’est parce que nous avons des cerveaux créatifs. Mais les équipes au sein des labels n’osent pas toujours changer de stratégie. Moi j’impose beaucoup à mes équipes en faisant l’inverse de ce que l’on me demande. Du coup c’est une bataille entre eux et moi. Mais souvent, au final, elles ont l’honnêteté de me dire que j’avais raison.

Miki : Franchement, chapeau Iliona d’arriver à imposer cela. Parfois, je n’ai plus l’énergie de me battre contre une équipe de quinze personnes qui n’est pas d’accord avec moi. C’est l’un des aspects les plus difficiles de ce métier : convaincre les autres de suivre ton instinct.

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Iliona © Jean de Blignières pour Tsugi
  • Finalement, il n’y a que sur scène où vous pouvez vraiment montrer qui vous êtes ?

Solann : D’une manière générale, on ne m’a pas imposé grand-chose mais, quand j’arrive sur scène, c’est moi qui ai le micro et qui parle au public. J’ai entièrement le contrôle, pas en mode dictateur, mais je suis juste à ma place.

Yoa : Quand on monte sur scène, ça remet l’église au centre du village comme on dit. En face de nous, ce sont de vraies personnes, venues toutes pour les bonnes raisons, pas dix mille anonymes qui ont liké mon post. Ça me recentre. C’est vraiment l’un des deux moments, avec celui où je suis seule dans mon lit à écrire, où je me dis que c’est pour ça que je fais ce métier et que le reste, eh bien, ça fait chier.

  • La création vous met dans quel état mental ?

Yoa : Ça donne confiance en soi. Je me dis que je suis exactement là où je dois être.

Miki : Parfois, c’est comme s’impressionner soi-même. Quand tu te dis : « Putain, c’est moi qui ai fait ça ? » (rires)

Solann : Oui, tu as envie de te faire un « high five », genre : « Ah, celle-là, elle est bien ! » (rires)

Iliona : Ce sentiment est très addictif. C’est une drogue. Les jours où il n’y a pas cette étincelle, tu as l’impression d’avoir perdu ton super pouvoir. Et c’est très dur.

Solann : J’éprouve un peu cette sensation à chaque fois que je termine une chanson. Je me dis que je n’ai plus rien à raconter. Et puis, en ce moment, comme j’ai vraiment une grosse panne d’inspiration, je commence à penser qu’il va me falloir de l’aide.

Yoa : C’est normal que tu ne sois pas inspirée avec la vie que tu as eue depuis le début de l’année.

Solann : C’est vrai, mais je panique un peu parce que l’écriture, c’est ce qui me fait énormément de bien. Je sais que je suis faite pour ça. Comme je n’y arrive plus, je ne comprends pas trop…

Miki : Il ne faut pas que tu t’en veuilles. J’ai vu l’une de tes stories où l’on te voit coudre où tu dis : « Si je ne reviens pas avec des chansons après cette résidence, j’arrête. » Mais non, tant pis si tu ne ressors avec rien, ça finira toujours par s’ouvrir. Il ne faut pas réfléchir au résultat mais juste kiffer le processus créatif.

Iliona : En commençant mon album, j’étais également complètement bloquée et tout a recommencé à rouler au moment où je me suis dit : « Je n’y arriverai plus jamais. Tant pis, je vais juste faire de la musique pour moi. » À partir de là j’y suis allée petit à petit, j’écrivais deux mots, les uns après les autres, quand j’en rajoutais deux supplémentaires, j’étais fière de moi, j’avais passé une bonne soirée ! (rires) Alors qu’au début, je m’étais mis la pression : « Tu vas écrire un tube. »

Solann : La prochaine fois que quelqu’un me dira «il nous faut un tube», je le tue ! (rires)

Miki : C’est une attente qu’ils ont forcément.

Yoa : Ce n’est pas toujours exprimé comme cela, mais c’est latent…

Solann : « Tu ne veux pas refaire un truc un petit peu comme “Rome” ? » (rires)

Miki : « Il manque un truc un peu joyeux, un peu uptempo. »

Solann : Ah ouais, « uptempo, solaire ». C’est ce que l’on me demandait à mes débuts, mais maintenant, mon équipe a compris que je parle de mes névroses. (rires)

Yoa : C’est comme s’ils ne nous connaissaient pas. Mais il fallait signer d’autres artistes !

Miki : Ça me fait tellement de bien de vous entendre dire ça ! C’est ma bataille depuis deux mois quand on me propose : « Allez, on fait un truc un peu groovy banger ! » Mais moi, je suis une fuckin’ franco-coréenne et j’écoute de la musique électronique pointue ! (rires)

  • Vous lancez-vous des défis ? Avez-vous des ambitions ultimes ?

Solann : Je sors d’une super tournée de vingt-quatre dates et j’ai réalisé la chance que j’avais. Mais j’ai aussi terminé épuisée et je ne comprenais plus ce qu’il m’arrivait. Mon défi est vraiment d’arriver à gérer ce métier et cette vie que je ne veux pas lâcher, en étant moins dépendante de mes réactions.

Yoa : Pendant un moment, je me disais que le but de l’aventure serait de faire Coachella. Mais politiquement, c’est beaucoup trop problématique aujourd’hui. Je sais que si je me lance des défis du genre « j’écris une chanson par jour pendant un mois » ou « je vais faire un tube », le résultat sera plutôt horrible ! (rires)

« La misogynie reste un énorme problème dans cette industrie » Iliona

  • Le succès a-t-il entraîné des changements dans votre entourage ?

Miki : Les parents et les amis des parents sont beaucoup plus sympas. (rires)

Solann : J’ai perdu beaucoup de potes. Ils m’en voulaient de ne plus être aussi présente. Un silence de ma part et c’était :
« Elle a pris la grosse tête. » Mes parents, eux, ont été rassurés. Les deux sont intermittents. Quand je leur ai dit que je voulais faire un métier artistique, ils ont tout de suite vu la galère. Mon père sait ce que c’est de monter une pièce de théâtre où tu mets tout ton cœur et de se retrouver à jouer devant quatre personnes. Il ne souhaitait pas que ça m’arrive. Du coup, mes parents sont contents et mes amis pas du tout. (rires)

Iliona : Je n’ai pas l’impression d’avoir du succès, je ne suis pas assez connue. (rires) Mais c’est vrai que tes proches fantasment sur la vie que tu mènes. C’est pour ça que j’ai emmené ma meilleure amie sur une journée promo. À la fin, elle était épuisée, elle voulait faire une sieste, et elle m’a demandé : « Mais comment tu fais ? » (rires) Si l’on ne vit pas ce métier à nos côtés, c’est compliqué de comprendre que c’est aussi un vrai travail.

  • Aujourd’hui, avez-vous l’impression d’être à l’endroit où vous deviez être ?

Yoa : Franchement, moi oui. C’est un peu comme ce que disait Iliona tout à l’heure. Je sais que, même si un jour ça ne marche plus, je ne vais jamais m’arrêter d’écrire des chansons, tant pis si je ne fais plus de concerts. J’ai conscience que c’est un privilège de gagner ma vie en exerçant ma passion. C’est rare. Mais ce métier est aussi particulièrement éreintant. Il y a tellement de strates que les gens ne voient pas. Je ne sais pas si je peux me souhaiter de faire
cela toute ma vie, tellement c’est fatigant. Et encore, je n’ai pas la notoriété de Zaho de Sagazan, je me demande comment c’est possible d’enchaîner autant de concerts…

Solann : Honnêtement je ne pensais pas que j’allais dépasser 20 ans, donc je suis agréablement surprise d’être là où je suis. Je ne faisais pas de plans sur la comète. C’est une énorme chance que j’ai. Aujourd’hui on m’écoute, donc je suis fière !

Iliona : J’ai toujours du mal à me projeter sur le long terme. Alors je vais dire que je suis bien dans ces six derniers mois et que j’ai hâte des six à venir (rires)

Miki : Depuis que je suis petite, j’ai toujours tout planifié dans des carnets : à 20 ans, j’aurai deux bergers australiens, j’habiterai dans une maison que j’aurai dessinée. J’ai toujours eu de grandes ambitions. Au début, c’était plutôt dans
le cinéma, réaliser des films, écrire des scénarios… Même si la musique a toujours été ma passion, c’était un peu mon jardin secret. Aujourd’hui tout a changé et je fais ça à plein temps. Rien ne se passe donc comme j’avais prévu, mais c’est encore mieux.


Interview par Angèle Chatelier et Patrice Bardot

Illustration pour Sans titre (1320 x 660 px) (5)
© Jean de Blignières pour Tsugi