Rock en Seine 2019 : machine à voyager dans le temps
L’équation est simple, et rabâchée chaque année : Rock en Seine = fin de l’été = fin des vacances = rentrée. Comme si le festival incarnait l’achèvement fatal d’un bonheur éphémère, et l’écoulement d’un temps qui passe trop vite. « Time flies » disait Oasis, avant de justement se séparer au Parc de Saint-Cloud en 2009. Alors certes, Rock en Seine embaume parfois cette impression de « mélancolie du dimanche soir », mais ne nous apitoyons pas trop vite. Soyons un peu fous, et trouvons-nous une bonne time machine pour déjouer les affres chronologiques. Coup de bol : avec son affiche exceptionnelle, Rock en Seine 2019 fut une formidable DeLorean pour zigzaguer entre les époques. Passé, présent, futur ; accrochez vos ceintures.
Remontons l’horloge
Aventures et continuum espace-temps ; notre récit s’annonce quelque peu décousu. Pour ne perdre personne, nous commencerons donc… par le commencement. Et même si nos aventures débutent réellement le vendredi 23 août 2019, on se serait presque cru trente-cinq ans plus tôt. Et on l’aurait réellement souhaité : imaginez entrer sur le site, l’inscription « Rock en Seine 1984 » flottant au-dessus de votre tête. Sur votre trajet vers la Grande Scène, les enceintes crachent « The Power Of Love » de Frankie Goes To Hollywood, puis le dernier morceau des Thompson Twins. À mi-chemin, vous tournez la tête sur votre gauche et apercevez la Scène des 4 vents, où se produisent The Smiths avant d’attendre, comme toute une foule de jeunes gens, la tête d’affiche de cette folle soirée. Vingt-et-une heure sonnent. Une coiffure arachnéenne émerge des coulisses, accompagnée de quatre autres silhouettes. En deux heures et quart, The Cure enchaîne les tubes et finit en apothéose sur « Boys Don’t Cry ».
Bon, les choses ne se sont pas exactement passées comme cela. Des Smiths, il ne restait que Johnny Marr, qui a toutefois livré un show honorable. Les adolescents de 1984 sont devenus quinquagénaires, et Robert Smith ressemble désormais à une sorte d’hybride entre Coluche et Edward aux mains d’argent. Mais ni la voix du mythique chanteur, ni la passion du public ne semble avoir bougé d’un centimètre. Permettons-nous donc de nous répéter : en deux heures et quart, The Cure a bien enchaîné les tubes et fini en apothéose sur « Boys Don’t Cry ». Et c’est exactement ce qu’il nous fallait.
Retour vers le présent
Si le passage de The Cure fut bien entendu mémorable, chaque jour a eu droit à son petit lot de revivals. Samedi, Jungle reprend et actualise les meilleures recettes disco-funk. Le lendemain, c’est au tour de Bring Me The Horizon d’exhumer les derniers morts-vivants emo avec une brève injection d’années 2000. Gare aux mèches bleues et aux Van’s slip on à carreaux.
Mais le passé a assez duré. Nous revoilà en 2019, les photos de Jorja Smith affolent Instagram, les clips de Major Lazer font des centaines de millions de vues sur Youtube. Et justement, la Belle et la Bête étaient les grands pontes du deuxième jour de festival. Accompagnée de ses musiciens, Jorja rayonne. Le public, qui a dû perdre vingt-cinq ans de moyenne d’âge par rapport à la veille, se retrouve complètement hypnotisé. Le concert, porté par de solides instrumentations soul/R’n’B, se déroule avec souplesse, avant que le groupe star Major Lazer n’enflamme et ne conclue la nuit. Quelques dizaines d’heures plus tard, ce sera au tour de Deerhunter et Foals d’endosser leur époque : les premiers synthétisent joliment les saveurs actuelles de l’indie rock, plongées dans des textures brumeuses et réverbérées. Quant aux seconds, ils déroulent les titres pop en y insufflant quelques (petites) touches math rock pour complexifier l’ensemble, sans livrer grand-chose de révolutionnaire. Mais ce n’était pas vraiment l’objectif, car la relève se trouve autre part.
« C’est vous le Doc, Doc »
Cette année encore, le festival des Hauts-de-Seine a laissé la part belle à une nouvelle génération des plus excitantes. Zed Yun Pavarotti, Bagarre, Météo Mirage, Mauvais Œil… Les jeunes noms de la scène francophone se bousculent pour préparer l’avenir. Sans oublier les internationaux. Clairo et son indie pop hybride se présente à la France avec une timidité touchante, repart avec un lapin en peluche et un drapeau breton/LGBT offerts par des fans. La jeune Canadienne Tommy Genesis provoque les pogos en un éclair, ensorcelant la foule avec ses bangers new school. Et quelques minutes plus tôt, le Britannique Louis Cole et son big band de squelettes déjantés offrent au jazz un petit ravalement de façade. Beats électroniques auxquels succèdent moult solos de batteries, obscurs poèmes déclamés sur des cordes synthétiques et dissonantes, explosions improvisatrices et chansons un brin absurdes : un véritable ovni. Mais le zinzin de l’espace ultime n’est pas encore passé.
L’heure et demie d’Aphex Twin est aussi exceptionnelle qu’éprouvante. Introduction expérimentale à base de bruits déglingués et de dialogues en russe, puis des basses plus destinées à provoquer de profondes sensations corporelles qu’à séduire l’oreille. Les idées et les sons bouillonnent, tandis que l’imagerie épileptique ornant les écrans latéraux désorientent l’esprit. Caricatures à la fois hilarantes et dérangeantes des symboles de la culture française (de Ribéry à Houellebecq, en passant par Jul et Gainsbourg), effets de lumières psychédéliques : Richard David James a su honorer son statut de savant fou des musiques électroniques. « C’est vous le Doc, Doc ».
Rock en Seine 2019 s’est donc achevé sur une leçon de physique quantique sous acides, un chat de Schrödinger qui aurait ouvert son troisième oeil, un paradoxe spatio-temporel. De quoi assécher notre DeLorean pour une bonne année. Au moins.