Les Ramoneurs de Menhirs : Breizh’s not dead
Vitry-sur-Seine (94) – 23 mars – 2 h 30
Nous sommes au Local Kipik, une salle de concerts top (personnel sympa, bar cool et déco chaleureuse) de Vitry, riante commune de 85 000 habitants de la “ceinture rouge”. Sur scène, Dr Schultz Experience, le projet parallèle de Schultz, le frontman des survivants punk de Parabellum, attaque une reprise graisseuse de “Reelin And Rockin”, un classique antédiluvien de Chuck Berry. Au milieu du public en mode “Friday night rock fever”, on remarque un type à l’allure bizarre : tatouages bleus jusqu’au bout du nez, crâne rasé sauf deux longues nattes de sioux, gris-gris variés autour du cou et des poignets… On dirait un hybride de guerrier picte et de medicine man. Les yeux fermés, l’étrange personnage danse comme un shaman. Il s’agit de Loran, l’ancien guitariste des Bérurier Noir, qui officie désormais dans les Ramoneurs de Menhirs.
Flashback : Vitry-sur Seine – 22 mars – 21 h 45
Quelques heures plus tôt, dans la minuscule (et atrocement enfumée) loge du Sub, la “salle de concerts municipale de musiques actuelles” de Vitry, Loran et ses camarades des Ramoneurs attendent de monter sur scène. Ce week-end, ils vont donner en vingt-quatre heures pas moins de trois concerts dans trois villes différentes ! Les Ramoneurs sont nés en 2006 de manière tout à fait inattendue : reformé (“transformé” selon le langage officiel béru) depuis trois ans (le groupe s’était dissous en 1989), Bérurier Noir devait se produire sur le camion d’un collectif pour le 1er Mai. François, le chanteur du groupe, annonce alors qu’il ne participera pas au concert pour des raisons connues de lui seul. Les deux autres membres du groupe, Loran et le saxo Masto, décident de jouer quand même sous le nom d’Amputé. Apprenant la nouvelle, François pique une des colères froides qui le caractérisent. Il décide de saborder le groupe en envoyant un communiqué de presse à l’AFP. Alors que François vogue vers de nouveaux horizons (il devient historien et ingénieur de recherches au CNRS), Loran ne reste pas inactif longtemps. Le joueur de bombarde Éric Gorce, un ancien punk qu’il connaît depuis le début des années 80 et qui avait participé à plusieurs enregistrements des Bérus, lui propose de venir jouer sur le disque de musique bretonne qu’il est en train d’enregistrer avec le sonneur (biniou) Richard Bévillon. Loran débarque donc au studio du Quai de la Gare, un haut lieu de la musique alternative des années 80 où les Bérus ont enregistré certains de leurs disques les plus fameux comme Concerto pour détraqués. Il doit ajouter ses riffs sur un morceau où chante Louise Ébrel, une septuagénaire bien connue dans le circuit des fest-noz. L’enregistrement se passe bien, tellement bien qu’un morceau supplémentaire est écrit dans la foulée. Après trois ans de psychanalyse bérurière, le guitariste redécouvre la joie de jouer sans pression. Il conclut que “quand il y a une belle osmose comme ça, un groupe doit être créé”. Le trio débauche donc le chanteur Maurice Jouanno dit Momo (un prof de langue bretonne) et part ramoner les menhirs sur les routes d’Armorique, de Gaule et d’ailleurs.
Comme avec ses groupes précédents, Loran préfère jouer avec une boîte à rythmes plutôt qu’un batteur. Il dit “fusionner avec la boîte qui lui sert de métronome et donne un côté shamanique à la musique”. Les quatre Ramoneurs sont parfois renforcés par un joueur de cornemuse voire, sur certaines grosses dates, par un bagad au grand complet. L’indestructible et altière Louise Ébrel les rejoint aussi de temps à autre, la désormais octogénaire n’étant absolument pas étonnée par les looks punkoïdes (crêtes et compagnie) de ses compagnons ni par leur son qui fusionne musique traditionnelle bretonne et ultraminimalisme bérurier. À Vitry, comme partout, le concert des Ramoneurs affiche complet, un peu plus de 150 personnes. Le groupe a choisi de privilégier les petites ou moyennes salles comme par exemple le New Morning à Paris et fuit comme la peste tout ce qui fonctionne un peu trop selon les règles du profit. Même le festival des Vieilles Charrues, qui a sollicité deux fois le groupe, a été éconduit. “Ce qui me gave avec les Charrues, c’est que, d’accord il y a un forfait pas cher, mais il leur arrive de payer des cachets d’un million d’euros voire plus à certains artistes et je ne peux pas cautionner ça, explique Loran. Tant qu’il y aura des gamins à la rue, des gens qui n’auront pas de toit, qui n’arriveront pas à se chauffer normalement ou à avoir une hygiène de vie potable parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers adéquats, tant qu’on expulsera des Roms, je trouverai que c’est une provocation de payer un artiste un million pour un seul concert !” On l’a compris, les Ramoneurs sont un groupe engagé dans la plus pure tradition bérurière, en particulier en faveur de la défense de l’identité bretonne (Momo est intarissable sur le sujet). Le groupe se produit d’ailleurs régulièrement lors de rassemblements altermondialistes ou assimilés et a donné, par exemple, un concert de soutien aux opposants de Notre-Dame des Landes. Pourtant, contrairement à ce que l’on pouvait craindre, le public des Ramoneurs ne se recrute pas seulement chez les survivants du rock alternatif nostalgiques des années 80 ou les punks à chiens. Ce soir d’ailleurs, seule une petite dizaine de vétérans a fait le déplacement à Vitry (dont Marsu, l’ex-manager des Bérus), le reste des spectateurs se distinguant par son jeune âge (environ 20 ans), son éclectisme (étudiants de l’École du Louvre, lycéennes métalleuses qui headbanguent comme au Hellfest, etc.) et l’enthousiasme avec lequel il accueille le groupe. Bien qu’une partie de la troupe soit passablement éméchée (les cubis de rouge et les packs de Kro ont fait mouche), les Ramoneurs scotchent le public avec un set qui alterne traditionnels bretons et hymnes béruriers, “Vivre libre ou mourir” déclenchant une hystérie spectaculaire qui prouve que les Bérus ont su séduire les jeunes générations et demeurent la référence du rock contestataire ici-bas. Dans un autre milieu, on dirait qu’ils sont “fédérateurs et transgénérationnels”, ha, ha.
Vitry-sur-Seine – 23 mars – 7 h
Après seulement deux heures de sommeil, Loran se réveille dans l’appart’ de l’organisateur du concert de la veille. Le reste du groupe est parti dormir après le concert, laissant le guitariste aller au bout de la nuit et “échanger” avec des rencontres de passage comme il aime le faire. Des Belges venus spécialement pour l’occasion ont disparu avec trois grammes dans le sang. On ne saura jamais s’ils ont trouvé la route de Bruxelles qu’ils cherchaient au milieu des cités… Parmi les rescapés, on remarque une étudiante aixoise aux cheveux bleus et une adolescente de Versailles qui n’en croit pas ses yeux d’avoir passé une nuit presque blanche avec le “mec des Bérus”.
Une petite heure plus tard, le matériel est chargé dans le minibus du groupe. Joël, le chauffeur et responsable du merchandising, découvre que le coffre a été forcé et tout le monde se félicite d’avoir pris la décision de laisser le matos dans la salle pour la nuit. Mais pas le temps de gloser : Julie Pixhell, la tour-manageuse tout juste trentenaire, speede sa bande de zombies. Les Ramoneurs doivent donner avant le déjeuner un concert à cinquante kilomètres de là !
Triel-sur-Seine (78) – 23 mars – 10 h 30
La route s’est passée dans un silence presque absolu. Loran a dormi en boule sur la lunette arrière du camion pendant que les autres comataient. Comme Vitry, Triel (12 000 âmes) s’étire sur les bords de la Seine mais c’est comme si on avait changé de planète : après les cités livides du Val-de-Marne, place aux pavillons en pierre meulière des bourgeois des Yvelines. Le groupe a été invité par une assoc’ et sera la seule et unique attraction d’un fest-noz donné dans le cadre de la Saint-Patrick. Sur place, c’est l’hallu : les Ramoneurs doivent jouer sur une scène installée à l’entrée du marché et, détail quelque peu effrayant, il n’y a pour l’instant personne, si ce n’est un poissonnier et un vendeur de paella. La place se remplit pourtant assez rapidement pendant la balance et c’est finalement devant près de 200 personnes que les Ramoneurs attaquent à 11 h un set (fest-noz oblige) exclusivement constitué de morceaux bretons. Le public est bigarré : familles avec enfants, jeunes métalleux, bikers burinés, notables chabroliens et l’incontournable poignée de punks… Tous accueillent avec enthousiasme la performance compacte et sans faille des Ramoneurs (au contraire de celle un peu trop alcoolisée de la veille). À la fin, une vieille dame vient féliciter Laurent, l’iroquois ingénieur du son et lui explique qu’elle est “contente de retrouver la musique qu’elle écoute quand elle va en Bretagne”. Cette fois, le groupe ne peut pas consacrer trop de temps à “échanger” avec son public. Loran signe un dernier autographe et le camion quitte la place du marché sous les vivats.
Saint-Mathurin-sur-Loire (49) – 23 mars – 23 h 45
La salle des fêtes de cette jolie commune de la périphérie d’Angers (2 500 habitants) est noire de monde : une fois encore, le concert des Ramoneurs, qui jouent en tête d’affiche du festival associatif Les Hérons Math’ le Son (sic), est complet : environ 500 personnes de la région, pour l’essentiel âgées d’une vingtaine d’années et, souvent, copieusement alcoolisées. Dans les loges, une partie des musiciens digère le couscous du catering en sirotant le merlot servi en cubi. Végétarien depuis plus de vingt ans, Loran a (pour une fois) mangé : une bouillie marron à l’allure peu ragoûtante. Il change ensuite ses cordes avant de discuter le bout de gras avec les types d’un autre groupe. L’un d’eux confie : “Quand j’étais petit, j’écoutais les Bérus au casque tous les soirs.” Ce soir, pas le temps d’effectuer une balance, juste celui de vérifier les branchements. Laurent, l’ingénieur du son, exulte : le matos est bon et il prédit un son énorme. Il ne ment pas : le line-check n’est même pas terminé que les premiers accords de Loran et la mise en route de sa boîte à rythmes déclenchent un pogo. Galvanisés par l’ambiance et par le précédent concert à Triel, les Ramoneurs prennent la scène d’assaut comme des Du Guesclin punk, renforcés pour l’occasion par un joueur de cornemuse du bagad de Saint-Malo. Pendant près de deux heures trente, tels des druides keupons, ils entraînent le public dans une transe primale interrompue seulement par les pamphlets de Loran qui dénonce les expulsions de Roms ou explique qui est Leonard Peltier (un militant amérindien).
Saint-Mathurin-sur-Loire – 24 mars – 2 h 15
La salle doit fermer. Le gros du public est parti mais une poignée d’irréductibles squatte encore le devant de la scène. Loran revient interpréter une belle version acoustique de “Vivre libre ou mourir”. En vingt-six heures, les Ramoneurs ont joué sept heures et demie. Qui dit mieux ? (Olivier Richard)
Breizh un jour…
Chez Coop Breizh, outre l’album de Bévillon et Gorce, Kerne Izel (2006), on peut trouver les deux disques des Ramoneurs de Menhirs : Dañs an Diaoul (2007) et Amzer An Dispac’h (2010). Un troisième album est en cours d’écriture. Quant à l’intégralité de la discographie de Bérurier Noir, elle vient d’être rééditée, également chez Coop Breizh. Loran estime que le groupe a vendu deux millions d’albums depuis sa formation, il y a trente ans. Le 31 octobre 2013, un cabaret, “lieu de résistance artistique”, la “vision de l’endroit idéal” de Loran ouvrira à Combrit Sainte-Marine (Finistère).
Olivier Richard