Lil’Buck, des rues de Memphis aux ballets classiques
Il y a 25 ans, la ville américaine de Memphis voyait naître dans ses rues une danse unique, faite d’orteils malmenés et de chevilles retournées : le jookin. Aujourd’hui, le boss de ce game s’appelle Lil’Buck, un danseur qui, grâce à cette discipline, a intégré le milieu de la danse classique jusqu’à travailler avec le grand chorégraphe français Benjamin Millepied. Cette culture et ce parcours fous sont désormais l’objet d’un documentaire, Real Swan, prévu en salle le 12 août. Rencontre avec le sujet principal du film, Lil’Buck, et son réalisateur, Louis Wallecan.
Dans ce documentaire, on sent le besoin de montrer Lil’Buck, mais aussi celui de montrer la ville de Memphis. Cette ville a une histoire forte avec le hip-hop, avec la danse…
Lil’Buck : Le jookin a été créé dans la ville même, dans ses entrailles. C’est une danse de rue, elle sent Memphis à plein nez. La danse est, comme souvent, indissociable d’une certaine musique, de la façon dont nous la créons à tel ou tel endroit. Chez nous, c’est le triple hi-hat, avec ses basses très profondes, comme des gongs. Nous avons notre propre façon de composer, de mixer, d’écouter la musique. Et la façon dont on bouge, dont on danse, vient s’imbriquer dans cette état d’esprit local.
Louis Wallecan : Memphis a une histoire particulière avec la culture, avec la musique en général, de par l’implantation des studios de soul music comme ceux de Stax, de par le blues… Ce n’est pas une ville historique de danse. Mais depuis les années 1990, le jookin a éclôt dans les clubs underground de hip-hop où les gens dansaient le gangsta walk, puis a été transformé en quelque chose de plus virtuose par la génération de Lil’Buck. À Memphis, il y a des problèmes sociaux importants, et aussi une force, un amour, une culture partagée incroyable. C’est le creuset de beaucoup de blessures.
Les pieds des jookers sont bien sûr très importants dans le film, mais les chaussures encore plus finalement. Est-ce que les jookers finissent par les considérer comme des prolongements du corps ? Comme de vrais outils de travail ?
Louis Wallecan : Clairement, c’est une seconde nature pour eux. Elles les fascinent, ils cherchent la bonne paire, le bon instrument de travail. Il y a aussi tout cet attrait pour la pop culture, la street culture, et donc la culture de la chaussure.
Lil’Buck : Les chaussures sont une extension de nous-mêmes. La notion de respect est très importante, je respecte énormément mes chaussures. Ça peut paraître fou de dire ça, mais c’est vrai. Quand on vient de la rue, on n’a pas envie des les abîmer. Mais en même temps, il faut danser avec toute la journée, en s’entraînant sur du béton, sur des parkings. Avant, je me foutais de les bousiller parce que je me disais que ça faisait partie de notre art. Mais aujourd’hui, je suis tellement dépendant de mes chaussures, elles ont pris une telle place dans ma vie, que je dois les choyer.
« Les chaussures sont une extension de nous-mêmes. Quand on vient de la rue, on n’a pas envie des les abîmer. »
À quel point une paire peut-elle changer ta façon de danser ?
Lil’Buck : Par exemple, la Air Force One est très populaire chez les jookers parce qu’elle a cette énorme semelle qui permet de tenir sur les pointes, et en même temps de tenir la cheville. Il y a aussi l’adhérence qui change. Si tu veux faire glisser tes pieds sur du béton, mieux vaut prendre une paire qui n’adhère pas trop. Si tu veux faire plus de sauts, il t’en faut des plus légères, d’autres donnent une meilleure impulsion au niveau du talon, etc.
On sent que dans l’histoire du jookin, la viralité des vidéos, leur propagation sur les réseaux est absolument primordiale… Se filmer et mettre les vidéos en ligne sont une partie intégrante de la culture du jookin ?
Lil’Buck : Je ne dirais pas ça. Je crois que si on a beaucoup de vidéos dans le jookin, c’est surtout par souci de préservation. C’est comme quand un rappeur se filme en train de freestyler. Il veut immortaliser le truc, mais il ne pense pas, en filmant, à devenir célèbre. Pour la danse, c’est la même chose. Nous voulons que le monde sache que nous existons. Il y a un domaine dans lequel nous excellons, qui nous appartient, qui nous permet d’être quelqu’un… Faisons-en des DVD, faisons-nous un peu d’argent en les vendant. Mais surtout, lorsque les générations futures retomberont sur ces vidéos, sur ces cassettes, elle se diront : « Wow, ces mecs, c’était quelque chose ! Ils étaient vivants. »
Louis Wallecan : Ces danseurs ont grandi avec YouTube, ils se filment aussi parce que ça fait partie du côté compétition du jookin. C’est un peu à celui qui aura le plus de likes, et ça a son importance, c’est indéniable.
« Lorsque les générations futures retomberont sur ces vidéos, sur ces cassettes, elle se diront : « Wow, ces mecs, c’était quelque chose ! Ils étaient vivants. » »
Est-ce que ces vidéos, leur esthétique, ont pu influencer la manière dont tu as tourné ce documentaire ?
Louis Wallecan : C’est vrai qu’on a voulu laisser le temps, l’énergie se déployer, donner de l’amplitude. Il fallait retranscrire une sorte de poésie, et les plans séquences que l’on retrouve souvent dans les DVD de jookin de l’époque étaient une source d’inspiration en effet.
L’un des tournants de la vie et de la carrière de Lil’Buck a lieu en 2015, lorsque le réalisateur Spike Jonze poste une vidéo d’une de ses prestations avec le violoncelliste Yo-Yo Ma. Qu’est-ce que cela a changé pour le jookin ?
Lil’Buck : Ça a ouvert le monde à cette danse, et inversement. La base du jookin, c’est le freestyle. Il y a des fondamentaux, mais aussi une grande part de créativité, de singularité dans les pas, les mouvements etc. Cette vidéo avec Yo-Yo Ma montre bien cela, on sent qu’il y a de l’improvisation, de l’interaction spontanée entre lui et moi. Les gens se sont dit : « Ok, il se passe un truc fou à Memphis. » Ça a été décisif pour tout le monde.
C’est aussi cette vidéo qui te permet d’intégrer le milieu de la danse classique. On entend souvent dire que c’est un milieu assez conservateur, qu’en penses-tu ?
Lil’Buck : Ce n’est pas un milieu aussi libre que celui de la street dance, c’est certain. Les fenêtres de créativité sont plus étroites, mais elles existent, et il faut s’engouffrer dedans. Personnellement, j’avais déjà une singularité très forte dans le jookin. C’était plus aisé pour moi d’intégrer le monde classique parce qu’il faisait déjà partie de ma personnalité artistique. Dans mon jookin, on retrouve cette discipline, cette mécanique dans laquelle il faut exceller. Travailler la même chose des milliers de fois pendant des jours, c’est quelque chose que j’aime faire depuis mes débuts.
Est-il difficile d’être intégré dans ce milieu lorsque l’on est un jeune homme noir originaire de Memphis ?
Lil’Buck : Bonne question… Je ne sais pas pour être honnête. Pour moi, ça n’a pas été compliqué parce que je n’étais pas le premier jooker du monde. Il y en avait avant moi, et ils avaient déjà gagné un certain respect. C’est vrai que ce sont très majoritairement des Blancs qui pratiquent la musique classique. Misty Copeland a fait bouger les choses en étant l’une des premières danseuses noires à s’imposer dans le milieu, mais ça a été extrêmement dur pour elle. Beaucoup de ballets ne sont joués que par des Blancs. Nous devons toujours travailler deux fois plus dur que les autres, même si les choses changent. Moi, je me foutais d’être respecté en tant que danseur classique par ce milieu. Tout le monde me respectait déjà en tant que jooker. « Je ne connais pas ce monde, j’apprends à le connaître, mais toi, tu ne connais absolument rien de mon monde. » : ça a été mon approche, et ils étaient obligés de la respecter.
Louis Wallecan : Le talent de Lil’Buck est tel qu’il parvient à brouiller les frontières. Les gens du ballet sont séduits, intéressés par sa virtuosité. Il a eu une formation classique assez jeune, il s’est fondu dans ce milieu parce qu’il est très travailleur et qu’il a pu grâce à cela toucher des gens de tous les milieux. Les institutions sont en général conservatrices, ça n’est pas une nouveauté, mais les mecs comme Lil’Buck amènent une étincelle là-dedans.