Pop thaï, dub jamaïcain et musique du futur : portrait des étranges Khruangbin
L’étrange et captivant trio texan Khruangbin joue à saute-mouton entre les frontières géographiques et musicales pour un quatrième album Mordechai éclatant, qui se balade entre pop thaï, dub jamaïcain et soul américaine. En version futuriste naturellement. Portrait.
Article issu du Tsugi 132, en kiosque et disponible à la commande en ligne.
Désolé, il va bien falloir parler du confinement. Notre métier s’en est trouvé bouleversé puisqu’il était impossible de rencontrer les artistes en face-à-face. Que faire ? Les interviews par mail débouchent souvent sur des réponses lapidaires. Utiliser la visioconférence reste trop dépendant des conditions techniques. Il y a bien sûr le bon vieux téléphone. Mais nous sommes en 2020 que diable ! Alors que nous privilégions pourtant ce dernier moyen pour approcher Khruangbin, le trio a demandé à recevoir nos questions par écrit, puis a préféré y répondre en nous renvoyant, pour chacun un d’entre eux, un fichier audio. Intéressant. Une première pour nous. Cela peut se comprendre. Laura Lee Ochoa la bassiste et Donald “DJ” Johnson le batteur étant bloqués à Houston, Texas, leur terre natale, pendant que le guitariste Mark Speer vivait son lockdown du côté de Oakland, Californie. Difficile donc de les joindre en même temps. Une étrangeté qui finalement correspond bien à ce groupe ô combien atypique, dont les trois premiers albums, The Universe Smiles Upon You (2015), Con Todo El Mundo (2018), Hasta El Cielo (2019), nous avaient embarqués dans un univers personnel chatoyant, enveloppé par les “good” vibrations dub de la basse de Laura et propulsé par le groove chaloupé de DJ. Et bien sûr des influences “grand large” puisées dans le flot d’une sono mondiale, diggées au plus profond (de la Thaïlande au Japon en passant par la Turquie), la plupart du temps par Mark le troisième homme, insatiable tête chercheuse.
« On ouvre les fenêtres pour admirer la belle campagne texane. Les grandes herbes, le souffle du vent dans les arbres, le vol des oiseaux, quand on observe tout cela, on a envie de jouer en rendant hommage à la beauté de cet environnement. »
Une basse moteur
Ça démarre pourtant comme une histoire un peu banale. Dans ce chaudron bouillant qu’est Houston, à la croisée des cultures américaine, latino ou cajun (la Louisiane est toute proche), trois amis se rencontrent à la fin des années 2000, bien avant d’envisager de faire de la musique, comme le raconte Laura : “Nous dînions ensemble chaque mardi depuis déjà trois ans lorsque nous avons décidé de démarrer un groupe. Il y a une osmose parfaite entre nous, nos rapports sont très équilibrés. Trois, c’est un nombre magique, chacun de nous apporte quelque chose d’unique à Khruangbin. Cela a vraiment scellé notre amitié. Et ce qui est super, c’est que personne ne se marche sur les pieds.” Un tableau idyllique, mais avec des fonctions quand même partagées. À la bassiste, un certain leadership. “Je suis une sorte de moteur qui impulse la dynamique”, rajoute- t-elle. Au propre comme au figuré, puisque leur mode de composition débute toujours par les lignes de basse de Laura, puis vient la batterie de DJ et enfin les arabesques guitaristiques et les arrangements soyeux de Mark, dont la passion pour la musique afghane, la pop thaï ou encore, plus incongru, pour la Québécoise Diane Tell (oui, celle du tube 80s “Si j’étais un homme”) agit en filigrane sur l’étrangeté de leurs morceaux à la fois ludiques, luxuriants, et apaisés.
Le grand plongeon
Loin des tensions fulgurantes qui agitent notre monde troublé, ce quatrième album Mordechai libère incontestablement à son écoute un puissant effet “feel good”. On peut l’expliquer par sa genèse marquée par la rencontre de la bassiste avec un certain… Mordechai. Pas très compliqué de deviner d’où est tiré le nom du disque. Alors qu’elle est au plus bas moralement, ce fameux Mordechai invite Laura à se joindre à sa famille pour une balade dans la nature. L’objectif : atteindre une chute d’eau magnifique, dans laquelle son nouveau pote va obliger l’Américaine à effectuer un grand plongeon. Elle en ressortira subitement régénérée “comme si j’avais été à nouveau baptisée”. Une expérience fondatrice : “Mordechai n’avait aucune idée à ce moment-là de ce qu’était Khruangbin et il ne savait pratiquement rien de moi, à part que nous avions de bons amis en commun. Il m’a beaucoup soutenue et aidée à un moment où j’en avais vraiment besoin. J’aimais son nom et j’ai trouvé que cela collait bien avec le disque.” Dont la genèse a débuté à l’été 2019 après une intense tournée mondiale qui les a conduits notamment au Badaboum à Paris, où Mark a fouillé dans les bacs de la capitale pour en exhumer de rares vinyles de Cortex, formation jazz fusion seventies, de la diva sixties punk Jacqueline Taïeb ou de l’organiste Emmanuel Bex. Un mec pointu donc. Ses pépites sous le bras, Speer va s’enfermer avec ses deux camarades dans leur ferme studio de Burton, un trou paumé entre Houston et Austin. DJ raconte : “C’est un endroit tranquille et serein qui nous influence beaucoup. C’est très isolé, en dehors de la ville, les distractions sont limitées. Il n’y a pas de wifi, le téléphone capte mal. Un lieu parfait pour travailler et enregistrer.” Et Mark de renchérir (enfin on triche, on a juste changé de fichier) : “On ouvre les fenêtres pour admirer la belle campagne texane. Les grandes herbes, le souffle du vent dans les arbres, le vol des oiseaux, quand on observe tout cela, on a envie de jouer en rendant hommage à la beauté de cet environnement.”
“Si vous croisez quelqu’un dans le besoin que soit matériel ou spirituel, si vous en êtes capable, aidez-le.”
Funk mélancolique et mantras
Mission accomplie avec ce lumineux Mordechai dans lequel on retrouve toutes les qualités (voir plus haut) qui font la force du trio, mais aussi une innovation de taille. Si d’habitude le groupe offre la part belle à des compositions instrumentales, cette fois-ci, leur “funk mélancolique”, comme ils aiment décrire leur musique, est largement agrémenté de paroles (même si parfois ce sont plutôt des sortes de mantras, comme sur l’ouverture “First Class”). Mais pourquoi, Laura ? “Déjà, au départ nous n’avions pas du tout l’idée de faire un album avec uniquement des tracks vocaux. Quand on démarre une session d’enregistrement, c’est comme si on jetait des couleurs sur un mur et on voit ce que cela donne. Là après avoir composé nos chansons, toujours la basse et la batterie d’abord et après la guitare, on a trouvé qu’il manquait une texture. Comme je tiens une sorte un journal intime, j’y ai puisé l’inspiration pour écrire des paroles. On voulait vraiment que ces textes sonnent bien, qu’ils expriment quelque chose de spécial, bref qu’ils nous représentent.” Pour délivrer un message qu’elle résume ainsi : “Si vous croisez quelqu’un dans le besoin que soit matériel ou spirituel, si vous en êtes capable, aidez-le.” Voilà qui rappelle comment Mordechai a agi avec Laura. Une belle manière de renvoyer l’ascenseur.
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Article issu du Tsugi 132, en kiosque et disponible à la commande en ligne