Muzak: bonjour l’ambiance !
La muzak, dite musique d’ascenseur, c’est un tapis sonore re?serve? aux centres commerciaux, aux salles d’attente ou aux re?pondeurs te?le?phoniques. Petite histoire d’une musique qu’on n’e?coute pas.
La musique d’ascenseur (elevator music) re?pond a? des re?gles tre?s strictes. Elle est instrumentale, et ne doit surtout pas se faire remarquer. Pas trop de basses, pas trop d’aigus, et pas trop de notes. On ne parle me?me pas de structure : la musique doit pouvoir e?tre diffuse?e en boucle, sans que personne ne fasse attention a? elle. Elle accompagne, elle n’est pas la? pour se?duire. Enfin, malgre? son nom, elle n’est pas re?serve?e aux ascenseurs. Pourquoi la nommer ainsi ? Et pourquoi ne pas privile?gier le silence ? Parce que la science, l’Histoire. Et le marketing. Quand New York entame son grand mouvement de construc- tion de gratte-ciel a? la fin du XIXe sie?cle, l’Ame?ricain a peur. Il n’a pas l’habitude, il a le vertige. Afin de calmer les occu- pants de la cabine, anxieux, les ascenseurs diffusent donc de la musique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais le nom est reste?. Et est devenu synonyme d’aseptisation, d’ennui. Purement fonctionnelle au de?but, “la musique d’ascenseur” va pourtant rapidement devenir un business tre?s juteux pour un homme du nom de George Owen Squier. Ancien militaire reconverti dans l’e?lectronique, il travaille sur la transmission de la musique par le te?le?phone. En 1922, il lance Wired Radio, qui permet, a? l’aide d’un boi?tier, d’e?couter de la musique directement via le re?seau e?lectrique. En 1934, peu avant sa mort, c’est La Grande Ide?e: il cre?e Muzak (contraction de musique et de Kodak). Un petit amplificateur… Qui fera un flop, les foyers ame?ricains e?tant davantage inte?resse?s par la gratuite? de la radio. Mais Muzak Inc. e?tait ne?e.
La taylorisation en chanson La muzak va me?me devenir un genre a? part entie?re, une musique d’ambiance aux racines parfois prestigieuses! “Il y a des choses esthe?tiques. La musique d’ameublement d’Erik Satie, c’est fantastique. A? la fin des anne?es 20, il est a? la fois dans une tradition qui disparai?t, mais il se projette dans une tradition future.” Bertrand Dicale est journaliste a? France Info, et insatiable sur le sujet. Car oui, il est bon de rap- peler que la musique d’ascenseur (qui, dans la chronolo- gie de l’insulte, deviendra musique d’ae?roport puis musique de standard te?le?phonique) n’a pas manque? de classe par le passe?. Apre?s son mauvais de?part, la socie?te? Muzak se ba?tit une re?putation en fournissant de la musique pour les ho?tels et les restaurants, de?sireux de ne pas ge?ner leurs clients avec la publicite? des ondes. Au me?me moment, en 1936, les marketeux de la boi?te de?couvrent que la musique peut entrai?ner un regain de productivite? dans les usines. Proble?me : de?s lors qu’ils entendent la me?lodie, les ouvriers ne sont plus concentre?s, ils fredonnent et tapent dans les mains. Mauvais pour le business. En 1940, les marketeux (encore eux) imaginent donc le Stimulus Progression, soit des plages de quinze minutes, gagnant en intensite? et en rythme, avant le silence. Les ouvriers travaillent plus vite, mieux, avec entrain… Sans me?me se rendre compte de cequi est a? l’origine de leur motivation. Les affaires de Muzak sont florissantes, a? tel point que la musique utilitaire devient, dans l’esprit des gens, de “la muzak”. La marque est la plus forte, comme Sopalin ou Bic. Tre?s vite, des voix (celles de la presse, surtout) s’e?le?vent contre cette musique calibre?e, sans a?me. De son co?te?, Muzak de?veloppe tranquillement son business, aide? par les chiffres. En 1958, l’entreprise de savon Lever Brothers affirme que les employe?s e?coutant de la muzak font 38,6 % d’erreurs en moins que les autres. C’est pre?cis. En 1982, une autre e?tude de?montre qu’une musique au tempo lent accroi?t les ventes en supermarche? de 38,2 %, les acheteurs prenant davantage leur temps dans les rayons. Mais de?ja?, la donne a change?. Il ne s’agit plus de cre?ation, de transmettre une humeur, une e?nergie aux employe?s, mais bel et bien de maintenir l’ache- teur dans un certain e?tat d’esprit. Il vient acheter? Qu’il ache?te plus! Et tant pis pour Erik Satie. De?cennie apre?s de?cennie, Muzak grandit, sans oublier d’innover. On doit a? la compagnie pionnie?re la Quantum Modulation: des tas de chansons enregistre?es selon une “couleur” pre?de?termine?e (sombre, joyeuse, dynamique, triste…) ou me?me le sexe de la personne vise?e (il existe des chansons “femmes” et des chansons “hommes”), puis classe?es par cate?gories dans une base de donne?es accessible aux architectes sonores. De la musique au me?tre, rien de plus.
Temps de cerveau disponible “Certains compositeurs ont l’humilite? ou la ne?cessite? de faire de la musique qui sert a? quelque chose, pre?cise Bertrand Dicale. Un musicien classique aura du mal a? jouer en festival avec la pie?ce qu’il a cre?e?e. Mais e?crire cinq heures de musique pour la te?le?, ils sont des paquets a? le faire. E?videmment, les gens vont se lever pendant le ge?ne?rique pour aller pisser. Ennio Morricone a fait de la musique illustrative. Il avait 28 ans et besoin de bouffer. Mais tu reconnais de?ja? des trucs qu’il fera plus tard.” Muzak, de?s les anne?es 70, doit lutter contre une fe?roce concurrence (DMX et son slogan “creating atmos- pheres”) et la ringardisation de son nom, pour finalement e?tre rachete? en 2011, comme son rival, par le ge?ant Mood Media, qui souhaite “rendre les gens plus re?ceptifs a? la publi- cite?”. Encore et toujours. Nous sommes en 2014, et la muzak n’a pas encore eu le droit a? une seconde jeunesse. Me?me si Brian Eno et Music For Airports ont tente? de valoriser le genre. Peine perdue ? Bertrand Dicale : “Brian Eno dit un truc tre?s vrai : les gens dans les ae?roports sont angoisse?s, tristes, ils quittent un pays ou un e?tre aime?, ou le rejoignent. C’est tre?s fort comme senti- ment. Et sa musique accompagne ce sentiment. Erik Satie l’af- firmait haut et fort : ‘Je suis compositeur, j’ai fait des e?tudes, j’aurais pu e?tre fonctionnaire, dans la banque. Mais je suis artiste. Et je vais faire de la musique d’ameublement.’ Et c’est lui qui invente le terme ! Les ae?roports, les ascenseurs, les supermarche?s… Il y a de la noblesse dans ce re?ve du musicien qui est de re?habiter la vie des gens.”
Nico Prat