NSDOS, l’intuition du mouvement
NSDOS fait partie de cette nouvelle génération de musiciens-artistes qui inventent, qui conçoivent de nouvelles façons de faire de la musique. Qui repensent les matières premières de la création, collectent et utilisent la « data », nerf de la guerre actuel, et ce jusqu’en Art contemporain. C’est ainsi que Kirikoo Des de son vrai nom est parti recueillir en Alaska l’essence de son album Intuition (Upton Park), dont la deuxième et dernière partie vient tout juste de sortir.
A cette occasion, on était expressément impatient de discuter avec lui de ce projet particulier, dont la genèse nous paraissait plutôt technique. Après quelques questions, on perçoit pourtant que sous ce matériel pointu et ces logiciels complexes qui l’ont accompagné dans son expédition, réside surtout une volonté manifeste de rendre compte d’une expérience organique, de capturer la mémoire d’une vibration terrestre. Bien loin des aspérités présupposées de la technologie. Kirikoo Des semble ne pas oublier non plus son passé de danseur, toujours en quête de pulsation, de mouvement. Mais il prouve surtout, plus que jamais, que la musique électronique telle qu’il la conçoit est aussi riche qu’accessible.
Pourquoi ce choix de partir en Alaska avec tout ton matériel pour réaliser ce projet musical un peu délirant ?
Je fais partie d’un collectif qui m’a proposé cet endroit en Alaska, à la base j’avais imaginé partir en Islande, mais c’est tout aussi bien. L’idée c’était de partir dans un endroit comme celui-ci, tester mes machines et logiciels dans des conditions extrêmes.
Vous êtes donc partis en équipe ?
Oui, on était une petite équipe composée d’un ingénieur qui fait aussi du field recording, un designer qui était aussi là pour réfléchir au sujet, et moi. On a pu ainsi récupérer beaucoup de matériaux, qu’on a augmentés, on a pu aussi affiner nos logiciels, on a fait de la spatialisation 3D, on a pu construire à partir de davantage de matériaux. J’ai pu aussi réfléchir un peu plus à cette idée de la dystopie que j’ai en tête et comment faire par exemple pour conserver son statut d’artiste même s’il y a une guerre ! Je sais maintenant que s’il y a un problème je suis physiquement prêt, prêt à partir loin de tout, face à la nature, sans être soumis. J’avais même suivi un entrainement en Russie, en environnement naturel.
Un entrainement en Russie ?
Oui, en fait je me suis inspiré des systèmes militaires. Par exemple, un type qui est entrainé pour combattre au Tchad, ce n’est pas le même entrainement que les Chasseurs Alpins dans les Alpes. La problématique c’était de savoir qui va développer les outils pour qui ! Et pour quelles surfaces. Ici en Alaska, on avait des préoccupations techniques liées au froid. On devait protéger notre matériel. Pareil si l’on était à proximité de sources d’eau qui pouvaient l’endommager.
Il y a douze morceaux en tout (« réification », « intuition », « dilution »…) Ces titres correspondent à une interprétation spécifique de la data ?
Toute cette expédition, c’était en effet un moyen de réfléchir à ce qu’on pouvait faire avec ces informations singulières que l’on a recueillies. Et au moment de notre retour à la civilisation, du moyen de traduction qu’on allait utiliser. En fait c’est aussi réfléchir aux moyens de leur conservation, à la mémoire.
Ces informations singulières, sous quelles formes les avez-vous recueillies ? Ce n’est pas uniquement du field recording, c’est une hybridation de procédés, n’est-ce-pas ?
On a recueilli essentiellement la data sous forme de tableurs. Ce n’est pas du field recording pur et dur, c’est du field recording et de la captation de fréquences pour modifier le son des synthés, et aussi du videotracking : je traduis ensuite les mouvements en son. En tant que musicien électronique j’utilise le biofeedback, pour agir ensuite les LFO, les algorithmes. En fait dans Intuition, il y a un ADN biologique.
Justement, Intuition, j’ai l’impression que c’est beaucoup plus qu’un album, c’est un vrai projet artistique !
Oui, je me définis aussi comme un artiste, voire même un poète qui a une attache nouvelle, technologique. Je me retrouve dans cette dualité. En fait, on touche aussi le domaine de la musique expérimentale. Je me suis penché récemment sur la théorie des cordes. Et cette histoire de plusieurs couches superposées. Là, c’est un peu pareil, si tu n’aimes pas ma musique, tu peux peut-être juste aimer la vidéo, ou la proposition philosophique. Il y a plusieurs niveaux.
Même si le concept est travaillé, si les sources sont biotrackées, il y a quand même des références « musique électronique », avec des rythmiques pour danser, pour le club… est-ce que c’est comme ça que tu imagines le futur de la musique électronique ?
A la base, je n’oublie pas que je suis un enfant du club, un danseur qui est parti challenger la musique. Je me suis toujours demandé comment, en tant que danseur, je pouvais générer du son. Et aujourd’hui, comment, en tant que musicien, je pouvais changer la philosophie du club ! C’est une vraie réflexion. J’ai mes outils, je fais mon petit patchwork. Mais je suis dans une phase de « hacking » qui est un procédé qui appartient aussi à une période de l’histoire de l’art et de la musique.
Vu que tu collectes des data pures, il y a une part d’aléatoire dans ta musique ! Tu ne contrôles pas tout…
L’aléatoire, c’est la part de divin dans l’Art. Le fait de pouvoir mettre du chaos dans son travail, c’est accepter qu’on n’ait pas toutes les réponses. C’est la part de mystère de mon travail ; j’aime montrer qu’on ne maîtrise pas tout.
Une sorte d’humilité retrouvée.
Voilà !
Tu as enregistré « Interaction » en binaural, qu’est-ce que cette méthode apporte en plus ?
Le binaural, c’est une expérimentation. Comment peut-on transporter l’auditeur vers une expérience plus empathique ? C’est une « VR [Réalité Virtuelle, ndlr] des oreilles ». Il ne faut pas voir ça comme un gadget, ça offre au contraire des possibilités, ça augmente le propos. Mon but c’est de ne jamais sombrer dans la routine. Ça fait trois ans que je bosse avec les technologies Dolby Surround. J’essaye de changer la narration et l’écriture.
On parle beaucoup des Intelligences Artificielles (IA). Certaines ont déjà peint des tableaux, d’autres composent de la musique. Est-ce que tu penses que des IA pourront bientôt faire de la musique comme la tienne ?
J’avais été contacté par Sony à ce sujet. Mais la véritable question c’est de savoir qui va utiliser les IA ! Qui est-ce que ça va remplacer dans le milieu ? Aujourd’hui il y a déjà des IA dans la musique pop : est sorti récemment un album avec Stromae et des IA. Les IA se basent sur un puissant serveur qui possède une bibliothèque musicale immense. Là, elles peuvent t’extraire le riddim de Rihanna et le croiser avec une trompette de grand jazzman. Certes, mais le logiciel n’a aucune notion de rythme. Si tu lui donnes du Alva Noto avec du Steve Reich, c’est la galère ! Les IA c’est pour l’instant juste pour la musique « simple », ce n’est pas encore assez développé pour les musiques plus « savantes ».
On parle de musiques savantes, d’IA, mais en s’approchant au plus proche de l’élément naturel, même sous ton attirail technique, il y a un côté quand même assez primitif de ta création musicale sur Intuition, qui se base sur les données directes de la Terre.
Oui, j’essaie de faire le bridge entre côté scientifique et primitif. J’ai prévu de partir en Indonésie pour mon prochain projet ! C’est un pays qui m’a marqué : Florès et les premiers hommes, les pyramides… Je me suis intéressé aux données sismologiques du pays : si on est capable de crypter ça en musique, on aura une cryptographie de l’Indonésie, même si tu écoute mon album dans 250 ans. C’est encore cette question de la mémoire. En fait, il s’agit de capturer la nature, et pour ce faire, j’utilise la technologie.
Et sans technologie ?
Je vis avec mon temps ! D’où la technologie. Mais ça me fait penser aux danses buto : les Japonais l’ont inventée après avoir reçu deux bombes nucléaires. Si on n’a plus de technologie, on pourra toujours inventer d’autres choses. On peut même anticiper avec une science-fiction de la musique ! (rires)
Tu viens à peine de publier le dernier volume d’Intuition. Ce projet t’a pris combien de temps en tout ?
Deux ans ! Ça reste aujourd’hui une expérience très présente pour moi. C’est un projet un peu moins club que les précédents, sans être pour autant expérimental. C’est comme en danse, c’est une pantomime. C’est aussi rendre une abstraction digeste. Mais en fait le rendu n’est pas si intello que ça, c’est complètement accessible. Après tout, tout est molécule, tout est data. La vraie question c’est juste savoir ce qu’on en fait.