đ€ Rencontre avec Marc Rebillet, le musicien-phĂ©nomĂšne qui a mis Internet Ă ses pieds
Fine moustache Ă la Clark Gable et lunettes rondes de geek, Marc Rebillet est devenu un phĂ©nomĂšne viral. Pour cela, une mĂ©thode qui nâen est mĂȘme pas une: multiplier les vidĂ©os sur YouTube oĂč on le voit interprĂ©ter, en direct de son appartement de New York, des chansons funk, pop, Ă©lectronique, ou rap avec les moyens du bord. Rencontre avec lâautre Joker de Gotham.
Article issu du supplĂ©ment Society des Trans Musicales 2019, Ă©crit la mĂȘme annĂ©e par David Alexander Cassan.
Marc Rebillet a 31 ans, plus de 700 000 fans sur Facebook [plus de 2M aujourd’hui en 2021, ndr]. RĂ©cemment, il vient de sâinstaller dans un bel appartement de Mott Street, Ă Manhattan. âDĂ©mĂ©nager ici, justifie-t-il en sirotant un jus dâoranges pressĂ©es, câĂ©tait une sorte de fantasme dâenfant, complĂštement futile et vaniteux!â Mott Street fait partie de NoLiTa (pour North of Little Italy), quartier âinventĂ©â dans les annĂ©es 90 par des promoteurs grisĂ©s par la flambĂ©e des prix. InstallĂ© Ă la terrasse du chic mais dĂ©contractĂ© CafĂ© Gitane, Ă lâaise dans de beaux souliers en cuir portĂ©s sans chaussettes, le musicien/Youtubeur Ă©voque lâenfance passĂ©e dans le New Jersey, de lâautre cĂŽtĂ© de lâHudson, ou les annĂ©es de galĂšre Ă Brooklyn, de lâautre cĂŽtĂ© de lâEast River. âManhattan, câest le putain de centre de lâunivers ! Je vis ici jusquâĂ ce que ça devienne trop cher ou que jâarrĂȘte de gagner de lâargent mais pour lâinstant, ça marche !â Moustache et montures fines, Marc donne du âmy dudeâ, sâemporte, ricane fort, et son enthousiasme est aussi communicatif devant un verre que derriĂšre le clavier, le micro, le looper et le MacBook qui, de vidĂ©o en vidĂ©o, lui ont fait une place au centre de lâunivers.
Cigarette, télégramme et piano
Comme son nom le suggĂšre, lâhistoire de Marc Rebillet commence pourtant Ă des milliers de kilomĂštres de lĂ . 1969. Susan est venue de Caroline du Sud pour dĂ©couvrir lâEurope avec ses amies. Place de lâOpĂ©ra, Ă Paris, elle demande une cigarette Ă un inconnu qui, comme un Français de carte postale, lui rĂ©pond: âJe vous donnerai une cigarette si vous dĂźnez avec moi.â Lâhomme sâappelle Gilbert Rebillet, et son fils raconte lâhistoire de ses parents comme un conte de fĂ©es, avec une pointe de vulgaritĂ© pour seule pudeur: âIls ont dĂźnĂ© ensemble, ils se sont baladĂ©s dans Paris, il lui a chantĂ© une sĂ©rĂ©nade, ils se sont embrassĂ©s sur la Seine et toute cette merde hyper romantique. Quand elle a quittĂ© Paris, elle a reçu un tĂ©lĂ©gramme de mon pĂšre qui disait âtu me manquesâ (en français dans le texte, ndlr), elle est revenue et ils se sont mariĂ©s un an plus tard.â InstallĂ©s Ă Dallas, Susan et Gilbert nâenverront les faire-parts de la naissance de Marc que dix-huit ans plus tard, mais une telle histoire ne pouvait dĂ©boucher que sur une enfance âtrĂšs joyeuse, mĂȘme assez idylliqueâ. Lorsque leur fils unique a trois ans, les Rebillet sâinstallent dans une âsuperbe maison victorienneâ dâEnglewood, New Jersey. Gilbert, qui travaillait chez Pierre Cardin Ă Paris, est dirigeant dâEscada, marque de haute couture Allemande, Susan met Ă profit son Doctorat de psychologie et Marc, lui, commence le piano. Et bientĂŽt le thĂ©Ăątre.
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Pourtant câest Ă la prestigieuse Manhattan School of Music quâil forge une partie de ses âfantasmes dâenfantâ. Seul problĂšme? âJâadorais le rĂ©sultat final, ĂȘtre capable de jouer quelque chose, mais je dĂ©testais rĂ©pĂ©ter, concĂšde-t-il sans regrets. Mes parents ont dĂ» me forcer !â Heureusement quâĂ la maison, Susan la southern girl lui fait dĂ©couvrir la soul: Temptations, Ray Charles, Four Tops⊠Et que Gilbert lui prĂ©sente Trenet, Brel, Brassens, quand il ne chante pas des airs dâopĂ©ra â Marc fait des vocalises en terrasse, sur Mott Street, pour lâimiter. Chez les Rebillet, on parle anglais ou français et parfois on traverse lâAtlantique pour rendre visite Ă la famille ou aux amis Ă Paris, Aix-en-Provence ou Aix-les-Bains. Marc a 13 ans lorsque les Rebillet retournent Ă Dallas, pour sâinstaller dans la banlieue cossue de Greenway Parks. Adolescent frĂȘle mais extraverti, il tombe dans le rock que lâĂ©poque a en rayon: Green Day, Nirvana, Slipknot ou Marilyn Manson. Et la joie laisse place au spleen. âJâai Ă©tĂ© trĂšs dĂ©primĂ©, glisse Rebillet sans pathos. Ă cause dâune fille ou plutĂŽt des sentiments abstraits qui font que vous vous sentez bon Ă rien quand les hormones prennent le contrĂŽle de votre corps. Mais jâai surmontĂ© ça trĂšs vite !â Comment? GrĂące Ă internet, Ă un ami pour la vie et Ă la conduite sous lâemprise de stupĂ©fiants.
High in Dallas, down and out in Paris
âLe premier truc qui mâa marquĂ© chez Marc, câest sans doute sa voix, parce quâelle porte et quâil a un avis sur tout, alors quâil nâĂ©tait pas trĂšs imposant physiquement, Ă lâĂ©poque.â Câest lâun de ses meilleurs amis, Frederick Whinery, qui parle. Ă dix-sept ans, il cĂŽtoyait Rebillet dans la section thĂ©Ăątre de la Booker T. Washington High School de Dallas et se faisait encore appeler Michael (Frederick nâĂ©tant que son deuxiĂšme prĂ©nom). Marc et Michael parlent de cinĂ©ma ou de musique des heures durant et trouvent un drĂŽle de remĂšde Ă la mĂ©lancolie. âOn tĂ©lĂ©chargeait de la musique sur Internet, replace Rebillet, on la gravait sur des CD puis on fumait de lâherbe et on roulait dans Dallas en voiture⊠Les enfants, dĂ©foncez-vous et conduisez, il se passe un truc gĂ©nial quand vous faites ça !â Whinery: âDans une voiture, vous ĂȘtes tout prĂšs des haut-parleurs et le paysage change avec lâenvironnement sonore, câest comme si la musique devenait tactile.â
Rudimentaire vue dâaujourdâhui, la technologie est mise Ă contribution: Marc sâabonne Ă Rhapsody (lointain ancĂȘtre de Spotify) et suit les recommandations donnĂ©es par iTunes, Michael parcourt les blogs pour dĂ©couvrir la fine fleur du hip-hop underground, et les compilations quâils gravent sur CD terminent dans les six slots lecteur multidisques installĂ© dans la petite Mercedes rouge dĂ©capotable de Marc. Madlib et son side project Quasimoto, Jay Dilla, Flying Lotus, les suĂ©dois de Little Dragon⊠Marc intĂšgre la respectable universitĂ© de SMU, Ă Dallas, pour rĂ©aliser son vrai rĂȘve dâenfant: devenir acteur. âEt puis je ne sais pas ce qui sâest passĂ©, fait-il mine de dĂ©plorer aujourdâhui, mais jâai perdu la flamme. Jâavais peur de ne pas ĂȘtre Ă la fac pour les bonnes raisons et je me suis senti coupable, parce que ça coĂ»tait 40 000 dollars par an Ă mes parents⊠Jâai abandonnĂ©, trouvĂ© un job derriĂšre le guichet dâun cinĂ©ma, et jâai achetĂ© un petit home studio pour essayer de faire quelque chose de toute la musique que jâavais ingurgitĂ©e.â
Viennent des cours de jazz ou de mixage, pas mal de petits boulots, un projet en solo, Leae, et un autre avec Frederick, Pod 314. Un album concept disponible sur SoundCloud oĂč Marc sâoccupe de la musique et des effets sonores quand Frederick scande un long poĂšme racontant le voyage vers Mars de Pod, qui a grandi en sachant quâil devrait sauver le monde. En 2011, Rebillet quitte Dallas pour renouer avec ses racines Ă Paris. Il y tient un blog oĂč il poste morceaux embryonnaires, memes ou instantanĂ©s de sa vie parisienne. âUne annĂ©e horrible, rigole-t-il aujourdâhui. Je vivais dans un putain de trou Ă rats de 9 mĂštres carrĂ©s Ă Passy, dans le XVIe arrondissement, et je pouvais Ă peine payer mon loyer en Ă©tant serveur dans un diner du Marais, Breakfast in America, oĂč il y avait pourtant la queue jusquâau coin de la rueâŠâ Vache, cette autre mĂšre patrie ? âCâĂ©tait ma faute, pas celle de Paris⊠MĂȘme si je parle français, jâavais lâimpression de perdre une partie de moi-mĂȘme en Ă©tant incapable de mâexprimer de façon prĂ©cise, imagĂ©eâŠâ
Assis Ă la table dâĂ cĂŽtĂ©, en terrasse, lâex-capitaine du XV de France Yoann Maestri hoche la tĂȘte et se permet dâintervenir, en anglais: âVous pouvez parler français, je peux parler anglais, mais on ne traduira pas 100% de nos personnalitĂ©s.â Marc nâa pas reconnu le sympathique gĂ©ant, mais se plaĂźt dans ce quartier oĂč lâon croise âplein de gens hyper cĂ©lĂšbresâ. Câest aprĂšs Paris quâil a redĂ©couvert New York en tant quâadulte. Loin de Gabriel Byrne ou John Legend, ses voisins de NoLiTa, il vivait alors Ă Bushwick, Brooklyn, un temps en colocâ avec Frederick et dâautres dans un loft rĂ©amĂ©nagĂ©. Marc avait trouvĂ© un bon boulot dâassistant de direction, produisait des beats sans grand succĂšs, et sortait un premier EP avec Leae, Rattlebrain. âCâest Ă New York, prĂ©cise Whinery, Ă cette Ă©poque lĂ , que Marc a commencĂ© Ă faire du sport et manger mieux.â
âLe salopard le plus dĂ©terminĂ©â
HĂ©las, on diagnostique la maladie dâAlzheimer Ă Gilbert et Marc doit rentrer Ă Dallas en 2014. âJâai passĂ© quatre ans Ă aider ma mĂšre, Ă lui rendre visite tous les jours quand on a dĂ» le mettre dans une maison de retraite. Ă cĂŽtĂ©, je suis devenu serveur Ă la Brain Dead Brewery, un restaurant, et jâai achetĂ© mon looper RC-505. Un outil gĂ©nial avec lequel jâai commencĂ© Ă faire le con.â Rien de plus ? âĂ un moment, jâai passĂ© ma licence dâagent immobilier pour en faire mon mĂ©tier et arrĂȘter la musique. Sauf que jâai dĂ©testĂ©, dĂ©testĂ© !â Le job rĂȘvĂ©, il le trouvera chez Kalkomey, entreprise qui⊠dispense des permis de chasse et des permis bateau partout en AmĂ©rique du Nord.
Ses journĂ©es commencent Ă 17 heures, et il est seul au bureau de 18 heures Ă minuit. âJe nâai jamais Ă©tĂ© chasser de ma putain de vie, se marre-t- il, mais je devais recevoir 50 appels par jour, et câĂ©tait souvent pour rĂ©initialiser un mot de passe⊠Je pouvais regarder des films, fumer de lâherbe, boire des biĂšres. Jâai mĂȘme fait embaucher Michael, et on a ramenĂ© une Playstation pour jouer Ă Tiger Woods PGA Tour. Câest bien les jeux de golf, câest relaxant et il y a du temps entre les coups !â Frederick Whinery, que Marc est lâun des rares Ă encore appeler par son nom dâenfant, complĂšte ce tableau digne de Judd Apatow: âLe pire quâon ait fait, câĂ©tait de faire du sport en sous vĂȘtements⊠CâĂ©tait tellement dĂ©tente quâon avait prĂ©venu notre manager, au cas oĂč il repassait au bureau.â Marc trinque au vin blanc ââtchin tchin, my dudeââ et remercie ce drĂŽle de job pour ses premiĂšres vidĂ©os YouTube, oĂč lâĂ©lĂ©gant Rebillet exhibe une impressionnante collection de peignoirs, discute avec ses followers, improvise de la musique depuis son appartement.
Lorsque Kalkomey dĂ©localise son service client au Canada, il retourne Ă la Brain Dead Brewery pour leur proposer dây jouer en live, avec son looper et son home studio. âCâĂ©tait encore trĂšs brut, bordĂ©lique, mais câĂ©tait Ă peu prĂšs le show que je fais aujourdâhuiâ, pose-t-il calmement. Pour le premier show rĂ©munĂ©rĂ© de cette âversion plus intense de [lui]-mĂȘmeâ, quelques clients sâĂ©touffent sur leurs burgers: âJâai fait un set hyper dĂ©placĂ© oĂč je parlais de âsucer ta chatteâ⊠Sam, le patron, nâa rien dit parce quâil a un sens de lâhumour crado, lui aussi.â Sam le programme mĂȘme tous les dimanches, avant que deux autres Ă©tablissements du coin lâimitent, les jeudi et vendredi. Marc a trouvĂ© sa formule, et Frederick Whinery le regarde avec fiertĂ©: âQuand il joue, câest comme quand on traĂźnait ensemble, quâon jammait ou quâon faisait des freestyles, sauf que je ne peux pas lui parler pendant 90 minutes.â En aoĂ»t 2018, celui que son fils dĂ©crit comme âle salopard le plus dĂ©terminĂ© que vous pouviez rencontrerâ, Gilbert Rebillet, rend son dernier souffle. InspirĂ© par ce pĂšre adorĂ©, Marc retourne au centre de lâunivers pour dĂ©marcher les bars de Brooklyn avec son millier de fans sur Facebook et sa chaĂźne YouTube sous le bras. AprĂšs deux mois de galĂšre, il commence Ă uploader ses vidĂ©os sur Facebook en plus de YouTube et⊠âJe nâai aucune putain dâidĂ©e de ce qui sâest passĂ© mais les vidĂ©os sont passĂ©es de 1000 vues Ă 20 000 puis 50 000, 100 000 vues! Les propositions de concerts inondaient mes inbox, et un agent mâa contactĂ©.â
La machine est lancĂ©e, et lâon paie bientĂŽt, partout aux Ătats-Unis puis dans le monde, pour voir âLoop Daddyâ improviser ses drĂŽles de spectacles puisant tant chez le pianiste prĂ©coce que la grande gueule de cour de rĂ©crĂ©, lâexaspirant acteur, le conducteur mĂ©lomane ou le prĂ©caire pressĂ©. Sans rĂ©pĂ©titions honnies, mais sur un rythme assez frĂ©nĂ©tique pour dĂ©mĂ©nager Ă Mott Street et embaucher un tour manager aprĂšs moins dâun an sur la route. Et Frederick Whinery? Il sâest fait embaucher au Granada Theater, une salle de concert de Dallas. Dâabord Ă la sĂ©curitĂ©, puis Ă lâaccueil des artistes. âJe mâĂ©tais dit quâen accumulant de lâexpĂ©rience ici, confesse-t-il, jâaurais pu ĂȘtre tour manager pour Marc, conduire le van de bar en bar. Mais il est allĂ© beaucoup trop vite, il doit travailler avec des pros. Je ne peux pas vous dire Ă quel point je suis fier et excitĂ© par ce qui lui arrive.â Ils fĂȘteront le nouvel an 2020 ensemble, avec un show de Marc devant les 1 000 spectateurs du Granada Theater.
Devant le CafĂ© Gitane, un rouquin en blazer gris chinĂ© demande une photo. âJe suis musicien moi aussi, musicien hip-hop, mais ma femme va pĂ©ter un plomb quand elle va voir çaâ, prĂ©cise lâhomme, qui ajoute: âTu vis ici? Je vends pas mal de biens immobiliers dans le coin, restons en contact sur Instagram !â Est-ce que ça le dĂ©range, dâĂȘtre Ă la disposition dâun public virtuel qui le sollicite âune ou deux fois par jour, un peu partoutâ ? SĂ»rement pas. âJâĂ©coutais le vidĂ©aste Casey Neistat expliquer sur un podcast que câĂ©tait difficile de sortir dĂźner parce quâon le reconnaĂźt et que ça lâangoisse. Jâai plus dâangoisses aujourdâhui que je nâen ai jamais eu : combien de temps ça va durer ? Est-ce que ça a du sens ? Toute cette merde! Mais si vous essayez dâĂȘtre cĂ©lĂšbre, que vous mettez votre image au coeur de ce que vous faites, vous avez une responsabilitĂ© envers les gens. Le mec a fait 800 vidĂ©os Ă propos de lui, et il se plaint en public dâavoir des fans? Fuck you, dude! Ăa fait partie de la vie quâon voulait !â Gilbert doit ĂȘtre drĂŽlement fier.