Rencontre à Detroit entre Kraftwerk et les pionniers techno
Il y a des nuits, comme ça, où tout va bien. Des nuits où vous ouvrez un bouquin d’histoire sur la musique électronique en passant d’un lieu à un autre. Pour vivre un tel moment, il fallait être aux Etats Unis lundi dernier. Dans la Motor City plus exactement.
Détroit, ville de la banqueroute, des belles caisses à tous les coins de rues et de la techno. Malgré les photos angoissantes de maisons en ruines qui se baladent sur les réseaux sociaux, des Detroiters fous de musique électronique continuent de se démener pour faire vivre leur musique dans les clubs et bars du centre ville. Imaginez l’excitation quand on leur annonce le retour de Kraftwerk, 10 ans après leur dernier passage dans la ville.
Après une bataille sans merci pour obtenir notre sésame pour la soirée, on pénètre dans l’imposant édifice du Temple Maçonnique de Detroit. Le public – qui va de l’étudiant américain fan d’electro au quarantenaire nostalgique – récupère ses lunettes 3D et s’installe dans son fauteuil de velours rouge. Un grand rideau laisse encore un peu de mystère sur la prestation à venir.
« On est la ville de la musique électronique en Amérique, Kraftwerk à Detroit c’est pas rien quand même! » s’extasie notre voisine américaine au moment où la lumière s’éteint et le rideau s’élève. Comme pour les concerts parisiens en début d’année à la Fondation Louis Vuitton, un écran géant diffuse des visuels raccords avec les différents albums, tous représentés ce soir. « Computer World » ouvre les hostilités : dans leurs tenues noires et blanches, les quatre allemands enchainent les titres sur leurs machines, tandis que sur l’écran géant une calculette XXL s’approche de nous par la magie de la 3D. « The Man Machine » prend la suite, suivi du mythique « Autobahn ». Ralf Hütter assure le chant et scande les paroles du (bien trop d’actualité) « Radioactivity » tandis que des lumières jaunes et rouges clignotent derrière. Passé cet intermède post apocalyptique, Tour de France débarque : images vintages de la Grande Boucle, et son résolument techno. Le rideau se referme, pour un rappel qui pousse le délire Kraftwerk encore plus loin : les quatre allemands sortent de scène et laissent place à quatre automates en costume rouges qui s’agitent sur « The Robots ». Le concert se termine par une standing ovation tandis que l’on fonce à l’after party.
Ils étaient tous dans la salle : durant le show des Allemands, les trois pères fondateurs de la techno filmaient et partageaient des extraits du concert sur leurs pages Facebook respectives. On retrouve Derrick May, Juan Atkins et Kevin Saunderson autour de minuit au Musée d’Art Contemporain de la ville. La salle est bondée dès l’ouverture des portes. Kevin Saunderson débarque en premier aux platines : sous le regard des ses deux fils, les Saunderson Brothers, Kevin le père prépare le terrain pour ses deux collègues avec quelques anciennes pépites. Juan Atkins casque vissé sur le crâne prend la suite : les murs du musée se mettent à trembler au rythme des kicks de plus en plus secs de sa musique intraitable, tandis que 4 silhouettes apparaissent derrière l’américain.
On se regarde dans la foule : « Non, vraiment? ». Oui, vraiment : les Kraftwerk se présentent face au public, et se dandinent tout sourire sur la musique que déroule Atkins depuis une heure. C’est anecdotique, mais ô combien symbolique. La foule scande le nom des allemands avant que Derrick May vienne lui aussi la retourner : moins rentre dedans mais toujours aussi dansant. La nuit touche à sa fin, et Juan Atkins n’est pas rassasié : il couche tout le monde avec des classiques. En vingt minutes, on entend « The Bells » de Jeff Mills, « Midnight Express » de Giorgio Moroder, et, évidemment, « Computer World » des robots allemands, en guise d’ultime offrande au terme d’une nuit décidément folle. La lumière revient peu à peu dans le musée, et le public rugit de bonheur. Juan Atkins, sourire au lèvre prend le micro et lâche son cri du cœur : «Guys, these things only happen in Detroit !». On n’aurait pas dit mieux.
Brice Bossavie