Mark Ernestus : un héros très discret
Guidé par Agoria, nous voilà à Berlin pour rencontrer une légende de la musique électronique : l’homme qui ne parle jamais, Mark Ernestus, fondateur du mythique magasin de disques Hard Wax et moitié de Basic Channel et Maurizio.
« Ce serait génial d’aller à Berlin rencontrer Mark Ernestus, c’est quasiment le mec qui a amené la techno en Europe.” Lorsqu’Agoria, investi à fond dans son rôle de rédacteur en chef, nous a fait cette proposition alléchante, nous avons immédiatement vu la difficulté de la tâche. Le mythe Mark Ernestus est connu pour ne donner que très peu d’interviews, cinq en vingt ans si on est (très) large. Et pourtant. Le pouvoir de persuasion de Sébastien Devaud étant immense, on se retrouve une matinée d’avril à l’arrière d’un break Audi conduit par Mark en personne, qui a eu la gentillesse de venir nous chercher à l’aéroport de Berlin-Schönefeld. Certes, la légende râle un peu sur le trajet contre un imbroglio administratif qui complique la venue en Europe des danseuses africaines de son nouveau projet Jeri-Jeri mais l’ancien complice de Moritz von Oswald au sein de Maurizio semble décidé à nous ouvrir les tiroirs secrets de son existence.
JEU DE PISTES
Situons maintenant le personnage pour les non-initiés. Il y a tout juste vingt ans, on découvrait un maxi nommé “Phylyps Trak” dont la pochette laissait difficilement deviner le nom de l’auteur : Basic Channel. Le son était étrange et fascinant, un beat techno dépouillé à l’extrême, abstrait, mais nourri par une profondeur sonore et une chaleur le rattachant au dub. Un mélange alors complètement inédit, mais d’une acuité encore incroyable aujourd’hui. Agoria avoue d’ailleurs que ce track est celui qu’il a le plus souvent joué dans ses sets. Dès lors, nous n’avons eu de cesse de suivre la trace du mystérieux auteur de cette techno à la fois désincarnée et terriblement humaine. À peu près à la même époque, on repérait aussi un certain Maurizio dont la proximité sonore avec Basic Channel semblait évidente. S’agissait-il du même producteur ? Personne n’en savait rien. Mais très vite, ce nom est devenu l’un des plus importants de la scène électronique. Les hypothèses les plus folles circulaient sur son identité, certains allant même jusqu’à imaginer que Maurizio était un riche aristocrate italien vivant reclus avec ses machines. Et puis un jour, on a découvert que Maurizio était en fait un duo allemand. L’un, Moritz von Oswald, avait déjà connu une vie de musicien au sein d’un groupe réputé de la Neue Deutsche Welle (comprendre la new wave allemande) Palais Schaumburg ; l’autre, le très discret Mark Ernestus, tête pensante du duo, était le fondateur du meilleur magasin du monde en matière de musique électronique: Hard Wax. Les deux hommes refusaient catégoriquement les interviews et plus encore les sessions photos. Ce qui n’a pas empêché leur aura de grandir tout au long des années 90, devenant “LA” référence pour les producteurs de musiques électroniques de la planète, de Richie Hawtin à Laurent Garnier en passant par Ricardo Villalobos. On peut même affirmer que sans Maurizio, pas de techno minimale.
Vous comprenez maintenant le trouble que l’on ressent avec Agoria quand Mark Ernestus tape un code secret pour nous faire pénétrer dans son antre situé au rez-de-chaussée d’un banal immeuble de Kreuzberg. On se déchausse dans l’entrée et on entre sur la droite dans une pièce faisant office de cuisine aux murs brique et noir, surmontée d’une mezzanine où l’on imagine le producteur s’affaler entre deux sessions. Le lieu est modeste, mais design. On ne s’attarde pas car Mark avec son langage hésitant, révélateur d’une extrême timidité, nous prie (enfin c’est ce que l’on comprend) de nous diriger dans une seconde pièce protégée par une porte à l’épaisseur colossale. C’est son studio.
DANS L’ANTRE SECRET, ENFIN
Un canapé sur la gauche, un synthétiseur qui recouvre quasiment tout un pan de mur – on apprendra plus tard qu’il n’en existe que deux modèles dans le monde, l’autre appartenant à Kraftwerk -, diverses machines vintage dont nous serions bien incapable d’expliquer le mode de fonctionnement, et surtout trônant devant un grand écran de projection en toile blanche: une table de mixage analogique. “J’ai toujours été captivé par les possibilités d’une table de mixage, c’est essentiel dans le son surtout quand on aime le dub”, nous explique-t-il d’une voix lente, réfléchissant à la portée de chacun de ses mots. “En 2010, je suis entré en contact avec Michael Zähl qui avait conçu dans les années 80 des consoles de mixage faites sur mesure, les deux premières furent pour les studios de Conny Plank (célèbre ingénieur du son et producteur de Cologne responsable du krautrock pendant les années 70, ndlr) et l’autre pour Can. Cela l’intéressait d’imaginer une console avec les composants d’aujourd’hui, la dernière qu’il avait élaborée datait de 1993. Il m’a demandé de lui faire une liste de ce que j’attendais d’une console. Nous avons beaucoup échangé. Puis il a fallu trouver d’autres partenaires pour avancer les fonds afin de mettre en chantier sa fabrication. Nous sommes donc six à en posséder une : moi, Ricardo Villalobos, Zip, Carl Craig, Burnt Friedman et Tobi Neumann.” Pour ceux que ça intéresse: l’addition se monte finalement à 20000 euros.
La note sera par contre plus modeste au fast-food sénégalogambien situé tout près de son studio où Mark nous entraîne en tant que familier du poulet yassa arrosé de bissap. Dîner avec une légende de la techno dans un cadre aussi inattendu pendant qu’une télé diffuse en français le journal télévisé de Banjul (capitale de la Gambie, on vous le rappelle) a quelque chose d’irréel. De retour dans son antre, Mark, comblé par le délicieux yassa, décide de s’allonger sur le divan (au figuré) et de nous raconter ce qu’il n’a jamais confié à personne: sa vie avant Basic Channel. 1983. Mark a 21 ans. La journée, il suit des études en cinéma à la fac de Berlin et la nuit, il est chauffeur de taxi. Un job qui lui rapporte de l’argent même s’il doit rester douze heures d’affilée derrière le volant, ce qui lui permet aussi d’échafauder des plans pour le futur. “Pendant les années 80, les scènes étaient très divisées, les gens très prétentieux dans leurs goûts musicaux et intolérants pour tout ce qui ne leur plaisait pas. J’appelle ça avoir des goûts fascistes. Dans certains bars, le patron n’hésitait pas à mettre à la poubelle une cassette qu’un employé voulait passer, juste parce qu’elle ne lui plaisait pas. J’ai donc eu envie d’ouvrir un lieu qui soit loin de cette prétention. Au printemps 1987, juste au coin de la Potsdamer Straße, qui était la principale rue des prostituées et des hôtels pour les drogués, j’ai repéré un bar à l’abandon, un ancien bordel avec une décoration totalement kitsch, il était vraiment pas cher. Je l’ai visité avec mes amis et on a dit : ok, ça y est on a trouvé. Je suis devenu propriétaire de cet endroit et j’ai ouvert deux semaines plus tard après avoir jeté de la nourriture pourrie et mis un grand réfrigérateur. J’étais déterminé à en faire un lieu libre et ouvert, où à peu près tout était autorisé.”
DE LA BIÈRE AUX VINYLES
Dès son ouverture, le Kumpelnest 3000 est un énorme succès. Ouvert la semaine de 17h à 5h et le week-end jusqu’à midi, il peut accueillir parfois 400 personnes qui s’entassent dans à peine 700 m2 : il faut parfois une heure pour aller chercher une bière au comptoir. Au fil des mois Mark, qui gère une équipe de 20 personnes, a du mal à supporter la pression de ses employés et surtout celle des clients : “Parfois, après le week-end, on devait sortir deux ou trois personnes inconscientes des toilettes pour arriver à fermer. Nous avons rarement eu des bagarres mais nous avons toujours attiré quelques psychopathes et je devais gérer des employés avec des vies chaotiques. Je me souviens aussi d’un magazine sur la vie nocturne de Berlin qui dressait la liste d’endroits classiques où faire l’amour. Kumpelnest 3000 était dans les cinq premiers avec ce commentaire : ‘Le jour d’après, vous souhaiterez ne pas être né!’ Tout ça rendait le lieu unique, mais c’était très pesant pour un propriétaire. Heureusement il n’y a jamais eu de mort. Au bout de deux ans, j’étais épuisé.” Mark trouve alors une bonne excuse pour être moins présent dans le bar : chercher de la musique. D’autant plus qu’il n’a jamais possédé autant d’argent pour acheter des disques. Il se fait alors la même réflexion qui avait présidé à la naissance de son bar : il y a énormément de bons disques, mais pas de magasins pour les vendre. Laissant la gérance du lieu à un ami (il est toujours propriétaire des murs), il ouvre au début 1989 Hard Wax qui devient la tête de pont de la techno en Europe : “Ma rencontre avec Boris Dolinski a été fondamentale. On s’était croisés brièvement au bar en 1985, c’était un très bon ami de ma copine de l’époque. Il est ensuite parti à New York parce qu’il voulait connaître le Paradise Garage (club légendaire où officiait Larry Levan derrière les platines, ndlr). En 1990, la première chose qu’il a faite lorsqu’il est revenu à Berlin, c’est de se présenter chez Hard Wax. Il était passionné de musiques, il connaissait tous les disques et surtout il parlait parfaitement anglo-américain alors que je ne possédais qu’un anglais scolaire.”
ALLÔ, DETROIT QUOI?
Dolinski commence donc à travailler pour Hard Wax en appelant la nuit (décalage horaire oblige) les labels américains grâce aux numéros de téléphone repérés sur les pochettes et parfois sur le vinyle même des disques : “On passait des heures à téléphoner et à faxer à des labels et des distributeurs. On téléphonait à Underground Resistance à Detroit, le numéro était gravé sur leurs maxis après le dernier sillon. Je me dis aujourd’hui qu’ils étaient de grands fans de Kraftwerk et qu’ils ont été ravis de recevoir un appel d’Allemagne. Nous avons parlé à Jeff Mills et Mike Banks, mais sans savoir qui ils étaient. UR nous envoyait 50 copies d’un maxi par UPS, ce qui finalement leur revenait plus cher que le prix qu’on leur achetait mais tout le monde était inexpérimenté.” Cela va rapidement changer. La musique électronique devient de plus en plus populaire et avec la chute du Mur, Berlin devient la Mecque de la techno. Des hordes d’Anglais ecstasiés s’endorment sur les platines d’écoute, d’autres s’étripent pour un vinyle disponible en un seul exemplaire. Mark peu à peu quitte le comptoir pour l’arrière-boutique. Puis à partir de 1992, il se consacre uniquement à la production musicale avec Moritz von Oswald. Une histoire que Ernestus ne veut absolument pas évoquer. Tant pis, ce sera pour la prochaine fois. Nous nous séparons dans la nuit berlinoise. Et rejoignons notre hôtel tandis que Mark gagne son “vrai” appartement où l’attendent sa compagne et ses deux filles de 16 et 18 ans qui, nous a-t-il dit, n’en ont rien à faire de la musique électronique. Et encore moins de la “légende Mark Ernestus”.
Texte et photos de Patrice Bardot
Mark Ernestus presents Jeri-Jeri 800% Ndagga et Ndagga Versions (Ndagga/Honest Jons)