Pekin la nuit
Il y a encore quelques années, il fallait s’accrocher pour trouver un endroit où sortir le soir. Aujourd’hui, certains clubs de la capitale chinoise ferment quand le dernier client part. Tous les horizons, toutes les origines… Les rencontres et les confidences s’enchaînent et la ville se dessine. Virée by night dans Pékin la cosmopolite.
Jamais une ville n’est allée aussi vite. Ici, tout est en plein boom, pour le meilleur et le pire. Les nuits de Pékin sont tout aussi survoltées. Clubs, bars, festivals poussent aussi vite que les buildings. Et puis il y a les gens : 21 millions d’habitants, dont 200 000 expatriés venus du monde entier. Nous sommes allés à leur rencontre, au cours d’une nuit sans fin qui nous a donné l’occasion de croiser à 4 h du mat’ une punkette sibérienne dans un hutong (ruelle étroite des quartiers traditionnels), une danseuse du ventre ouïghoure, un sympathique skinhead pékinois ou encore une cham•pionne de yoga spécialisée dans la lutte contre les incendies du bush australien. C’est parti.
DU DOOM, DU DEATH, DU BLACK
La soirée commence en banlieue est, au Strawberry Festival, qui a l’avantage de finir tôt (21 h 30 !), comme tous les rassemblements du genre. Le premier taxi clandestin venu permet de s’extirper du chaos de la sortie. Objectif: le XP, club « expérimental” ouvert il y a à peine un an par le label Maybe Mars, les champions du post-punk local. Fanyan alias Lolly Fan, leur jeune attachée de presse m’attend là-bas. Lors de notre dernière rencontre, elle était avec le chanteur d’un groupe punk gentillet appelé Rustic. Ils étaient en compagnie d’un jeune colosse édenté dont l’ambition était de devenir prof de nunchaku. Aimable, le bougre avait tenu à nous faire une démonstration, manquant au passage de fracasser le crâne d’un pépé à vélo. Rien de tout cela, cette fois. Le XP est installé au rez-de-chaussée des locaux du label. Petite mais bien foutue, la salle accueille ce soir un tremplin de groupes amateurs. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, les musiciens assurent.
Il y a quelques semaines, Public Image Limited a joué deux soirs à Pékin. Lolly Fan n’a pas manqué d’aller voir le groupe culte du post-punk anglais : “C’était très bien même si Johnny (Lydon) est un peu vieux. Il avait du mal à supporter la pollution de Pékin et a dû s’arrêter de chanter deux ou trois fois pour aller se reposer dans les coulisses…” Lydon vieillit, il n’a même pas fait d’esclandre à la Björk (elle avait hurlé “Tibet! Tibet!” à la fin de sa chanson “Declare Independence” lors d’un concert à Shanghai). Passionnée de rock et de musique électronique, Lolly raconte son parcours solitaire de jeune provinciale amoureuse de bons sons… “Là d’où je viens, Xi’an, dans le Shaanxi, à plus de mille kilomètres de Pékin, il y a beaucoup de métalleux et de gens branchés post-punk. À la fin du collège, je me suis branchée sur de la musique extrême: j’écoutais du doom, du death et du black metal. Ma mère trouvait ça horrible! Je devais cacher à mes parents que j’allais voir des concerts, ils ne l’auraient pas accepté. Ma vie a changé quand je suis arrivée à la fac : j’ai commencé à sortir comme une malade.” Et aujourd’hui ? “Mon petit ami est américain, il vient de Seattle. On doit aller aux États-Unis cet été, j’espère pouvoir visiter la côte Ouest. Mais, en ce moment, je vis un enfer: ma mère n’arrête pas de me saouler pour que je me marie parce que j’approche de 27 ans, l’âge où une femme doit être mariée, si l’on en croit les coutumes chinoises.” Son air abattu ne laisse pas planer de doute sur son appréciation des coutumes en question.
LA VODKA EST BONNE
On laisse Fanyan à son tremplin pour partir à quelques centaines de mètres plus loin, dans un hutong de Gulou Dong Dajie, la rue des magasins d’instruments de musique, afin de saluer Lei Jun, le chanteur du groupe skinhead Misandao, déjà croisé l’an dernier au concert de La Souris Déglinguée. Lei Jun tient un restaurant de nouilles qu’il a redécoré en temple de la oi ! et du ska. Le brave homme importe de la stout d’Angleterre parce qu’il en a “marre de la pisse qui sert de bière aux Chinois”. Mais Lei Jun n’a pas toujours voué une passion au houblon. Arrêté pour avoir fumé un joint, il a été condamné à deux ans ferme. Alors qu’il croupissait en taule, un inconnu lui a proposé de le faire libérer moyennant l’équivalent de 12 000 euros, une véritable fortune. Lei Jun a payé, il est sorti du placard. Maintenant, il rembourse tous les mois et a remplacé les joints par la stout et de grandes gorgées de sirop antitussif. Adieu camarade tondu, il est temps de rejoindre le quartier des bars de Sanlitun, où j’ai rendez-vous avec mon amie Li. Au 1001 Nights, un grand restaurant oriental, Snowing Lee, une des trois danseuses employées par l’établissement (avec une Marocaine et une Ouïghoure), confie: “Ma mère est malaisienne et mon père chinois. Je suis arrivée à Pékin à l’âge de 3 ans. C’est une Égyptienne qui m’a appris à danser. J’ai beaucoup d’amies qui pratiquent la danse. Je donne des cours quand je ne travaille pas au restaurant. Pour me détendre, j’écoute de la musique arabe, je vais au cinéma et je fais du shopping avec mes copines.”
Au bar russe d’à côté, c’est glauque, genre piège à touristes, mais ça fera l’affaire, la vodka est bonne. On s’attable avec Li. Originaire de Nankin (la “capitale du Sud”, Pékin étant celle du Nord), elle est venue ici pour faire des études de pub. C’était en tout cas son intention de départ… “J’adore tellement les films indiens – leurs chansons, leurs histoires, leurs acteurs (en particulier Shahrukh Khan!) – que je voulais faire quelque chose en rapport avec l’Inde. J’ai donc arrêté mes études et me suis fait embaucher comme serveuse dans un restaurant cashmiri. Avec les autres serveuses, on dormait dans un appartement qui appartenait au restaurant. Au début, j’étais très heureuse, jemettais de l’argent de côté pour aller en Inde. Je suis tombée amoureuse d’un Syrien qui ressemblait à un acteur de Bollywood. malheureusement, il m’a plantée du jour au lendemain, j’étais effondrée.” Li quitte alors son travail, échange le restaurant indien contre un turc. Mais il manque quelque chose à sa vie. “J’avais besoin d’un dieu. Çakyamuni (Bouddha, ndlr), c’est le dieu de mes parents, alors moi je me suis convertie à l’islam. Je suis partie suivre une formation avec un imam pakistanais qui nous a parlé de Dieu et nous a expliqué que c’était Bush qui avait fait tomber les tours et que les Français s’en prennent aux femmes qui veulent porter le voile intégral. Puis je me suis inscrite dans une école musulmane pour filles à Linxia (“la Mecque chinoise”, ndlr). De retour à Pékin, je portais le hijab, je ne buvais plus d’alcool et je mangeais halal. Un Égyptien m’a demandée en mariage, j’ai dit oui. On a choisi de se marier en Égypte. Je me suis dit que c’était l’occasion de voir les pyramides.” Sur place, elle déchante. “J’ai rapidement découvert que, là-bas, il n’est pas convenable qu’une fille se promène seule. Je ne pouvais même pas sortir pour acheter de l’eau! Je suis rentrée en Chine et j’ai divorcé. Depuis, je me suis remariée avec un Chinois de ma région. Et je rêve toujours d’aller en Inde.”
“ICI, ÇA BOUGE TOUT LE TEMPS”
À côté de nous, un groupe de jeunes Russes discute joyeusement. Une jolie blonde coiffée en pétard avec “Beware” tatoué dans le cou explique: “Je suis en route pour Shenyang (dans le nord-est, ndlr). J’ai étudié là-bas et je vais retrouver des amis. Je viens d’Irkoutsk, en Sibérie. Chez moi, il n’y a pas grand-chose à faire. L’été, on campe au bord du lac Baïkal entre potes. On se balade, on pêche, on picole, on se défonce… C’est agréable mais ça tourne rapidement en rond. C’est pour ça que j’étais contente de m’inscrire dans une école de commerce ici. Mon rêve, c’est d’ouvrir un restaurant occidental à Pékin. Ici, ça bouge tout le temps, c’est pas comme chez moi !” Il est tard (3 h). L’heure de se rendre au Haze, le meilleur club électro de la ville. L’excellent DJ autochtone Pancake Lee officie. Des connaissances me présentent Jenn, une jeune Sino-Canadienne de Vancouver venue en Chine pratiquer le kung-fu. Jenn passe une partie de l’année àcombattre les incendies géants des forêts de Colombie-Britannique. L’hiver, elle part dans le sud de l’Australie rejoindre les pompiers du bush. Elle pratique le yoga niveau prof et a passé ses vacances à en faire sur une plage du Nicaragua…
“Je suis devenue combattante du feu pour deux raisons. La première, c’est que plein d’amis qui étaient pompiers volontaires pendant leurs vacances m’ont incitée à les suivre. L’autre raison, c’est que je suis tombée amoureuse d’une fille qui était pompier. Moi, tout ce que je voulais, c’était faire de la gym avec elle ! J’ai fini par passer les épreuves de sélection. Quand le feu est inaccessible, on est héliporté dans la zone qui brûle. On descend en rappel le long d’une corde jusqu’au sol. Ensuite, on se fraie un passage à coups de tronçonneuse jusqu’à l’eau. D’autres fois, on utilise des ballons géants remplis d’eau. Quand rien ne marche, on fait appel aux bombardiers. En Australie, les feux sont massifs, comme ils n’ont pas d’eau, ils combattent le feu avec le feu.” Jenn parle aussi des animaux qu’elle a sauvés des flammes: ours au Canada, koalas en Australie. Le Haze se remplit à l’approche de l’aube. Deux jeunes femmes aux traits asiatiques s’installent à côté de nous. Des Chinoises? Non, des Russes d’Extrême-Orient venues faire la fête à Pékin. Encore une nuit sans dormir…
Texte : Olivier Richard
Photo : Martine Marras