Extrait du numéro 94 de Tsugi (juillet-août)

Samplers, punk et ecstasy
 À l’occasion de la compilation de remixes Enjoy This Trip, retour avec Mark Moore, tĂȘte pensante de S’Express, sur la vraie recette de l’acid-house anglaise.

1987-1988. Alors que l’Angleterre s’extirpe Ă  peine de la tornade punk et de ses rejetons cold-wave/new wave, trois disques vont changer complĂštement la face du clubbing anglais, mais aussi de toute la pop Ă  venir. “Pump Up The Volume” de M/A/R/R/S, “Rok Da House” des Beatmasters feat. Cookie Crew et surtout “Theme From S’Express” de S’Express deviennent les hymnes du mouvement acid house, plus grosse rĂ©volution de la jeunesse anglaise depuis les annĂ©es 60, avec les mods et le rock’n’roll. DerriĂšre S’Express, se cache Mark Moore, un jeune Londonien qui a traĂźnĂ© adolescent sa dĂ©gaine sur la scĂšne punk. “J’étais fascinĂ© par le punk que mon grand frĂšre me faisait Ă©couter, se souvient Mark, le ‘God Save The Queen’ avec ses ‘No future, no future’ me parlait totalement, comme un mantra qui me susurrait Ă  l’oreille : ‘Si tu ne fais rien de ta vie, alors il n’y aura pas de futur.’” Mark traĂźne dans les squats punk de Kings Road, rĂŽde autour de Seditionaries, la boutique de fringues de Malcom McLaren et Vivienne Westwood, s’invite chez Sid Vicious et sa petite amie Nancy Spungen, les trouve un peu fatiguĂ©s alors qu’ils sont complĂštement dĂ©foncĂ©s Ă  l’hĂ©roĂŻne, en repart avec un jean qui a appartenu Ă  Sid (il le possĂšde toujours), mais surtout dĂ©couvre la nuit londonienne. “Le premier club oĂč on m’a traĂźnĂ©, au dĂ©but des 80, c’était le trĂšs Ă©litiste Blitz qu’avait lancĂ© Steve Strange (leader du groupe Visage, et fer-de-lance du mouvement nĂ©o-romantique, ndr). On y croisait tout un tas de stylistes, d’étudiants en arts, des gens comme Boy George, Princess Julia, Stephen Jones, John Galliano. Ils Ă©taient fascinĂ©s par Bowie, sa maniĂšre de s’habiller et l’androgynie.” Mark s’essaie au deejaying, devient l’assistant du DJ Colin Faver, puis se retrouve Ă  jouer au Mud, club ultra select oĂč il commence Ă  peaufiner son style. Un grand mix qu’il affinera quelques annĂ©es plus tard, en devenant en 1984 le DJ des soirĂ©es Pyramid oĂč il mĂ©lange les machines Ă  danser que sont Cabaret Voltaire ou Yello, de la soul, du hip-hop, du glam-rock, des BO de Carpenter et, Ă©videmment, les premiers imports de house amĂ©ricaine, “on n’appelait pas ça de la house Ă  l’époque, c’étaient des disques Ă©lectroniques bizarres qui venaient de Chicago !”.

CHÈVRES, SPECTRUM, SHOOM
EtĂ© 1987: Paul Oakenfold invite ses meilleurs potes Dany Rampling, Johnny Walker et Nicky Holloway Ă  fĂȘter son anniversaire Ă  Ibiza, alors que l’üle n’est pas encore devenue La Mecque du clubbing. Ils gobent leur premier ecsta, se retrouvent Ă  danser toute la nuit Ă  l’Amnesia, qui n’est alors qu’une paillote Ă  ciel ouvert envahie de chĂšvres qui chient partout, et sont fascinĂ©s par l’état d’esprit, Ă  mille lieues du clubbing londonien, mais surtout par la programmation de DJ Alfredo – inventeur du balearic beat – qui alterne sans vergogne les morceaux les plus groovy des Woodentops avec de l’eurodance, U2 avec le “Din Daa Daa” de George Kranz ou Henri Mancini et Depeche Mode.
De retour des Ă©toiles plein les yeux, les quatre DJs n’ont qu’une envie: retrouver la magie d’Ibiza et l’implanter en plein cƓur de Londres. Quelques mois plus tard, Oakenfold lance les soirĂ©es Spectrum, qui imposeront dĂ©finitivement le mouvement house en Angleterre. Danny Rampling s’occupe du Shoom oĂč les fumigĂšnes parfumĂ©s Ă  la fraise sont tellement denses que les clubbers n’ont d’autre choix que de s’abandonner totalement. Nicky Holloway ouvre The Trip. “Quand le club fermait ses portes Ă  trois heures du matin, se souvient Mark, tout le monde descendait dans la rue, stoppait la circulation et commençait Ă  danser. Les flics dĂ©barquaient et au milieu des sirĂšnes on se mettait tous Ă  crier ‘acieed’, le cri de guerre de cette pĂ©riode.”

LOVE IS THE DRUG
Mais le dĂ©clic, qui va complĂštement rĂ©volutionner le dancefloor est l’arrivĂ©e d’une nouvelle drogue venue des États-Unis, l’ecstasy, dont l’explosion va plonger l’Angleterre dans le deuxiĂšme Summer Of Love, comme en tĂ©moigne Shaun Ryder, chanteur des Happy Mondays : “L’étĂ© 1988, tout a 
changĂ© radicalement, quand on a pris notre premier ecsta et que la vie est passĂ©e du noir et blanc au technicolor.” Le MDMA, abrĂ©viation chimique de l’ecstasy, va alors s’imposer comme le carburant essentiel Ă  la rĂ©volution acid house. “Quand je jouais ‘Strings Of Life’ de Derrick May avant l’arrivĂ©e massive de l’ecstasy, raconte Mark, le dancefloor se vidait. C’était l’époque oĂč les gens ne dansaient que sur les morceaux qu’ils aimaient et quittaient la piste dĂšs qu’ils ne connaissaient pas un track. Un an aprĂšs, ces mĂȘmes mecs sous ecstasy sautaient comme des fous quand je passais ‘Strings Of Life’ au Shoom.” L’ecstasy va alors tout chambouler, brouillant les repĂšres, mĂ©langeant les classes sociales – hooligans et branchĂ©s main dans la main, gays et hĂ©tĂ©ros – avec une aisance jamais vue. Et imposer son dress-code de maniĂšre radicale. “Alors que les clubs underground Ă©taient Ă©litistes et poseurs, l’acid-house a imposĂ© le jean baggy, les t-shirts informes, les casquettes, les sifflets autour du cou et les smileys partout. L’idĂ©e n’était plus de se montrer, mais de s’abandonner. Les mĂȘmes mecs qui se foutaient sur la gueule un an plus tĂŽt se faisaient des cĂąlins, certains partaient dans des dĂ©lires mystiques, se mettaient Ă  lire la vie de Bouddha, Ă  porter des cristaux autour du cou. Le Shoom a mĂȘme Ă©tĂ© obligĂ© de publier une newsletter demandant aux clubbers de ne pas lĂącher leur job. Tout le monde ne pensait qu’à une chose : tout quitter, se droguer et danser.”

TUBES SMILEYS
Bien sĂ»r, au cƓur de cette rĂ©volution sociale, la musique n’est pas en reste et trĂšs vite Adamski, Baby Ford, Orbital, Renegade Soundwave, A Guy Called Gerald, The Future Sound Of London ou T-Coy, dictent leur idĂ©e de la house et s’imposent comme les hĂ©rauts d’une injonction Ă  danser et perdre pied. Dans cette rĂ©appropriation de la house amĂ©ricaine, Ă  la sauce anglaise, le jeune label Rhythm King (et son sous-label Outer Rhythm, plus pointu), va faire toute la diffĂ©rence et s’imposer Ă  coups de tubes bien sentis comme LE royaume de l’acid house. “Je me suis mis Ă  trainer chez Rhythm King, se souvient Mark Moore, ils me filaient des promos, et en Ă©change je leur faisais Ă©couter des dĂ©mos qu’on m’avait filĂ©es en club. Je leur ai amenĂ© ‘Step By Step’ de Tuffy qui a cartonnĂ©, mais aussi les Beatmasters, les Cookie Crew, Adamski, Baby Ford ou Renegade Soundwave. C’est quand ils ont voulu me remercier en me payant que je leur ai dit que j’avais surtout envie d’enregistrer un disque, que j’avais des idĂ©es, mais besoin d’un ingĂ©nieur du son pour les rĂ©aliser.” Ce sera Pascal Gabriel, belge d’origine, qu’on retrouvera aux manettes de nombre de tubes qui sentent le smiley. Leur premier mĂ©fait, “Theme From S’Express”, collage de quatorze samples, ovni psychĂ©dĂ©lique empruntant autant Ă  la techno de Detroit qu’à la house de Chicago, Ă  Bobby O qu’à Yello, au hip-hop qu’à la disco, et bourrĂ© de paroles salaces et prodrogues, deviendra au fil des annĂ©es pour la house ce que les Talking Heads furent au punk. C’est le dĂ©but d’une nouvelle vie pour Mark Moore, entre les tournĂ©es autour du monde, les Ă©missions de tĂ©lĂ©vision et les rĂȘves d’enfant qui se rĂ©alisent. “J’ai Ă©normĂ©ment d’admiration pour Philipp Glass, et je ne sais pas vraiment pourquoi il a acceptĂ© de remixer le morceau ‘Hey Music Lover’, je pense que ce mouvement populaire, DIY, et trĂšs proche du punk finalement, le fascinait. On est devenu proche, je me souviens l’avoir traĂźnĂ© en rave, je lui ai dit qu’on prendrait certainement des ecstas comme pour m’excuser et il a eu cette rĂ©ponse gĂ©niale : ‘Le truc drĂŽle avec les jeunes, c’est que vous pensez toujours que vous ĂȘtes les seuls Ă  avoir pris de la drogue.’ Du coup, il a pris une pilule avec nous et la soirĂ©e a Ă©tĂ© gĂ©niale.”

BACK TO THE DECKS
AprĂšs deux albums, Original Soundtrack en 1989 et Intercourse en 1991, premiers du genre Ă  se classer tout en haut des charts, bourrĂ©s de collages en tout genre et boostĂ©s par la philosophie new-age qui imprĂšgne tout le mouvement, Mark Moore ne retrouve plus ses marques. “À un moment, tout ce cirque m’ennuyait, je voulais revenir derriĂšre les platines, et en club, ce pour quoi je suis fait Ă  la base.” Entre-temps, au dĂ©but des annĂ©es 90, le mouvement house a grossi, les raves essaiment un peu partout en pĂ©riphĂ©- rie de Londres, attirent les kids de toute l’Angleterre, se retrouvent aux mains de promoteurs vĂ©reux, l’acid house devient de plus en plus commerciale. Mais surtout la police, les tabloĂŻds et le gouvernement mettent un point d’honneur Ă  dĂ©truire Ă  coups d’arrestations, d’interdictions et de mise en garde alarmistes (et souvent infondĂ©es sur l’ecstasy), le dernier mouvement jeune, spontanĂ© et populaire de l’histoire de l’Angleterre. La rĂ©volution n’aura durĂ© qu’une poignĂ©e d’annĂ©es, une poignĂ©e d’annĂ©es en extase oĂč l’Angleterre n’aura cessĂ© de planer, quitte Ă  se prendre en pleine poire l’inĂ©vitable descente ensuite.

Patrick Thévenin