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©Marc Rebillet en 2019
12 mai 2021

đŸ€ Rencontre avec Marc Rebillet, le musicien-phĂ©nomĂšne qui a mis Internet Ă  ses pieds

par Tsugi

Fine moustache Ă  la Clark Gable et lunettes rondes de geek, Marc Rebillet est devenu un phĂ©nomĂšne viral. Pour cela, une mĂ©thode qui n’en est mĂȘme pas une: multiplier les vidĂ©os sur YouTube oĂč on le voit interprĂ©ter, en direct de son appartement de New York, des chansons funk, pop, Ă©lectronique, ou rap avec les moyens du bord. Rencontre avec l’autre Joker de Gotham.

Article issu du supplĂ©ment Society des Trans Musicales 2019, Ă©crit la mĂȘme annĂ©e par David Alexander Cassan.

 

Marc Rebillet a 31 ans, plus de 700 000 fans sur Facebook [plus de 2M aujourd’hui en 2021, ndr]. RĂ©cemment, il vient de s’installer dans un bel appartement de Mott Street, Ă  Manhattan. “DĂ©mĂ©nager ici, justifie-t-il en sirotant un jus d’oranges pressĂ©es, c’était une sorte de fantasme d’enfant, complĂštement futile et vaniteux!” Mott Street fait partie de NoLiTa (pour North of Little Italy), quartier “inventĂ©â€ dans les annĂ©es 90 par des promoteurs grisĂ©s par la flambĂ©e des prix. InstallĂ© Ă  la terrasse du chic mais dĂ©contractĂ© CafĂ© Gitane, Ă  l’aise dans de beaux souliers en cuir portĂ©s sans chaussettes, le musicien/Youtubeur Ă©voque l’enfance passĂ©e dans le New Jersey, de l’autre cĂŽtĂ© de l’Hudson, ou les annĂ©es de galĂšre Ă  Brooklyn, de l’autre cĂŽtĂ© de l’East River. “Manhattan, c’est le putain de centre de l’univers ! Je vis ici jusqu’à ce que ça devienne trop cher ou que j’arrĂȘte de gagner de l’argent mais pour l’instant, ça marche !” Moustache et montures fines, Marc donne du “my dude”, s’emporte, ricane fort, et son enthousiasme est aussi communicatif devant un verre que derriĂšre le clavier, le micro, le looper et le MacBook qui, de vidĂ©o en vidĂ©o, lui ont fait une place au centre de l’univers.

Cigarette, télégramme et piano

Comme son nom le suggĂšre, l’histoire de Marc Rebillet commence pourtant Ă  des milliers de kilomĂštres de lĂ . 1969. Susan est venue de Caroline du Sud pour dĂ©couvrir l’Europe avec ses amies. Place de l’OpĂ©ra, Ă  Paris, elle demande une cigarette Ă  un inconnu qui, comme un Français de carte postale, lui rĂ©pond: “Je vous donnerai une cigarette si vous dĂźnez avec moi.” L’homme s’appelle Gilbert Rebillet, et son fils raconte l’histoire de ses parents comme un conte de fĂ©es, avec une pointe de vulgaritĂ© pour seule pudeur: “Ils ont dĂźnĂ© ensemble, ils se sont baladĂ©s dans Paris, il lui a chantĂ© une sĂ©rĂ©nade, ils se sont embrassĂ©s sur la Seine et toute cette merde hyper romantique. Quand elle a quittĂ© Paris, elle a reçu un tĂ©lĂ©gramme de mon pĂšre qui disait ‘tu me manques’ (en français dans le texte, ndlr), elle est revenue et ils se sont mariĂ©s un an plus tard.” InstallĂ©s Ă  Dallas, Susan et Gilbert n’enverront les faire-parts de la naissance de Marc que dix-huit ans plus tard, mais une telle histoire ne pouvait dĂ©boucher que sur une enfance “trĂšs joyeuse, mĂȘme assez idyllique”. Lorsque leur fils unique a trois ans, les Rebillet s’installent dans une “superbe maison victorienne” d’Englewood, New Jersey. Gilbert, qui travaillait chez Pierre Cardin Ă  Paris, est dirigeant d’Escada, marque de haute couture Allemande, Susan met Ă  profit son Doctorat de psychologie et Marc, lui, commence le piano. Et bientĂŽt le thĂ©Ăątre.

 

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Pourtant c’est Ă  la prestigieuse Manhattan School of Music qu’il forge une partie de ses “fantasmes d’enfant”. Seul problĂšme? “J’adorais le rĂ©sultat final, ĂȘtre capable de jouer quelque chose, mais je dĂ©testais rĂ©pĂ©ter, concĂšde-t-il sans regrets. Mes parents ont dĂ» me forcer !” Heureusement qu’à la maison, Susan la southern girl lui fait dĂ©couvrir la soul: Temptations, Ray Charles, Four Tops
 Et que Gilbert lui prĂ©sente Trenet, Brel, Brassens, quand il ne chante pas des airs d’opĂ©ra – Marc fait des vocalises en terrasse, sur Mott Street, pour l’imiter. Chez les Rebillet, on parle anglais ou français et parfois on traverse l’Atlantique pour rendre visite Ă  la famille ou aux amis Ă  Paris, Aix-en-Provence ou Aix-les-Bains. Marc a 13 ans lorsque les Rebillet retournent Ă  Dallas, pour s’installer dans la banlieue cossue de Greenway Parks. Adolescent frĂȘle mais extraverti, il tombe dans le rock que l’époque a en rayon: Green Day, Nirvana, Slipknot ou Marilyn Manson. Et la joie laisse place au spleen. “J’ai Ă©tĂ© trĂšs dĂ©primĂ©, glisse Rebillet sans pathos. À cause d’une fille ou plutĂŽt des sentiments abstraits qui font que vous vous sentez bon Ă  rien quand les hormones prennent le contrĂŽle de votre corps. Mais j’ai surmontĂ© ça trĂšs vite !” Comment? GrĂące Ă  internet, Ă  un ami pour la vie et Ă  la conduite sous l’emprise de stupĂ©fiants.

High in Dallas, down and out in Paris

“Le premier truc qui m’a marquĂ© chez Marc, c’est sans doute sa voix, parce qu’elle porte et qu’il a un avis sur tout, alors qu’il n’était pas trĂšs imposant physiquement, Ă  l’époque.” C’est l’un de ses meilleurs amis, Frederick Whinery, qui parle. À dix-sept ans, il cĂŽtoyait Rebillet dans la section thĂ©Ăątre de la Booker T. Washington High School de Dallas et se faisait encore appeler Michael (Frederick n’étant que son deuxiĂšme prĂ©nom). Marc et Michael parlent de cinĂ©ma ou de musique des heures durant et trouvent un drĂŽle de remĂšde Ă  la mĂ©lancolie. “On tĂ©lĂ©chargeait de la musique sur Internet, replace Rebillet, on la gravait sur des CD puis on fumait de l’herbe et on roulait dans Dallas en voiture
 Les enfants, dĂ©foncez-vous et conduisez, il se passe un truc gĂ©nial quand vous faites ça !” Whinery: “Dans une voiture, vous ĂȘtes tout prĂšs des haut-parleurs et le paysage change avec l’environnement sonore, c’est comme si la musique devenait tactile.”

Rudimentaire vue d’aujourd’hui, la technologie est mise Ă  contribution: Marc s’abonne Ă  Rhapsody (lointain ancĂȘtre de Spotify) et suit les recommandations donnĂ©es par iTunes, Michael parcourt les blogs pour dĂ©couvrir la fine fleur du hip-hop underground, et les compilations qu’ils gravent sur CD terminent dans les six slots lecteur multidisques installĂ© dans la petite Mercedes rouge dĂ©capotable de Marc. Madlib et son side project Quasimoto, Jay Dilla, Flying Lotus, les suĂ©dois de Little Dragon
 Marc intĂšgre la respectable universitĂ© de SMU, Ă  Dallas, pour rĂ©aliser son vrai rĂȘve d’enfant: devenir acteur. “Et puis je ne sais pas ce qui s’est passĂ©, fait-il mine de dĂ©plorer aujourd’hui, mais j’ai perdu la flamme. J’avais peur de ne pas ĂȘtre Ă  la fac pour les bonnes raisons et je me suis senti coupable, parce que ça coĂ»tait 40 000 dollars par an Ă  mes parents
 J’ai abandonnĂ©, trouvĂ© un job derriĂšre le guichet d’un cinĂ©ma, et j’ai achetĂ© un petit home studio pour essayer de faire quelque chose de toute la musique que j’avais ingurgitĂ©e.”

Viennent des cours de jazz ou de mixage, pas mal de petits boulots, un projet en solo, Leae, et un autre avec Frederick, Pod 314. Un album concept disponible sur SoundCloud oĂč Marc s’occupe de la musique et des effets sonores quand Frederick scande un long poĂšme racontant le voyage vers Mars de Pod, qui a grandi en sachant qu’il devrait sauver le monde. En 2011, Rebillet quitte Dallas pour renouer avec ses racines Ă  Paris. Il y tient un blog oĂč il poste morceaux embryonnaires, memes ou instantanĂ©s de sa vie parisienne. “Une annĂ©e horrible, rigole-t-il aujourd’hui. Je vivais dans un putain de trou Ă  rats de 9 mĂštres carrĂ©s Ă  Passy, dans le XVIe arrondissement, et je pouvais Ă  peine payer mon loyer en Ă©tant serveur dans un diner du Marais, Breakfast in America, oĂč il y avait pourtant la queue jusqu’au coin de la rue
” Vache, cette autre mĂšre patrie ? “C’était ma faute, pas celle de Paris
 MĂȘme si je parle français, j’avais l’impression de perdre une partie de moi-mĂȘme en Ă©tant incapable de m’exprimer de façon prĂ©cise, imagĂ©e
”

Assis Ă  la table d’à cĂŽtĂ©, en terrasse, l’ex-capitaine du XV de France Yoann Maestri hoche la tĂȘte et se permet d’intervenir, en anglais: “Vous pouvez parler français, je peux parler anglais, mais on ne traduira pas 100% de nos personnalitĂ©s.” Marc n’a pas reconnu le sympathique gĂ©ant, mais se plaĂźt dans ce quartier oĂč l’on croise “plein de gens hyper cĂ©lĂšbres”. C’est aprĂšs Paris qu’il a redĂ©couvert New York en tant qu’adulte. Loin de Gabriel Byrne ou John Legend, ses voisins de NoLiTa, il vivait alors Ă  Bushwick, Brooklyn, un temps en coloc’ avec Frederick et d’autres dans un loft rĂ©amĂ©nagĂ©. Marc avait trouvĂ© un bon boulot d’assistant de direction, produisait des beats sans grand succĂšs, et sortait un premier EP avec Leae, Rattlebrain. “C’est Ă  New York, prĂ©cise Whinery, Ă  cette Ă©poque lĂ , que Marc a commencĂ© Ă  faire du sport et manger mieux.”

“Le salopard le plus dĂ©terminĂ©â€

HĂ©las, on diagnostique la maladie d’Alzheimer Ă  Gilbert et Marc doit rentrer Ă  Dallas en 2014. “J’ai passĂ© quatre ans Ă  aider ma mĂšre, Ă  lui rendre visite tous les jours quand on a dĂ» le mettre dans une maison de retraite. À cĂŽtĂ©, je suis devenu serveur Ă  la Brain Dead Brewery, un restaurant, et j’ai achetĂ© mon looper RC-505. Un outil gĂ©nial avec lequel j’ai commencĂ© Ă  faire le con.” Rien de plus ? “À un moment, j’ai passĂ© ma licence d’agent immobilier pour en faire mon mĂ©tier et arrĂȘter la musique. Sauf que j’ai dĂ©testĂ©, dĂ©testĂ© !” Le job rĂȘvĂ©, il le trouvera chez Kalkomey, entreprise qui
 dispense des permis de chasse et des permis bateau partout en AmĂ©rique du Nord.

Ses journĂ©es commencent Ă  17 heures, et il est seul au bureau de 18 heures Ă  minuit. “Je n’ai jamais Ă©tĂ© chasser de ma putain de vie, se marre-t- il, mais je devais recevoir 50 appels par jour, et c’était souvent pour rĂ©initialiser un mot de passe
 Je pouvais regarder des films, fumer de l’herbe, boire des biĂšres. J’ai mĂȘme fait embaucher Michael, et on a ramenĂ© une Playstation pour jouer Ă  Tiger Woods PGA Tour. C’est bien les jeux de golf, c’est relaxant et il y a du temps entre les coups !” Frederick Whinery, que Marc est l’un des rares Ă  encore appeler par son nom d’enfant, complĂšte ce tableau digne de Judd Apatow: “Le pire qu’on ait fait, c’était de faire du sport en sous vĂȘtements
 C’était tellement dĂ©tente qu’on avait prĂ©venu notre manager, au cas oĂč il repassait au bureau.” Marc trinque au vin blanc –“tchin tchin, my dude”– et remercie ce drĂŽle de job pour ses premiĂšres vidĂ©os YouTube, oĂč l’élĂ©gant Rebillet exhibe une impressionnante collection de peignoirs, discute avec ses followers, improvise de la musique depuis son appartement.

Lorsque Kalkomey dĂ©localise son service client au Canada, il retourne Ă  la Brain Dead Brewery pour leur proposer d’y jouer en live, avec son looper et son home studio. “C’était encore trĂšs brut, bordĂ©lique, mais c’était Ă  peu prĂšs le show que je fais aujourd’hui”, pose-t-il calmement. Pour le premier show rĂ©munĂ©rĂ© de cette “version plus intense de [lui]-mĂȘme”, quelques clients s’étouffent sur leurs burgers: “J’ai fait un set hyper dĂ©placĂ© oĂč je parlais de ‘sucer ta chatte’
 Sam, le patron, n’a rien dit parce qu’il a un sens de l’humour crado, lui aussi.” Sam le programme mĂȘme tous les dimanches, avant que deux autres Ă©tablissements du coin l’imitent, les jeudi et vendredi. Marc a trouvĂ© sa formule, et Frederick Whinery le regarde avec fiertĂ©: “Quand il joue, c’est comme quand on traĂźnait ensemble, qu’on jammait ou qu’on faisait des freestyles, sauf que je ne peux pas lui parler pendant 90 minutes.” En aoĂ»t 2018, celui que son fils dĂ©crit comme “le salopard le plus dĂ©terminĂ© que vous pouviez rencontrer”, Gilbert Rebillet, rend son dernier souffle. InspirĂ© par ce pĂšre adorĂ©, Marc retourne au centre de l’univers pour dĂ©marcher les bars de Brooklyn avec son millier de fans sur Facebook et sa chaĂźne YouTube sous le bras. AprĂšs deux mois de galĂšre, il commence Ă  uploader ses vidĂ©os sur Facebook en plus de YouTube et
 “Je n’ai aucune putain d’idĂ©e de ce qui s’est passĂ© mais les vidĂ©os sont passĂ©es de 1000 vues Ă  20 000 puis 50 000, 100 000 vues! Les propositions de concerts inondaient mes inbox, et un agent m’a contactĂ©.”

La machine est lancĂ©e, et l’on paie bientĂŽt, partout aux États-Unis puis dans le monde, pour voir “Loop Daddy” improviser ses drĂŽles de spectacles puisant tant chez le pianiste prĂ©coce que la grande gueule de cour de rĂ©crĂ©, l’exaspirant acteur, le conducteur mĂ©lomane ou le prĂ©caire pressĂ©. Sans rĂ©pĂ©titions honnies, mais sur un rythme assez frĂ©nĂ©tique pour dĂ©mĂ©nager Ă  Mott Street et embaucher un tour manager aprĂšs moins d’un an sur la route. Et Frederick Whinery? Il s’est fait embaucher au Granada Theater, une salle de concert de Dallas. D’abord Ă  la sĂ©curitĂ©, puis Ă  l’accueil des artistes. “Je m’étais dit qu’en accumulant de l’expĂ©rience ici, confesse-t-il, j’aurais pu ĂȘtre tour manager pour Marc, conduire le van de bar en bar. Mais il est allĂ© beaucoup trop vite, il doit travailler avec des pros. Je ne peux pas vous dire Ă  quel point je suis fier et excitĂ© par ce qui lui arrive.” Ils fĂȘteront le nouvel an 2020 ensemble, avec un show de Marc devant les 1 000 spectateurs du Granada Theater.

Devant le CafĂ© Gitane, un rouquin en blazer gris chinĂ© demande une photo. “Je suis musicien moi aussi, musicien hip-hop, mais ma femme va pĂ©ter un plomb quand elle va voir ça”, prĂ©cise l’homme, qui ajoute: “Tu vis ici? Je vends pas mal de biens immobiliers dans le coin, restons en contact sur Instagram !” Est-ce que ça le dĂ©range, d’ĂȘtre Ă  la disposition d’un public virtuel qui le sollicite “une ou deux fois par jour, un peu partout” ? SĂ»rement pas. “J’écoutais le vidĂ©aste Casey Neistat expliquer sur un podcast que c’était difficile de sortir dĂźner parce qu’on le reconnaĂźt et que ça l’angoisse. J’ai plus d’angoisses aujourd’hui que je n’en ai jamais eu : combien de temps ça va durer ? Est-ce que ça a du sens ? Toute cette merde! Mais si vous essayez d’ĂȘtre cĂ©lĂšbre, que vous mettez votre image au coeur de ce que vous faites, vous avez une responsabilitĂ© envers les gens. Le mec a fait 800 vidĂ©os Ă  propos de lui, et il se plaint en public d’avoir des fans? Fuck you, dude! Ça fait partie de la vie qu’on voulait !” Gilbert doit ĂȘtre drĂŽlement fier.

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