Lunice : « je ne peux passer que le son avec lequel je me sens connecté »
Lunice est un cas unique. Élevé au hip-hop, formé à l’électro, ancré à Montréal, il représente un chaînon de la production musicale moderne qui paraît essentiel aujourd’hui, et que peu savent maîtriser comme lui, qu’il évolue en solo ou avec TNGHT. Juste avant sa montée sur scène au festival We Love Green, on s’est calé entre deux transats pour une interview qui navigue entre français et anglais. À son image.
Tsugi : Jouer pour un public un peu hipster-chic, ça doit te changer de tes dates habituelles, plus club ?
Lunice : Tu sais quoi ? En fait, je ne viens pas d’une culture hip-hop « traditionnelle », j’ai plutôt commencé dans cette sphère comme graffeur, scratcheur… Quand j’ai vraiment commencé à faire du son, je me suis d’abord mis à faire de l’électro, et à en publier. Ce qui est marrant, parce qu’au final j’ai commencé à faire des beats de rap il y a cinq ou six ans, juste pour le fun. En fait, les gens dont je m’entoure sont tous plus ou moins créatifs, et peuvent mériter le qualificatif de « hipsters » au sens américain du terme, moins dans le sens « tendance » que vous lui donnez ici. Moi, je vois davantage cela comme une aptitude à entrevoir ce qui peut arriver après, à être toujours sur le fil de l’innovation. Et au final, j’ai toujours plus ou moins baigné dans le genre de foule que tu peux croiser à We Love Green, davantage en tout cas que dans des cercles hip-hop comme on peut l’imaginer. C’est ma fondation. Et j’essaie de l’étendre en proposant ma musique aux gens qui ne la connaissent pas encore.
Quel est le plaisir de jouer seul, notamment après toutes ces dates avec TNGHT ?
Tu es dans ta propre zone. C’est vraiment une dynamique différente. Lorsqu’il y a un autre être humain calé à côté de toi sur scène, tu dois naturellement proposer une performance physique qui n’est pas la même, quelque chose qui sert ton projet. Tout seul, j’ai carte blanche et je fais ce que je veux. Je peux pousser mes propres limites, tester à quel point je peux me connecter à la foule, répondre à des gens que je vois dans le public… Il y a beaucoup plus d’espace, mais il y a évidemment du plaisir dans les deux.
Ces deux facettes, solitaire et accompagné, sont-elles complémentaires, ont-elles besoin l’une de l’autre pour exister ?
Complètement. Ce qui marche avec TNGHT, c’est notre façon très franche et directe de communiquer l’un avec l’autre, ça a commencé comme ça, par un bête e-mail que je lui ai envoyé pour lui dire que j’adorais un remix qu’il avait fait. Je lui ai ensuite envoyé du son à moi, qu’il a apprécié aussi, et là, le constat est tombé : on avait vraiment la même approche de déconstruction, de ne garder que l’essentiel dans la structure des morceaux pour qu’ils sonnent « brut ». Et immédiatement, quand nous avons commencé TNGHT, nous ne nous sommes pas dit « on fait un duo, un groupe », on avait l’intention d’être deux individualités qui portent un projet. De la même façon, nous avons fait en sorte de nous laisser du temps en solo pour bosser, et n’avons pas écouté nos albums respectifs, qui sont presque finis. Du coup, quand on va s’échanger ça, on va sûrement halluciner (rires). Pour nous, c’est la seule façon de ne pas s’enfermer dans un gimmick.
Tu es toujours basé à Montréal ? Tu as le temps de t’y poser de temps en temps ?
Je ne tourne jamais plus de deux semaines d’affilée, j’ai besoin de rentrer chez moi. Montréal m’a élevé, c’est ma maison, j’y ai grandi, et j’ai besoin de m’y retrouver souvent pour pouvoir jouer du mieux que je peux, pour représenter ma cité. J’ai l’impression que si j’avais bougé de ville en ville, j’aurais pu traverser une crise identitaire, et cela se serait ressenti dans ma musique. Non, vraiment, j’ai envie de porter les couleurs de Montréal, qui ne représente pas un son spécifique, mais qui reste un endroit où la création est à son maximum, surtout en ce moment.
Tu as donc l’impression de faire partie d’une scène de Montréal ?
Ce que j’ai appris avec les années, c’est qu’on y trouve plein de petites sphères, c’est un peu comme à Paris d’ailleurs. Tout le monde se connait et s’entraide, et chacun fait ses soirées, défend son univers musical propre. J’ai fait mes propres soirées avec Jacques Greene, par exemple, qui défendent une esthétique que tu ne retrouveras qu’avec nous et notre clique, mais rien ne t’empêche de trouver des choses plus techno ou plus rap ailleurs en ville.
Tu as déjà envisagé de monter un projet musical avec Jacques Greene ?
Il y a longtemps, j’ai fait un remix d’un de ses morceaux, mais il évoluait sous un autre nom. La première fois que je suis venu jouer en Europe, c’était avec lui. C’est un de mes meilleurs potes, on a été à la fac ensemble, je l’ai rencontré là-bas. C’est vraiment le genre de type qui est en avance sur son époque. Il m’a appris à me servir d’Albleton Live, à l’utiliser en direct… Je ne serais pas la sans lui. On fera un truc ensemble, c’est obligé. Rien n’est planifié, justement parce que c’est une évidence pour nous, et que ça arrivera un de ces quatre quoi qu’il en soit.
Tu as souvent dit que tu n’es pas DJ, tu te considères comme quoi ?
Un DJ traditionnel sera celui qui va passer en club, qui va posséder un vrai truc pour s’adapter à l’endroit, pour passer des morceaux qui sont précisément adaptés à tel moment… J’ai toujours fait « mes sets », même s’ils ne contiennent pas que ma musique. Je ne sais pas m’adapter, je ne peux passer que le son avec lequel je me sens connecté. Quand je structure une performance sur Ableton, je peux découper plein de mini-passages, que je peux dégainer quand je veux. Du coup, mis à part l’intro et le final, tout est plus ou moins improvisé, en fonction du feeling. Mais ça représentera toujours ce que je suis.
Tu aurais fait quoi dans la vie, si tout ça n’était pas arrivé ?
Il y a toujours eu de la créativité dans ma vie, et je traîne depuis longtemps dans ce milieu là. Je ne me refuse rien, j’essaie aussi de peindre, par exemple. Du coup, je sais que si la musique n’avait pas été ma voie principale, je serais sans doute en train d’explorer une autre sphère pas très éloignée.
Comment vois-tu l’avenir proche de la musique électronique, telle que tu la pratiques ?
C’est en train de croître, à une vitesse folle, tu as du le remarquer. Je pense que d’ici quelques années, cet univers que nous défendons va prendre une place de plus en plus importante dans les courants mainstream. C’est à nous de pousser les choses de plus en plus loin. C’est le truc avec toute cette scène globale, avec Rustie, HudMo, Flying Lotus, Nosaj Thing ou moi-même : on est tous des hip-hop heads. On représente tous cet état d’esprit hip-hop, pas celui qui te fait dire « yo, old-school, tout ça », mais celui qui expérimente, qui tente de faire avancer la musique dans son ensemble. Notre plus grand souhait, c’est que quand l’un de nous sort un album, les gens se disent « qu’est ce que c’est que ce truc de dingue ? ». Il n’y a pas plus gratifiant que ça.