Les clubs européens victimes de la gentrification ?
Après avoir connu une période de développement faste entre le début des années 80 et la fin des années 90, l’ère dorée des clubs semble être désormais plus que jamais sur le déclin. Prenant l’exemple de Berlin après la chute du Mur, The Economist dresse un portrait peu reluisant du futur du milieu. 1991, les deux Allemagnes sont réunies depuis deux ans déjà et Berlin vit une période d’effervescence culturelle où tout semble possible et permis. Naissent alors des lieux underground par dizaines, lieux d’où émane cette musique, alors nouvelle pour tous : la techno; un moment « d’anarchie culturelle » d’après Dimitri Hegemann, l’un des fondateurs du célèbre club berlinois Tresor, ouvert en 1991. Il en était alors de même dans les autres capitales européennes, Londres – avec des clubs comme Fabric, ouvert en 1999 – et Amsterdam en tête.
Pourtant depuis cette époque, les choses ont bien changé – et pas dans le bon sens du terme. Entre 2001 et 2011, le nombre de discothèques aux Pays-Bas a diminué de 38%. Une baisse considérable similaire à celle se déroulant au même moment en Angleterre : en 2005, on dénombrait 3144 clubs; dix ans plus tard, plus que 1733 d’après l’Association of Licensed Multiple Retailers. De même, les revenus engrangés par l’industrie sont passés de 1.5 milliards de livres sterlings en 2010 à 1.2 milliards en 2015. La question se pose donc sur la perennité de ces lieux, au vu de la fermeture de certains endroits mythiques de la capitale allemande – on pense, par exemple, au Stattbad – et d’Europe de manière plus générale.
D’après le DJ Sven von Thülen (qui a compilé une histoire orale du clubbing, “Der Klang der Familie” pour laquelle il a interrogé pas moins de soixante-dix acteurs de la musique : DJs, fondateurs de clubs etc), cela va de pair avec le fait que la plupart des villes européennes deviennent des lieux agréables où vivre. « Désormais, même à Berlin il est compliqué de trouver un lieu inutilisé intra-muros ». « L’augmentation des loyers est également un problème » d’après Lutz Leichsenring de la Club Commission, autant à Berlin qu’à Londres. Cette même augmentation des loyers qui va de pair avec la gentrification et le fait qu’une population plus aisée et prête à mettre plus d’argent dans l’immobilier envahisse les villes – là encore, on pense à Berlin et aux quartiers, originellement populaires de Neukölln et Kreuzberg, désormais inaccessibles pour une bonne partie de la population.
Prenons l’exemple de Londres. Depuis quelques années, une réelle menace plane sur les lieux de fête de la capitale anglaise. Depuis 2007, elle a perdu 35% des revenus obtenus grâce à la scène musicale et le nombre de lieux programmant de nouveaux artistes est tombé de 136 à 88 – le Vibe Bar a ainsi mis la clé sous la porte, tout comme le Madame Jojo’s, le Plastic People, The Joiners ou encore le pub The Elephant & Castle, lieu de naissance du garage à Londres, transformé il y a peu en agence immobilière. Ce déclin est donc bien le signe, à l’instar d’autres grandes villes comme Paris (le triste sort de la Miroiterie) ou Berlin (cf. l’augmentation des tarifs de la GEMA – l’équivalent de la SACEM, qui avait menacé de fermeture de nombreux lieux berlinois dont le Berghain en 2012); de cette fameuse gentrification à l’oeuvre un peu partout en Europe – mais également aux Etats-Unis.
On pense également à Andrew Weatherall, forcé de quitter son mythique studio d’enregistrement dans le quartier de Scrutton Street – entre Old Street et Brick Lane – à Londres, pour cause de « développement immobilier ». Dans une interview accordée à The Ransom Note, Weatherall se disait en effet victime de cette gentrification qui ronge East London « Au fond de moi-même, je savais il y a déjà sept ou huit ans que mon heure allait probablement arriver. C’était samedi après midi, j’ai vu les limousines se déployer et vomir leurs enterrements de vie de jeune fille sur les trottoirs de Old Street. Dans mon bunker, je me sentais comme un soldat japonais tapi dans la jungle qui refuse de croire que la guerre est terminée. C’était une guerre, avec une nouvelle atrocité par jour : une boutique Ted Baker qui ouvrait ici, une entreprise de street art qui apparaissait là. Et des putains d’appartements luxueux qui jaillissaient partout. »
Et à mesure que la gentrification opère dans les villes, nécrosant les quartiers les uns après les autres et les rendant tous semblables, les politiques locaux – les maires et autres – deviennent plus strictes envers les clubs. Rappelons le cas du Madame JoJo’s qui a été contraint de fermer après que deux videux aient brandi une batte de baseball contre une foule bruyante; ou encore le cas de Fabric, qui a du se battre en justice durant un an – et qui a gagné, fort heureusement – pour que l’idée portée par le Conseil d’Islington de mettre en place des brigades cynophiles anti-drogues devant les portes du club ne passe pas.
Pourtant, de nombreux clubs essayent de se fondre dans le voisinage en portant plusieurs casquettes : celui de club oui, mais également celui de restaurant en journée, celui de pop-up store, ou encore celui de bibliothèque. On pense ainsi à ce nouveau club, De School, qui ouvre ce mois-ci à Amsterdam et qui, 24/24 7/7, permettra aux visiteurs de chiller toute la journée dans le centre culturel, sans pour autant rentrer dans le club. Mais cela n’empêche évidemment pas certains voisins mal intentionnés de se plaindre des nuisances sonores, et autres. D’où la création depuis quelques années de « maires de la nuit » dans diverses villes dont Amsterdam ou Londres, chargés de la médiation entre les différentes parties. D’après Sven Von Thülen, il est désormais impossible d’ouvrir un club sans avoir un réel business plan et sans faire preuve de beaucoup de patience.