Que devient Kevin, le disquaire-punchliner derrière les coups de cœur de la Fnac ?
Avec ses “coups de cœur du vendeur Fnac” humoristiques, Kevin faisait le buzz il y a maintenant cinq ans. Aujourd’hui, il continue d’embellir les rayons à coups de vannes musicales cinglantes, mais toujours bien placées. Rencontre.
Article issu du Tsugi 130, toujours disponible à la commande en ligne.
“Et si le métro du lundi matin post-cuite devait avoir une BO”, « Tu te souviens quand Marvin Gaye n’a jamais eu l’idée de reprendre les chansons de Garou ? Quelle belle époque”… Ces messages énigmatiques ne sont pas l’œuvre d’un troll Twitter, mais les critiques de disques de Christophe Maé (La vie d’artiste) et de Garou (Soul City), rédigées par Kevin, disquaire à la Fnac depuis 2003. Si vous ne les avez pas aperçues en rayons, entre les allées moquettées de la Fnac d’Aulnay, vous les aurez probablement repérées sur Internet suite au buzz de 2015. Pourtant, tout commençait loin des projecteurs.
Kevin, alors employé au rayon disque depuis douze ans, s’ennuie. Jusqu’à ce qu’une directive tombe : placer deux “coups de cœur du vendeur” par mètre de rayon. Soit des critiques d’albums sur des petits papiers imprimés au logo de la chaîne. Attablé dans un bar du XXe arrondissement parisien, Kevin raconte : “J’ai regardé notre base de données et j’ai vu que beaucoup reprenaient les mots des éditeurs, par manque de temps. Où était notre sens critique ?” En réaction à cette perte de sens, Kevin décide de défier les personnes qui selon lui gèrent ce processus : “Il fallait attendre deux heures pour que nos critiques soient vérifiées. C’est là où j’ai essayé, avec Jul. Deux heures plus tard, l’étiquette était imprimée. La preuve qu’il n’y avait aucun humain derrière. C’était en fait un simple robot.” Kevin prend alors une photo de son coup de cœur et la partage, bien décidé à “faire marrer ses 30 potes”. Durant six mois, ses quatorze premiers coups de cœur passent inaperçus. “Personne ne s’est rendu compte de rien, ni les clients ni les responsables, raconte Kevin. C’était mon levier pour dire aux boss ‘les mecs, ça fait six mois que c’est là, descendez de vos bureaux’.” Jusqu’au jour de l’explosion.
Alors que sa bande d’ami.e.s est réunie dans un bar du quartier, la conversation tourne autour des critiques musicales : “On en rigole, et une amie qui est comédienne avec un petit réseau en partage une. Après coup, j’ai su que le journaliste des Inrocks Christophe Conte était tombé dessus et l’avait aussi partagée.” Le dimanche matin, pas forcément frais comme un gardon, Kevin se réveille avec 150 demandes d’amis : “Je me demandais vraiment ce que j’avais fait la veille. Ça n’arrêtait pas, les likes, les partages. C’était très bizarre, je ne comprenais rien. Et le stress est arrivé : autant mes boss n’avaient jamais rien vu en rayon, autant là, ça allait être compliqué.”
« Je me demandais vraiment ce que j’avais fait la veille. Ça n’arrêtait pas, les likes, les partages.«
Rester pirate
Malgré le risque d’être licencié, Kevin débarque le lundi au boulot et décide de faire une ultime vanne, qu’il publie sur les réseaux sociaux. Il écrit : “Bon je suis grillé, on se sera bien marré, un petit dernier pour la route.” Deux heures plus tard, un ami lui transfère un article dans lequel la direction s’exprime et assure qu’il ne sera pas viré. Kevin préfère s’en amuser : “Ça n’avait aucun sensmais ça ne m’a pas surpris. Après tout, au moment où je lisais l’article, j’étais encore en rayon au milieu de mes disques…” Durant les trois jours principaux du buzz, tous les médias le contactent : Les Inrocks, Libération, Le Monde, Le Figaro… Et tous font face à un refus en bloc. Cinq ans après, Kevin détaille les raisons de son choix : « J’aime que ça reste pirate. Étrangement, même si à un moment on ne parlait que de ça sur les réseaux, je ne suis pas du genre à me mettre en avant. » Face au succès, Kevin est rapidement imité : « Je voyais les coups de cœur de mes collègues sur Fnac.com, ils se sont sentis pousser des ailes, mais ils ont fait des trucs hyper agressifs. Et ça ne sert à rien, tu es gagnant si c’est drôle.”
Aujourd’hui, Kevin continue ses coups de cœur du vendeur, au rythme qui lui plaît : « Je fais ça quand je veux sur qui je veux. C’est arrivé une ou deux fois qu’on me demande, mais si ça ne tient pas de moi ça me fait chier. J’ai envie d’être libre, c’est mon espace de détente.” Le disquaire tient à marquer la frontière entre vanneurs et haters : “Plein de fois on m’a reproché d’être un hater. Si la définition de hater est de critiquer, alors on l’est tous un peu. Et j’essaie de le faire de manière marrante. Je ne suis pas en guerre contre les groupes.” Et pas question d’en faire un business, malgré les propositions : “On m’a proposé de sortir un bouquin avec les photos, mais non. On a besoin de choses gratuites. Dès que tu fais un truc un peu cool, tu vas en faire un business ? Ça perd toute crédibilité. C’est cool, car on se moque dans un endroit où cela n’a pas lieu d’être. Tu as le logo Fnac c’est officiel et en même temps barré.” Et globalement, tout le monde l’a bien compris, notamment les artistes : “Le seul qui a gueulé, et encore je pense que c’est son label, c’est Patrick Bruel. Pourtant c’était une bonne vanne.”
« C’est cool, car on se moque dans un endroit où cela n’a pas lieu d’être. »
Les coups de cœur 2.0
Au départ sans aucun objectif, Kevin avoue avoir modifié sa perception : “Maintenant j’ai un petit but quand je fais des vannes pour des groupes que je veux pousser. La Fnac a toujours un poids, quand elle sait s’en servir. Pour des artistes dont on ne parle pas énormément, c’est utile.” Les critiques ont d’ailleurs évolué, incluant désormais des « coups de cœur streaming » : “Régulièrement, je poste sur les réseaux l’image d’un téléphone à la place d’un CD avec la photo d’un artiste sur Deezer ou Spotify, et mon texte coup de cœur imprimé dessous. C’est utile pour les artistes qui n’ont pas de CD physique ou qui ne sont pas distribués en Fnac, ça leur offre de la visibilité malgré tout. J’aime bien détourner les choses.”
Si Kevin n’utilise pas le terme de fierté, il reconnaît que ce petit succès lui aura ouvert des portes : “Je me suis fait un réseau, notamment dans le rap indé. Des gens que je ne connaissais pas venaient me dire ‘putain, tu es un tueur’.” Pourtant, il regrette la disparition de la fonction « conseil » du disquaire, auparavant très présente à la Fnac : “Je range, je donne des indications avec mes bras, ça serait pareil si je travaillais à l’aéroport. Même si la direction essaye de remettre des gens compétents aux bonnes places, des mecs qui s’y connaissent vraiment en musique.” En attendant, autant s’amuser. Lorsqu’on lui demande ses vannes préférées, Kevin cite PNL, “pour la blague hyper efficace”, Patrick Bruel, même si “elle était très bête”, ou encore Kaaris. À qui la prochaine ?
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Article issu du Tsugi 130, toujours disponible à la commande en ligne.