Liza N’Eliaz : quand le hardcore avait une reine
Extrait du numéro 90 de Tsugi (mars 2016)
Disparue il y a tout juste quinze ans, Liza N’Eliaz a donné ses lettres de noblesse à un genre qui reste encore aujourd’hui largement incompris : la techno hardcore. Retour sur le parcours hallucinant – hélas interrompu trop tôt – de celle qui a changé la vie de toute une génération de ravers.
Astropolis 2014. Pour ses vingt ans, le festival brestois a vu les choses en grand, invitant nombre d’acteurs historiques de la techno. Sur Mekanik, le plateau hardcore, ils sont tous là : Lenny Dee, Manu le Malin, Micropoint, Laurent Hô, Armaguet Nad. La scène est dédiée à la grande absente, disparue treize ans plus tôt mais que personne n’a oubliée : Liza N’Eliaz. L’empreinte indélébile qu’elle a laissée résonne encore à travers le déluge de BPM qui s’abat sur le manoir de Keroual. Si Radium, aujourd’hui pape du genre en France, a choisi ce nom de scène en 1993, c’est aussi à partir du nom d’un morceau de Liza. En 2001, lorsque les Heretik investissent la piscine Molitor pour une free party mémorable, ils n’oublient pas de lui rendre hommage sur le flyer. Même chez les nouvelles générations, son évocation ne laisse personne indifférent. Lorsqu’on demande à Julien, jeune teufeur de 22 ans habitué des free parties franciliennes, s’il connaît Liza N’Eliaz, il répond par l’affirmative et cite même son morceau préféré, « Is It Dark ? ». Pourtant Liza ne vient pas des free parties, elle en avait même horreur. Mais elle symbolise plus que tout autre l’époque dorée des raves 90’s et son courant musical le plus jusqu’au-boutiste.
UNE VIE AVANT LA TECHNO
Liza, née garçon mais se sentant profondément femme, vient de Belgique, de Flandre plus précisément, mais c’est en France qu’elle s’est révélée comme artiste et a fait l’essentiel de sa carrière. Si elle se fait remarquer dès ses débuts dans les raves parisiennes, c’est d’abord parce que, contrairement à la plupart de ses homologues, elle ne sort pas de nulle part et a déjà un passé scénique. Sensibilisée dès son plus jeune âge par son grand-père chef d’orchestre, elle fait ses gammes sur un piano et intègre un ensemble médiéval. Mais, très vite fascinée par les sons électroniques des synthétiseurs, elle rejoint plusieurs formations rock new-wave belges comme Les Tueurs de la lune de miel, Divorce et Krise Kardiak en tant que clavier. C’est en 1985, lors d’une tournée en Bretagne avec ce dernier groupe, qu’elle rencontre Yvette, celle qui va devenir sa compagne et manageuse. Liza s’installe alors dans le Finistère et commence à nourrir l’idée d’un projet solo. Elle trouve aussi son nom de scène définitif, à partir du patronyme d’Yvette Neliaz et du prénom Liza, qu’elle utilisait déjà en référence au surnom donné aux transsexuelles en Flandre. “Ça faisait une sorte d’anagramme, Liza et Neliaz se répondaient, ça sonnait bien”, se souvient Yvette. C’est également le moment où des ordinateurs personnels commencent à être commercialisés à des prix abordables, en particulier l’Atari. « Avant cela c’était trop coûteux de monter seul un projet électronique », rappelle Yvette. « Là elle pouvait faire ce qu’elle voulait. » Liza se lance donc sur scène, entourée de machines et d’un ordinateur. Et chante, en trafiquant sa voie avec des filtres. Le photographe Richard Bellia, qui la voit sur scène en bas résille à ce moment-là, évoque très justement une « Marylin Monroe punk ». Liza fait la première partie du groupe Minimal Compact et se produit même aux Transmusicales 1987 avec des chansons tordues, joyeuses et déjantées que le public techno ne découvrira qu’après sa mort via la sortie d’une compilation rétrospective.
UNE AURA HALLUCINANTE
« Un soir, elle est sortie dans un club d’Amsterdam, le Roxy », raconte Yvette. Le DJ résident y joue de l’acid-house, du new-beat et de la techno naissante. « Elle a eu la révélation de sa vie. » Avant tout musicienne, Liza songe d’abord à produire et sortir un disque pour le dancefloor. Puis elle s’investit dans le deejaying et décroche ses premières dates à Paris, notamment dans les soirées Invaders. C’est à ce moment-là que Patrick Rognant, alors animateur et programmateur à Radio FG – qui occupe une place centrale sur la scène techno et house – décide de la faire jouer régulièrement à l’antenne. « Je la connaissais déjà comme une très bonne musicienne, mais la surprise a été de découvrir qu’elle était aussi une excellente DJ. Elle est en quelque sorte devenue résidente de mes émissions. » Sa carrière démarre rapidement, d’autant qu’il y a peu de bons DJ’s avec une vraie culture musicale sur une scène rave alors balbutiante. Elle est aussi plus âgée que la plupart des participants et cultive désormais un look psychédélique, revêtant des tenues bariolées peintes à la main par Yvette. « Quand tu arrivais dans une soirée et qu’elle était là, tu ne voyais qu’elle », se souvient Morgan, fan de la première heure. « Toutes ces couleurs et sa personnalité androgyne tranchaient pas mal dans le milieu. Elle dégageait une aura hallucinante, presque extraterrestre. On se posait beaucoup de questions sur elle. » Liza est dans le même temps décrite comme une personne calme, discrète et réservée, assez éloignée de la musique de plus en plus énergique qu’elle distille aux oreilles de son public, jouant tête baissée et ne décollant jamais les yeux de ses platines. Elle est aussi ultraperfectionniste, comme se remémore King Smoke de GTI, l’un des tout premiers labels hardcore français. « J’ai eu l’occasion de fouiller dans son bac de disques et j’ai remarqué que sur chaque vinyle il y avait des annotations, les BPM de chaque morceau étaient indiqués. C’est la seule personne que je connaisse qui faisait cela. Elle prenait les choses très au sérieux. »
LAST NIGHT LIZA SAVED MY LIFE
Liza N’Eliaz à la rave Metamorphose au Bourget (1993). ©Olivier Degorce
Liza est ainsi l’une des premières à mixer sur trois, voire quatre platines. Sa technicité impressionne ses camarades comme Jeff Mills, qui la regarde jouer, subjugué, lors d’une rave à l’Abbaye du Moncel en 1993. Dans le même temps, sa musique se radicalise petit à petit sous l’influence de la Belgique et de la Hollande. « Aux États-Unis, un DJ du nom d’Omar Santana va décider d’un seul coup de tout accélérer à 200 BPM. Lenny Dee va embrayer. Ainsi que les Hollandais avec le gabber », explique Patrick Rognant. Le hardcore tel qu’on le connaît aujourd’hui est né. Liza s’engouffre dans la brèche et fait découvrir ce son nouveau au public français. « Jouer à ces vitesses-là, il fallait pouvoir le faire. Ce n’était pas donné à tout le monde », ajoute, admirative, Yvette Neliaz. Désormais, dans les raves, beaucoup de jeunes DJ’s viennent regarder Liza mixer et s’inspirer de sa musique et de sa technicité. « Des gens qui ont maintenant 35/40 ans me disent que Liza a changé leur vie. Qu’ils n’étaient plus les mêmes en sortant de la soirée », raconte Yvette. Ainsi, les premiers labels hardcore hexagonaux se montent dès 1994 : Epiteth de Laurent Hô, GTI, Explore Toi. Liza, elle, démarre bientôt une carrière à l’international en jouant à Mayday, la plus grande rave allemande de l’époque, mais aussi à l’Energy de Zurich et à Hellraiser en Hollande, se produisant devant des milliers de personnes. En France, on la retrouve à Borealis ainsi qu’à la première édition d’Astropolis. À Paris, la scène rave, au départ unie, s’est séparée en plusieurs chapelles : techno, trance, hardcore… tandis que la house a repris le chemin des clubs. Liza se produit donc désormais dans des soirées dédiées au hardcore, notamment celles qu’Armaguet Nad organise mensuellement et dont elle est résidente. « Ce qui me plaisait dans les sets de Liza, c’est que c’était un peu plus fouillis que d’autres », résume King Smoke. « Elle avait l’art de raconter une histoire mais ça pouvait partir dans tous les sens. C’était un peu le train fantôme du hardcore. »
FIN DE RÈGNE
Alors que la scène hardcore se scinde elle-même en plusieurs entités, entre ceux défendant une musique très sombre et d’autres, à l’inverse, se dirigeant vers quelque chose de très happy/cheesy, Liza poursuit dans une voie très personnelle : le psychédélisme. Elle accélère encore le tempo et dépasse désormais allégrement les 250 BPM, inventant de toutes pièces ce qu’on appellera bientôt le speedcore. Après avoir signé des maxis sur des labels aussi divers qu’Atom, Bonzai ou Mokum, elle crée le sien, Provision, en 1997. La même année est aussi l’occasion d’un moment de bravoure lors d’Astropolis. Dans la crypte du château de Keriolet, elle entame un ping-pong anthologique avec son complice Jeff Mills. Une partie de l’assistance exulte, l’autre moins. « À la fin, Liza en avait un peu marre parce que son public était plus fanatique qu’elle. Certains ne comprenaient pas qu’elle joue avec Jeff, pour eux c’était un mec commercial. Ça l’avait vraiment énervée », précise Yvette. « Tout comme elle ne supportait pas ce surnom qu’on lui avait donné, Queen Of Terror. Elle n’avait pas l’intention de terroriser les gens. Elle voyait sa musique comme quelque chose de joyeux et pas du tout méchant, dark. Elle avait un côté très cartoonesque même. » Les temps changent aussi dans le milieu de la techno. D’un côté, les raves hardcore ont quasiment disparu au profit des free parties, avec une exigence musicale moindre, dans lesquelles Liza ne se reconnaît pas du tout. De l’autre, des guerres intestines dans une scène qui s’est professionnalisée. « Après le mythe anti star-system, certains DJ’s ont voulu devenir des stars. Cela a provoqué beaucoup de compétitions, de jalousies, de coups bas. Liza n’était pas du tout dans ce délire », conclut Patrick Rognant. Elle continue de se produire, mais moins régulièrement, d’autant qu’elle ne fait aucune concession musicale. Elle est même obligée de reprendre un boulot de secrétaire. Le 19 février 2001, elle décède des suites d’un cancer du poumon. Depuis, le hardcore a beaucoup perdu de son aspect expérimental et s’est formaté à l’extrême. Autant dire que la perte de Liza fut immense.