Les batteurs de jazz sont-ils les nouvelles machines ?
La musique électronique pousse les batteurs de jazz du XXIe siècle à devenir sans cesse plus virtuoses et inspirés. État des lieux.
Article issu du Tsugi 132, disponible en kiosque et en ligne.
Par Florent Servia.
Un musicien peut-il traverser une époque en ignorant les mouvements musicaux qui lui sont contemporains ? Est-il seulement imaginable que le jazz soit perméable à ce qui l’entoure ? Devant l’omniprésence des musiques électroniques, les dernières générations de batteurs de jazz participent à la mutation de son essence : le groove. Les musiciens de jazz ont grandi avec leur temps, apprenant les standards du genre tout en écoutant les multiples révolutions musicales que leur époque vivait. Après avoir été samplés par le hip-hop, ils ont prêté une oreille intéressée à ce que la culture du breakbeat et des boîtes à rythmes amenait de neuf dans le déploiement du rythme. Et, ce qui était originellement joué aux machines a été repris par des batteurs au tournant du siècle dans une boucle infinie d’inspiration réciproque.
À lire également
D’où vient l’incroyable vitalité de la nouvelle scène jazz UK ? De Tomorrow’s Warriors
J Dilla, MPC et hip-hop
Pour le Chicagoan Makaya McCraven, 36 ans, batteur-star du jazz contemporain, adepte de l’auto-sampling et nouvelle signature du label anglais XL Recordings (Radiohead, Tyler The Creator, Vampire Weekend…), l’influence rythmique du hip-hop sur le jazz était inévitable. « Soyons francs, comment peux-tu avoir 45 ans et n’avoir pas écouté de hip-hop, de R&B ou toute musique qui utilise des boîtes à rythmes ? La batterie a fait du chemin. Elle le doit aussi à l’histoire de la musique électronique. Bien sûr, l’idée de mixer le hip-hop et le jazz n’est pas nouvelle. »
XL avait sorti le dernier album studio de Gil Scott-Heron de son vivant, I’m New Here (2010);
INSERT INTO `wp_posts` VALUES Makaya l’a réimaginé, en début d’année 2020, avec We’re New Again. Le XXe siècle a ainsi consacré des batteurs avant-gardistes en modèles pour leurs successeurs. Depuis le début des années 2000, les Américains Karriem Riggins (J Dilla, Slum Village, Erykah Badu, Madlib, Earl Sweatshirt, Kaytranada) Chris Dave (D’Angelo, Robert Glasper, Anderson. Paak) ou Nate Smith (José James) et l’Anglais Richard Spaven (Guru, Flying Lotus, José James) retracent dans le jazz ou dans la musique électronique la signature rythmique du beatmaker J Dilla : un groove en retard sur le temps, dit “laidback” et “offbeat”. Nés sur l’Akai MPC, cette machine aux gros boutons carrés qu’il utilisait comme un instrument, ses beats ont été propagés par les membres du collectif néo-soul The Soulquarians, dont il fut l’un des cofondateurs : The Roots (par l’entremise du batteur Questlove), Erykah Badu, Common, D’Angelo. Mort prématurément en 2006 et très vite devenu légendaire, J Dilla compte parmi les très rares beatmakers à avoir changé le langage commun de la batterie. Après avoir largement samplé le jazz acoustique, il en était devenu une source d’inspiration, dans la tradition très jazz du “relevé” : reproduire à l’oreille ce qu’on entend pour mieux s’en imprégner. Les sons et les inspirations changent avec leur époque, mais la méthode reste. Aussi, Makaya McCraven, qui voulait “jouer de la musique appréciée par [ses] contemporains” en plus d’apprendre les classiques, a-t-il été amené “à copier les machines”. Il se souvient : “Les batteries électroniques ont d’abord cherché à imiter les musiciens live. Mais la drum’n’bass est incroyable pour les batteurs. Quelle virtuosité il faut ! On veut pouvoir imiter la régularité parfaite des machines, alors j’ai appris à être métronomique. Toutes ces informations nourrissent les jeunes batteurs.” Et mettent au défi les fans qu’ils sont : avec la double envie de dépasser leurs limites et de maîtriser les codes d’une musique qu’ils admirent.
« Soyons francs, comment peux-tu avoir 45 ans et n’avoir pas écouté de hip-hop, de R&B ou toute musique qui utilise des boîtes à rythmes ? »
Londres bat la mesure
À Londres, les yeux de Richard Spaven sourient quand il se remémore, plus de vingt ans après, sa découverte de la scène drum’n’bass, à l’adolescence, quand il allait à ses répétitions d’orchestre de jazz avec de la drum à fond dans la voiture, fenêtres ouvertes, qu’il fréquentait les soirées club de Goldie (Metalheadz Sunday Sessions) au Blue Note de Londres ou qu’il croisait le groupe Source Direct dans les rues de Saint Albans, sa ville natale. C’était à la fin des années 90, mais pour Richard Spaven, la drum’n’bass n’a jamais disparu : “On n’avait jamais entendu ça ! J’ai gardé un poster des DAT Tapes du label Metalheadz accroché chez moi. Je pensais que, peut-être, le genre finirait par perdre de son intérêt pour les gens. Mais ce n’est pas le cas. Je passe des morceaux de Source Direct qui datent de 1997 en master class. Et les élèves veulent toujours connaître ces disques, qui leur paraissent encore très frais ! J’ai beaucoup travaillé à reproduire ce que j’entendais, à jouer comme une machine, se souvient-il. Je peux affirmer que la drum’n’bass définit ma manière de jouer.”
Des tempos à 180 BPM (très rapides), un rythme syncopé, des lignes de basses lourdes à basse fréquence et des mélodies minimales : la drum incarne l’une des déflagrations musicales à rayon large du Royaume-Uni. Avec ceux du broken beat et du dubstep, ses rythmes s’y sont installés durablement. “C’est quand tu y ajoutes une touche humaine que cela devient vraiment intéressant, précise Richard Spaven, avec l’improvisation et les fioritures qu’une machine ne permettrait pas.” Précurseur, le batteur l’a aussi été en adoptant très tôt l’influence de Dilla sur son jeu : “Ma collaboration avec Jordan Rakei (chanteur néo-zélandais installé à Londres, ndr) depuis mes albums The Self (2017) et Real Time (2018) fonctionne aussi parce qu’il sait se placer naturellement en arrière du temps, et que le groove de Dilla lui est naturel.”
Aujourd’hui, la musique électronique continue d’inspirer les plus jeunes générations de batteurs londoniens formés au jazz, mais aussi aux musiques caribéennes et au hip-hop. Parmi eux, le jeu frénétique métronomique, très syncopé et composé de motifs simples de Yussef Dayes (entendu avec le crooner néo-soul anglais Tom Misch) a eu son importance dans le renouveau du public jazz ces dernières années, en le ramenant sur les pistes de danse. Enregistré avec le claviériste et producteur house Henry Wu (Kamaal Williams), l’album Black Focus (Brownswood, 2017) a été un franc succès déjà couronné de l’aura du groupe mort-né (ses deux leaders se sont brouillés). Inspiré du jazz fusion des années 70, du broken beat et des breaks du hip-hop, le projet a éclairé de vieilles passions sous un nouveau jour. Mais d’autres souhaitent aller plus loin. “Je préfère dialoguer avec les machines que les copier. Je ne suis pas de la même génération que Chris Dave, Karriem Riggins, Makaya MCraven et Richard Spaven”, explique Moses Boyd, batteur anglais de 28 ans, dont le dernier album reflète un intérêt aussi fort pour la musique électronique, l’afrobeat et le jazz.
À lire également
Qui est Yussef Dayes, métronome de la nouvelle scène jazz UK
Sorti en février 2020, Dark Matter a été produit par le batteur lui-même. Moses Boyd a eu ses premiers cours de MAO (musique assistée par ordinateur) au collège, il y a quinze ans, quelques semaines avant de commencer la batterie ! “On nous a appris à utiliser Fruity Loops, Cubase ou Reason dès le départ ! Mais aussi à nous servir de la technologie MIDI comme à produire des beats électroniques. Alors pour moi, c’est tout aussi naturel que de jouer de la batterie acoustique.” Moses Boyd est d’une génération où les rythmes hip-hop, drum’n’bass ou broken beat faisaient partie du paysage. Nourri par les avancées de ses aînés, il a profité d’une technologie de production musicale électronique et digitale plus développée pour placer plus rapidement son curseur ailleurs : “J’aime pousser les machines jusqu’à leurs limites et voir ce qui en ressort. Mais aussi les faire coexister à ma batterie. Utiliser ma 808 tout en jouant du Max Roach à la batterie. Cela demande une bonne connaissance des fréquences (laquelle risquerait d’empiéter sur l’autre) ainsi que la capacité d’accorder ta batterie à ta boîte à rythmes.”
Brouiller les lignes
Les batteurs s’amusent à brouiller les lignes entre ce qui est acoustique et électronique. Pour Karriem Riggins et Makaya McCraven, cela passe par la postproduction. Ils travaillent à la manière de producteurs, se servent des logiciels de MAO comme d’un espace supplémentaire d’expérimentation. Makaya, lui, en a fait sa signature depuis la parution d’In The Moment en 2015 sur le label International Anthem : à travers le logiciel Ableton, le batteur de Chicago déconstruit abondamment le matériau de ses concerts enregistrés. Il découpe, colle, travaille les textures et fait de ses disques une expérience unique. “Je tiens ça de Madlib. Quand je l’écoutais, je savais que certaines parties étaient jouées pour ses projets, par des instruments, et que d’autres étaient samplées. Mais c’était parfois très dur à identifier. Cela me fascine. J’ai voulu le faire à ma manière. Comment garder la profondeur de la musique acoustique tout en proposant de la beat music ? L’électronique manque parfois de la subtilité et de la profondeur de la musique acoustique. Elle peut devenir ennuyeuse sur scène.”
Un manque de nuances auquel devrait remédier la technologie Sensory Percussion, soit “l’avenir de la musique électronique propulsé par la batterie”, selon son fabricant Sunhouse. En reliant l’ordinateur à des capteurs électroniques posés sur les éléments de la batterie, cette technologie américaine permet d’associer des dynamiques ou des timbres de la batterie à différents sons ou textures programmés sur l’ordinateur. “Sensory Percussion innove en étant extrêmement sensible, raconte Ian Chang, le batteur du trio américain pop Son Lux. Cela permet d’arriver à un rendu organique très expressif – parce que joué à la main – dans un contexte électronique.” Formé au jazz, soucieux de façonner son propre son, Ian Chang profite de Sensory Percussion pour travailler les textures autant que les possibilités soniques et rythmiques dans ses premières aventures en solo : l’EP Spiritual Leader, en 2017, et l’album, Belonging, en 2020. Pour le Français Tiss Rodriguez, fils des fondateurs du Baiser Salé (club de jazz parisien), batteur de Catherine Ringer et cofondateur du trio de jazz très futuriste, Bada-Bada, “c’est une révolution en marche, qui va bouleverser l’approche de la batterie pour ceux qui l’utiliseraient dès leurs débuts à l’instrument. Tu n’as même plus besoin de programmer les delays pour une mesure en particulier, mais en fonction de la puissance utilisée, donc quand tu veux. Avec dix endroits repérables par le capteur sur chaque élément de la batterie, la technologie épouse complètement la démarche de l’instrument”. Encore nouvelle et à explorer, la technologie est déjà plébiscitée par certains des batteurs de jazz les plus respectés du moment (Marcus Gilmore, Mark Guiliana, Arthur Hnatek, Gregory Hutchinson). Soit des instrumentistes virtuoses qui devraient une fois de plus amener plus loin la musique électronique.
❏
Article issu du Tsugi 132, disponible à la commande en ligne