Rone et (LA)HORDE dans ‘Room with a view’ : l’effondrement et le panache
« Libérer la forme humaine à l’intérieur du bloc » : voilà comment Michel-Ange décrivait son travail. Cinq siècles plus tard, Rone et (LA)HORDE du Ballet national de Marseille reprennent le flambeau. Du 14 au 25 septembre au théâtre du Châtelet le spectacle Room with a view, créé ici-même début 2020, reprend ses droits. Un show unique dirigé par une passion rageuse, qui scrute les contours d’un désastre annoncé, illustre la souffrance et la colère de la jeunesse. Mais aussi la beauté du chaos, pour une dernière rave avant la fin du monde.
On s’entasse devant le Théâtre du Châtelet. L’excitation se fait ressentir. On ouvre la porte et c’est une entrée in media res. Le spectacle a commencé avec un pré-show, en somme. On comprend mieux pourquoi on nous a conseillé de venir à 19h30 alors que le spectacle commence à 20h. Rone perché en haut d’une carrière dans une sorte de grotte, dos à nous, manie ses machines et nous livre des rythmes répétitifs. Platines et PC posés sur des palettes, entre 2-3 canettes. À ses côtés, une danseuse déchaînée qui tape d’un pied rageur.
Les danseurs de LA(HORDE) arrivent sur scène au compte-goutte, comme le font les spectateurs. Ce n’est pas la première fois que le mimétisme s’opère : cette contemplation sera partagée, nous face aux danseurs, eux face à la fin du monde. Le décor apocalyptique contraste avec la sublime salle du Châtelet. Les lumières tremblent, et nous aussi. On commence à comprendre ce qui va se passer.
Le show commence. Sur la BO de Rone, danseuses et danseurs évoluent entre furieux mouvements de rave, et lenteurs contorsionnées. Ils encerclent le musicien et les corps se libèrent, en sécurité à l’intérieur de cette minuscule salle sculptée dans la roche. On y est serré mais la musique résonne et les corps s’adonnent au plaisir. Comme une pulsion, on danse pour défier la fatalité. Parmi les danseurs, Rone tape du pied. La sobriété de ses pas contraste avec la vigueur des leurs. Mais il est transporté, en transe, se fond dans la masse avant de s’en extirper.
Parmi les chorégraphies, des couples de danseurs se forment et on voit chez chacun d’eux une dualité : la tendresse et le conflit, l’amour et la violence. Jusqu’à l’effondrement. C’est d’ailleurs la véritable thématique de Room with a view, au figuré (l’effondrement de la planète, des rapports humains, de la civilisation telle qu’on la connaît) comme au sens littéral. Les pluies de sable s’intensifient, la violence prend de l’ampleur… et la roche s’effondre. Là, dans la poussière et la pénombre, les corps se rhabillent, on ramasse les gravats, Rone est descendu de son perchoir et la danse reprend, avec toute la fougue possible.
Aux platines et au thérémine (qui finira léché par un danseur, chanceux!) Rone sculpte d’amples paysages électroniques que les danseurs remplissent avec des tableaux baroques au ralenti. Les corps sont encore chahutés, malmenés, mais on est de moins en moins dans l’affrontement. On s’oriente progressivement vers le pouvoir du collectif. Pour le meilleur ? Assurément. C’est peut-être ça, l’espoir de renaissance. Espoir d’ailleurs symbolisé par la lumière qui s’échappe du toit du Châtelet en fin de spectacle. Car le final est grandiose, quand la musique de Rone est triomphante. Les danseurs de (LA)HORDE se transforment en meute, tous sur les mêmes mouvements. On croirait voir une rave ordonnée, et c’est magnifique. Les poitrines sont rouge sang et en toute fin de spectacle, les seuls kicks qu’on entend sont les peaux qui s’entrechoquent sur les boucles de synthé envoyées par Rone.
Le public relâche toute la tension qu’il a accumulée en 1h10. Elle se traduit en cris de joie et en ovation. Quelques heures après la représentation, on aperçoit les danseurs derrière le théâtre. Quelle surprise de les voir évoluer dans le monde, le vrai, qui se délite tout autant que celui représenté sur scène. Le plus étrange : les voir sourire. Car après l’éveil, la haine et la lutte, vient l’apaisement. Celui de se frayer un chemin en gardant constamment en tête que l’effondrement est proche. La vie n’en est que plus savoureuse… Non?
Corentin Fraisse et Bérénice Hourçourigaray