Rencontre : Recondite, un héros très discret
Extrait du numéro 88 de Tsugi, décembre 2015.
Un parcours minutieux, des productions méthodiques et imparables, un succès public sans trop forcer: Recondite s’est hissé jusqu’au trône sans fanfare. Derrière les beats impassibles se cache une philosophie très saine, qu’il nous raconte.
Ça a failli ne jamais arriver. C’est d’abord le copieux planning de tournée de Recondite qui a compliqué cet entretien, puis les attaques terroristes qui ont empêché un départ à Manchester pour l’interviewer lors de l’un de ses lives, et en n ses divers déplacements à l’autre bout de la planète qui ont retardé toute possibilité de joindre l’intéressé. Presque in extremis, Recondite s’est nalement livré à nous via Skype, dans un premier temps depuis un parc à Brooklyn après son passage au Time Warp américain, le son des sirènes du NYPD en fond, puis dans son taxi vers l’aéroport, et ce avec la même limpidité orale et la même disponibilité intellectuelle que dans un face-à-face. Cela fait d’ailleurs partie des caractéristiques par lesquelles Lorenz Brunner s’est distingué sur la scène électronique en quelques années, ce qui ne fera qu’alimenter les bons vieux clichés sur la discipline teutonne.
Et pour cause, avant de devenir Recondite, ce Bavarois pur souche a d’abord fait carrière en tant que thérapeute corporel, une activité certes peu commune pour un artiste techno, mais qui en dit long sur le cadre moral du personnage. “C’est d’abord arrivé plus ou moins par défaut à la fin de mes études, se souvient Brunner dans un anglais solide, souligné par un fort accent germanique. Je n’étais pas très doué à l’école, mais j’aimais beaucoup le sport, la santé. Mon père a été athlète, et la Bavière est connue pour ses centres de rééducation, ses cliniques sportives, etc. C’est donc venu comme ça.” Pendant dix ans, Lorenz a donc coaché et manipulé businessmen, enseignants, jeunes, vieux, handicapés… Tout ça dans des cadres aussi divers que des hôtels de luxe dans les Alpes ou des gym centers prestigieux. “C’est une profession dont je garde de très bons souvenirs, et à laquelle je reviendrais sans problème si je devais arrêter la musique. Aujourd’hui encore, la santé physique est au centre de mon mode de vie.”
De la muscu à la techno taciturne
Certes, on a vu plus destroy, mais c’est pourtant le métier qui lui a permis de rencontrer Scuba dans une salle de gym berlinoise dont le producteur anglais était un habitué. Rapidement, une amitié s’est créée, “bien dosée entre le coaching et notre passion pour la musique. Il m’a donné des conseils cruciaux, donné con ance en la musique que je commençais à produire, poussé à monter mon propre label…”. À ce stade, Lorenz avait été initié aux machines par un ami bavarois, qui n’avait lui-même jamais sorti un disque, mais qui lui avait enseigné les rudiments de la production, des filtres aux enveloppes. “Il possédait un esprit scientifique, transmettre des émotions dans un morceau ne l’intéressait pas, il aimait appliquer des théories, mais il m’a tout appris.”
Avec détermination, Recondite se fait un réseau à Berlin, et prend la musique au sérieux en lançant son propre label, Plangent, sur lequel il inaugure cette techno ordonnée et taciturne qu’il étaye jusqu’à ce jour. Depuis, on l’a retrouvé sur toutes les structures qui font le quotidien des grosses warehouses et des festivals, de Hotflush, label de Scuba, à Dystopian qui le suit aujourd’hui encore en booking, en passant par Ghostly International, enseigne plus généraliste qui sort Hinterland, son album le plus personnel en 2013, et surtout Innervisions, l’école house dancefloor-friendly du moment à laquelle il doit beaucoup. “J’admire leur capacité à en ammer un club sans frapper trop fort, à trouver un groove, rester fonctionnel, tout en laissant de la place à la mélodie et à la mélancolie. Ils sont devenus puissants sans le chercher, c’est juste une bande de gars normaux qui aiment ce qu’ils font. Ils sont bien plus impliqués dans la fête que moi, mais on se retrouve sur la musique. Dystopian joue aussi un rôle irremplaçable dans ma carrière, mais la musique qu’ils sortent ces derniers temps est trop agressive pour moi, et c’est pour ça que j’ai préféré sortir mon nouvel album ailleurs, même s’ils ont raison de se diversifer.”
Ne surtout pas perturber
Il faut le savoir, Recondite n’aime pas ce qui tape un peu trop, et aspire à un équilibre et une certaine plénitude à la ville comme à la scène. “En fait, je n’aime pas être perturbé, ni en musique, ni dans la vie, pose-t-il simplement. Je n’aime pas les productions trop saturées ni les environnements agités. C’est également pour ça que je suis récemment retourné en Bavière, il y avait trop de choses qui me fatiguaient à Berlin.” Son identité sonore aspire d’ailleurs à une grande pureté et un minimum de caractérisation, comme pour atteindre un terrain neutre, à l’heure où tout un chacun veut du grain et de la chaleur. “Je cherche cet entre-deux parfait, et c’est typique de mon approche de la vie. Je veux toujours voir les deux faces de la médaille, être dans une position de négociation, d’objectivité. Je souhaite créer une musique qui se suf se à elle-même, qui soit assez caractéristique, mais jamais radicale.” Dans ses méthodes de production, Recondite se limite à un peu de 303, quelques touches de field recordings, et Ableton, pourtant de plus en plus considéré comme impersonnel. “Au contraire, je veux travailler avec quelque chose qui n’ait pas de couleur de base, pas de caractère, pour ne pas altérer mes idées d’aucune manière. Pour l’instant, j’ai encore beaucoup d’inspiration, et j’aime m’exprimer ainsi, et je laisse ma musique ouverte à toutes les interprétations.”
Son quatrième album, Placid, se veut être une séquelle de son premier, On Acid, première étude précise sur les dynamiques de l’acid-techno et les propriétés de la 303. On y retrouve la même mesure, ce même goût pour l’espace et l’hypnose, mais aussi l’écho insistant de l’œuvre de Plastikman qu’il n’a pourtant découvert, promet-il, que lorsque ce dernier l’a invité à jouer à sa soirée Enter à Ibiza. Comme seule variation, Placid travaille légèrement plus la mélodie, et c’est un point central de son approche. “C’est même un critère, seules les mélodies peuvent lier l’ensemble à une certaine émotion, c’est un langage qui traduit un feeling précis. Mais je ne veux pas les rendre trop évidentes, trop présentes, je veux que rien ne soit trop spécifié, j’entretiens toujours un léger brouillard, c’est mon esthétique.” Recondite fait d’ailleurs la différence entre une mélancolie “positive ou négative”, un registre émotionnel qu’il ne lie pas forcément à de la tristesse, mais qualifie “d’état d’esprit global”. Fait rare sur Placid, un morceau est issu d’une collaboration, en l’occurrence avec Tale Of Us, intitulée “Sequence”. “C’était un processus distant, je n’aime pas trop travailler avec d’autres généralement, rien de bon ne sort de moi quand je ne suis pas seul en studio.”
Simplicité, mélancolie, lyrisme
Ce tempérament raide mais juste est le fruit d’un background personnel situé dans les hautes plaines bavaroises. Jeune, Lorenz se fait l’oreille au métal et au hip-hop, des marottes qui l’animent encore et qu’il aimerait davantage inclure dans ses productions. Basé dans le village bien typique de Berg (montagne en allemand), il est à deux heures de Munich, mais le clubbing là-bas ne l’inspire pas. Il lui préfère un petit établissement perdu dans les pâturages, le Bogaloo, où il a récemment joué. Son déclic viendra par le trip-hop autrichien type Kruder & Dorfmeister, puis par les productions Kompakt, qui l’ouvrent sur “une tech-house underground avec une atmosphère unique, faite de simplicité et de mélancolie”. Mais plus que toute influence musicale, c’est la famille, sa terre natale et la nature qui guident Recondite. Il est récemment retourné vivre près des siens pour les voir plus souvent, et se ressourcer davantage. Et c’est seulement quand il décrit ses contrées qu’il se laisse aller à un certain lyrisme. “Certes, on peut croire que les gens sont fermés en Bavière, et trop orientés vers le travail, l’agriculture, la religion, mais ils s’ouvrent assez souvent, et ont beaucoup de chaleur à transmettre. Le paysage et l’ambiance y sont uniques, j’avais d’ailleurs essayé de capturer tout ça dans Hinterland: cette sensation de courir à travers champs à l’aube, croiser des animaux, ça fait presque un peu peur, tout est immobile, les collines défilent, et puis tu tombes sur un type du coin. Au début, il ne veut pas trop te parler, vous ne vous faites pas con ance, et finalement tu te rends compte qu’il apprécie ta présence. C’est difficile à expliquer, mais très fort.”
Même si c’est une culture qui lui est évidemment familière et à laquelle il est rattaché par la musique, le clubbing n’a jamais fait partie de l’univers de Recondite. L’hédonisme berlinois ne lui parle pas, et il l’identifie à une “fuite hors du réel, alors que je préfère affronter le réel tel qu’il est et l’améliorer tant que je le peux. Je ne m’intéresse pas du tout à ce microcosme social nocturne que créent les gens dans les clubs en parallèle de la musique. Je me suis toujours senti comme un alien dans ce milieu, et certains ont du mal à comprendre mon mode de vie assez straight. Je ne sortais presque pas à Berlin, et je ne garderai que quelques amis de mes années que j’y ai passées. J’y ai juste construit ma carrière, et je me vois comme un travailleur dans cette industrie de la dance music, pas comme un consommateur.” Un comble pour un artiste dont le premier live était pourtant au Panorama Bar, à l’intérieur du Berghain, où il n’a pas voulu mettre les pieds plus de deux fois en tant que clubbeur.
Pourtant, Recondite fait aujourd’hui partie des artistes très bien cotés du circuit techno, une place que le public lui a confirmée en le nommant meilleur live en 2014 sur Resident Advisor. L’Allemand entend toujours continuer la musique 4/4 sur EP, et sur son label Plangent, qu’il va ranimer avec une compilation d’artistes connus ou inconnus l’année prochaine. Mais un désir de sortir de ses rails se fait sentir, et il annonce un nouveau projet avec orchestre et une “approche bien plus passive du beat techno, au point de le faire pratiquement disparaître”. Il n’en dit que peu pour le moment, tout comme il ne préfère pas révéler son âge. Recondite signifie en anglais “abscons, ésotérique”, et c’est bien là tout ce que veut transmettre Lorenz. “Ne pas être visible au premier regard, jamais totalement descriptible, garder un peu de mystère, et ne pas révéler tout son potentiel d’emblée. C’est évidemment lié à ma personnalité.”
Texte écrit par Thomas Corlin