Shigeto : retour à Detroit
En attendant sa date du 05 avril au Badaboum, nous publions notre article sur Shigeto extrait du Tsugi 106 disponible à la commande ici.
Tous les lundis, le même rituel. Sur Michigan Avenue, à l’ouest du centre-ville de Détroit, une ribambelle de sons se percute à l’intérieur d’un des plus célèbres bars de la ville, le Motor City Wine. Disco, jazz, techno, ambient… de l’ouverture du lieu jusqu’à sa fermeture à deux heures du matin, tout y passe. Le responsable de ces collusions sonores ? Shigeto, son frère et ses amis. « Je crois que j’ai dû faire deux DJ-sets en dehors de Detroit depuis un an« , constate le musicien signé chez Ghostly International, de passage à New York lors de notre entretien. « Alors qu’à Détroit je passe des disques en ville au moins une fois par semaine !« , rit-il. A voir son sourire constant, Zachary Saginaw semble bien mieux dans ses bottes que par le passé, lui qui sortait son dernier album No Better Time Than Now (2013) peu après une rupture douloureuse. Un changement d’humeur que l’on pourrait attribuer à un déménagement. Et qu’il résume très bien d’ailleurs : « M’installer à Détroit m’a permis de découvrir une nouvelle façon de vivre, dans laquelle je suis heureux et où je me fous un peu de ce qu’on peut penser de ma musique. » Voilà qui est dit.
CULTURE DU DJ-SET
Retour en 2013, dans un petit appartement du quartier de Brooklyn à New York. Malgré le succès de ses trois albums chez Ghostly International et des dates aux quatre coins du monde, Shigeto ne se sent plus à sa place au milieu des grandes tours new-yorkaises. “C’était le moment de grandir pour moi, dans ma musique, mais aussi dans ma vie. En fait, j’étais arrivé à un moment de ma carrière où j’avais l’impression qu’il fallait que je construise quelque chose sur le long terme plutôt que de juste payer un loyer dans une grande ville.” Dans sa tête, une seule destination : Detroit. La ville qui l’a vu grandir, lui le natif d’Ann Arbor dans le Michigan, et dont la scène musicale et DIY bouillonne dans ses friches industrielles depuis de nombreuses années. “J’ai passé ma jeunesse à être influencé par la musique du Michigan, que ce soit en jazz ou en électro, et j’avais tous mes amis et ma famille là-bas. Ça me paraissait logique que j’y retourne pour bâtir quelque chose.”
Mais bâtir quoi exactement ? En arrivant en ville, lui-même n’en a pas la moindre idée. “Le seul but était d’avoir de l’espace et de bouger dans un endroit que j’aime. Être en dehors des grandes villes comme New York, Los Angeles ou San Francisco te donne une sorte de solitude très inspirante. Surtout à Detroit, avec ses grandes avenues parfois vides : je peux rentrer chez moi, fermer ma porte, et être dans un silence total au calme.” Ses cartons déballés, Shigeto se met à régulièrement poser sa patte sur les platines des bars et des clubs de la Motor City. Une étape importante dans son parcours : “Detroit est une ville qui a vrai- ment une culture du DJ-set, tout le monde passe des disques. Je me suis retrouvé dans ce monde et je me suis remis à écouter énormément de musique.” Au point même de lancer Monday Is The New Monday, sa résidence hebdomadaire au Motor City Wine, qui a inspiré le nom de son nouvel album The New Monday. “Tous les lundis, je passe des disques en ville avec mes amis de longue date, mon frère, et on joue tout ce qui nous passe par la tête, de l’ambient, du jazz, de la house de la techno… Cette soirée hebdomadaire est le catalyseur de tout ce que je vis maintenant, elle est devenue une représentation physique de la place que j’ai trouvée dans ma communauté en ville.” Comme un poisson dans l’eau.
À DEUX, C’EST MIEUX
Comme tout bon Américain qui se respecte, Shigeto démarre sa journée dans un coffee-shop. Et chaque matin, il y croise Nate. La quarantaine, les traits déjà tirés, l’homme déclame de grandes tirades sur le monde. “Il travaillait dans les usines automobiles, est devenu sobre, a fait des enfants… C’est le type que tu remarques direct, il est très théâtral, avec un vrai vécu derrière, et on a eu énormément de longues conversations. Un matin, pour blaguer, il m’a dit qu’il voulait faire de la musique avec moi. Je l’ai pris au mot.” En ressortira “Wit Da Cup”, un morceau de techno acide au BPM nerveux sur lequel Shigeto superpose un enregistrement audio de Nate en train de philosopher sur les gens et la sincérité des relations. Une histoire pas si anodine, quand on sait que Shigeto s’est largement ouvert aux autres ces dernières années. La pochette de The New Monday le présente ainsi en compagnie de ses amis et de sa famille pour symboliser l’importance de l’entourage et de la communauté. “Être un artiste solo est quelque chose de très égoïste, presque narcissique. Tu es sur Internet à mettre en avant ce que tu fais, ce que tu vas faire. ‘Moi moi moi, regardez ce que je fais.’ J’ai eu un peu une crise existentielle par rapport à cela”, rit-il.
Et à force de se frotter à la scène musicale de Detroit, Shigeto a ouvert les portes de son studio à des invités, une première dans sa discographie. On croise ainsi sur The New Monday le saxophone de Marcus Elliott, un musicien de jazz en ville, ainsi que ZelooperZ, rappeur du coin avec qui il a enregistré le récent album A Piece Of The Geto sous le nom de ZGETO, un disque entre rap brumeux et boucles électroniques. “Son plus gros objectif en ce moment c’est de soutenir les talents qu’il y a en ville« , affirme le jeune rappeur proche de Danny Brown. « Detroit n’est pas une ville facile, il y a beaucoup de jalousie et de concurrence, notamment chez les rappeurs.” Il ironise dans un éclat de rire: “Rencontrer un artiste qui voulait juste m’aider comme Shigeto, j’ai trouvé ça bizarre au premier abord !”
PARTI POUR RESTER
Autrefois salué pour ses productions soyeuses entre jazz et électronique, Shigeto livre sur The New Monday une musique bien plus éclectique et décomplexée que par le passé. Son changement d’état d’esprit y est pour beaucoup: “Pendant longtemps, je réféchissais énormément à ce que devait être la musique de Shigeto. Je me disais qu’il fallait que je donne aux gens ce qu’ils attendent, des beats expérimentaux avec des sonorités ambient, bla bla bla… Bouger à Detroit m’a fait prendre beaucoup de recul là-dessus.” Son dernier disque passe ainsi du rap en compagnie de ZelooperZ à des ballades jazz, tout en faisant de nombreux clins d’œil à la techno de Detroit. De quoi hérisser le poil des puristes, sans que cela l’effraie. “Depuis toujours j’écoute du rap ou de la techno et je l’ai réalisé en faisant mes sélections pour ma résidence au Motor City Wine. J’ai alors eu envie de l’intégrer à ma musique, et c’est en ça que ces DJ-sets à Detroit ont été importants pour moi.”
Dans une ville musicalement riche, mais en pleine reconstruction comme Detroit, l’investissement global de Shigeto est en tout cas éminemment bien vu. “Zach a déjà une carrière dans le monde de la musique, il est connu, et il retourne à Detroit pour collaborer avec des gens du coin, constate ZelooperZ. Il fait partie de ces gens qui ont réussi dans cette ville, mais qui lui donnent en retour. Forcément on apprécie tous.” Car en plus de ses collaborations et de ses performances en ville, Shigeto et son frère Ben travaillent depuis plusieurs mois sur un projet de longue date: le Portage Garage. À quelques kilomètres du centre- ville, dans la ville périphérique de Hamtramck, cet ancien garage automobile acheté par les deux frères accueillera dans quelques semaines un studio d’enregistrement, une galerie d’art, et un label lancé en mai dernier, Portage Garage Sounds, pour promouvoir les artistes du coin. Shigeto explique: “Si tu vas au bâtiment d’Underground Resistance en centre-ville, tu rencontreras des gens qui vivent là-bas, des artistes du coin qui se font prêter des studios, c’est vraiment quelque chose qui m’inspire. Moodymann parle souvent de la mission qu’ont les artistes vis-à-vis de leur communauté, qu’il faut rendre à la ville ce qu’elle nous a donné, et j’ai vraiment envie de m’inscrire dans cette démarche.” La preuve qu’une ville change un homme.
Shigeto sera en concert à Paris le 05 avril au Badaboum.
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