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Bâche représentant Ademos et N.O.S. du groupe PNL à la cité Gagarine (Ivry-sur-Seine) ©Lionel Bonaventure / AFP
20 octobre 2021

Le rap en France : état des lieux

par Tsugi

À l’initiative de Red Bull France et en partenariat avec la Sacem, Tsugi et l’agence de production de concerts Super! ont réalisé une enquête pour mieux cerner l’impact actuel des musiques urbaines. Les résultats ont été dévoilés à l’occasion du MaMA le 14 octobre dernier. Les voilà, sous deux formes, d’abord un article écrit par Olivier Richard à partir des données chiffrées de l’enquête et publié dans le dernier numéro de Tsugi, mais aussi à travers tous les chiffres que nous avons réunis, venant de différentes institutions, les sondages que nous avons nous même réalisés et pour finir la transcription des entretiens que nous avons réalisés de différents professionnels du monde du rap. Bonne lecture.

Article issu du Tsugi 144 : voyage sur la planète ambient, en kiosque et à la commande en ligne

Ça ne plaira peut-être pas à tous, mais en 2021, le rap et les autres « musiques urbaines » (R&B, trap, drill, etc.) dominent de manière écrasante le paysage phonographique français. Trente ans après la sortie des premiers albums des pionniers français du genre IAM, NTM ou MC Solaar, le hip-hop et ses dérivés ont balayé les autres genres musicaux dans le cœur de la jeunesse de notre pays. Au point que la France est devenue le deuxième marché mondial du rap après les États-Unis, où le genre est né dans la deuxième moitié des années 1970.

À l’évidence, le triomphe actuel du rap et du R&B est à mettre en parallèle avec l’évolution du marché de la musique, en l’occurrence le succès du streaming auprès des plus jeunes. Après avoir frôlé l’abîme, l’industrie phonographique s’est refait une santé avec le développement de la consommation digitale. En 2020, le chiffre d’affaires de l’industrie en France s’est élevé à 658 millions d’euros, une somme comparable à celle de 2008 (660 millions). En 2020, le digital – et en particulier le streaming par abonnement – représente 72 % des revenus du « disque » (474 millions), le reste relevant du « physique » (vinyles et CD). La simplicité de l’écoute digitale, notamment sur mobile, tire la consommation de musique vers des sommets qu’elle n’avait plus atteints depuis longtemps. Des chiffres à rapprocher d’une enquête Ifop de 2018 révélant que 69 % des moins de 30 ans apprécient le rap. Ce que confirme le sondage réalisé auprès de 1 700 jeunes de 14-35 ans à l’occasion de cette enquête : 73 % des participants écoutent des musiques urbaines made in France. Un score qui prend des proportions galactiques chez les 14-24 ans : 78 %. On remarque par ailleurs qu’à la question «que préférez-vous dans le rap?», 70 % des sondés par Tsugi et Super! répondent «les instrus», 39 % le mood général du titre et seulement 35 % les punchlines.

« Depuis environ une quinzaine d’années, le rap français a pris pleinement l’espace. »

La domination francophone

Au contraire des premières générations de fans, le public actuel plébiscite les artistes francophones. Comme en témoigne la prédominance des artistes français dans le top 20 des meilleures ventes d’albums : en 2019, neuf d’entre eux se sont hissés dans ce palmarès, un score encore plus spectaculaire en 2020 où onze « urbains » trustent le sommet du classement. « Depuis environ une quinzaine d’années, le rap français a pris pleinement l’espace, atteste Narjes Bahhar, la responsable éditoriale du rap chez Deezer, interrogée dans le cadre de cette enquête. Il y a beaucoup moins d’engouement pour le rap américain, même si les très grosses sorties US intéressent toujours le public rap. Le rap international ne domine plus aujourd’hui le marché en France, alors que c’était le cas dans les années 1990.»

La domination francophone s’avère encore plus écrasante dans le top singles (un classement 100 % streaming), puisque quatorze des vingt artistes les plus écoutés en 2020 sont des artistes français. L’essentiel des 200 titres les plus écoutés relève aussi de l’urbain local. Détail notable, les jeunes amateurs de rap se distinguent par l’indifférence qu’ils éprouvent à l’encontre des classiques du rap français. À l’opposé du rock, du reggae voire des musiques électroniques, le jeune public rap ignore les artistes des précédentes générations pour se concentrer sur la pléthorique production actuelle, Nekfeu, Laylow, Orelsan et Makala étant plébiscités par notre panel. Les meilleures ventes d’albums des quatre dernières années confirment cette tendance. PNL, Dadju, Nekfeu et Ninho ont décroché la pole position des meilleures ventes d’albums « urbains » entre 2017 et 2020. Les résultats 2020 du streaming enfoncent le clou : l’année dernière, les titres les plus écoutés sur les plateformes relevaient tous des musiques urbaines. Ainsi, les tops 10 des titres de Deezer et de YouTube (catégorie musique sur le territoire français) étaient exclusivement constitués de morceaux « rap », à l’instar du top 25 d’Apple Music et du Top 5 de Spotify !

La manne du digital

Ces résultats spectaculaires n’ont pas échappé aux majors, dont le chiffre d’affaires repose désormais sur le streaming par abonnement (80 % de leurs revenus digitaux en 2020). Les 14-35 ans étant la tranche d’âge qui consomme le plus la musique par streaming, il est logique que les musiques urbaines pèsent de plus en plus dans les contributions versées par les plateformes aux majors, en l’occurrence 33 % de celles récoltées par Deezer, 27 % pour Spotify et 13 % pour Apple. La manne digitale profite heureusement aussi aux artistes. Interrogé pour cette enquête, Matthieu Tessier, le président de Warner Chappell, la puissante maison d’édition qui a signé Aya Nakamura, explique : «Parmi les principaux modèles économiques rémunérateurs pour un artiste rap en développement, il y a d’abord le streaming, puis les vues YouTube: le premier réflexe d’un artiste qui sort une chanson est d’en faire un clip et de le publier sur YouTube. Quand tu es ton propre producteur et que tu monnayes toi-même tes vidéos, cela devient très vite rémunérateur.» Mais, dans le monde digital, trafic n’est pas toujours synonyme de fric : YouTube a beau être la plateforme qui génère le plus de volume, elle ne représente pourtant que 4 % des revenus des majors en 2019, ce à cause du niveau infinitésimal de ses redevances. Les musiques urbaines étant le genre qui s’écoute le plus sur les plateformes (87 % versus 17 % pour la variété), on ne sera pas surpris que les majors investissent massivement dans ce courant, quitte à délaisser des genres comme le rock qui sont jugés moins à la mode et donc moins profitables à court terme. Une autre manière de mesurer l’engouement actuel est de remarquer qu’entre 2009 et 2019, le nombre de sociétaires de la Sacem issus de l’urbain a été multiplié par 3, tandis que les montants répartis au titre de ce même répertoire a été multiplié par 6. « Cette percée du rap depuis plusieurs années, portée notamment par le streaming, la Sacem l’a constaté et en tient compte dans ses actions bien sûr, explique Alexandre Mahout, directeur du développement et des répertoires à la Sacem. On l’a vu elle se traduit dans le nombre de membres comme dans leur poids économique. A la Sacem nous nous adaptons à cette évolution du paysage musical français en aidant de nombreux artistes rap via nos programmes d’action culturelle (dont les aides totales tournent autour de 30 millions d’euros par an), en facilitant l’adhésion (plus besoin de partitions, qui sont peu répandues dans le rap, ainsi qu’une adhésion en ligne) et en faisant un maximum de pédagogie autour des dépôts de titres (pas toujours effectués dans les délais) qui sont à faire rapidement si l’on veut garantir la collecte de ses droits. »

La radio et la télévision

En revanche les médias classiques, la radio en particulier, semble plus lent a la détente. L’urbain ne représente que 15 % de leurs playlists contre 62 % du streaming audio des 200 titres les plus écoutés et 60 % de son équivalent vidéo en 2019. Le chiffre grimpe légèrement en 2020 avec 20 titres de rap dans le top 100. Mais on constate une déconnexion dans la représentation de cette musique entre radios et streaming. Ce qui s’explique par la différence de public. Selon une enquête publiée en juillet 2020 par le ministère de la Culture, seulement 35% de la génération née entre 1995 et 2004 écoutent la radio chaque jour. Même constat du côté des médias spécialisés : 34 % seulement, en majorité des webzines, couvrent l’actualité du rap et assimilé alors que le rock est à l’honneur dans plus de la moitié des titres. On ne sera pas surpris alors que le public rap s’informe avant tout sur les réseaux sociaux, principalement Instagram (72 %), TikTok n’attirant pour l’instant que 4 % du public cherchant de l’information rap. Éric Bellamy, qui dirige Yuma Productions, est le tourneur d’Aya Nakamura, Black M et Damso. Pour lui, «on manque de médias qui feraient découvrir le rap sans que l’on soit obligé de passer par les algorithmes de YouTube, Facebook et les autres réseaux sociaux. Je regrette que les radios ne jouent plus assez leur rôle de découvreur. Le patron de Skyrock ne s’en cache pas, il calque sa programmation sur ce qui marche déjà en stream. On est piégé dans le carcan des algorithmes! Il n’y a pas de rendez-vous nationaux de qualité qui ferait un travail érudit sur le rap. Il faut des médias qui prennent des risques artistiques». Même constat du côté des chaînes de télévision musicale. Pourtant, c’est à la télévision qu’est né l’événement rap de 2020, la série Validé de Franck Gastambide qui a été visionnée plus de vingt millions de fois sur le site MyCanal, un record historique pour la chaîne. Au passage, Validé a mis en orbite Hatik, l’une des sensations rap de 2020.

« Je trouve dommage qu’il n’y ait rien pour glorifier la créativité du rap. »

Investir les festivals

Les musiques urbaines ont aussi une marge de progression exponentielle dans l’industrie fructueuse du live. Selon des chiffres de l’Irma (Baromètre des métiers de la musique 2019) datant de 2018 et qui vont certainement évoluer lorsque les concerts vont reprendre après la crise sanitaire, seuls 21 % des festivals de musiques actuelles en programment en effet contre 43 % pour le rock. Même constat dans les salles de concert dont seulement un quart programme régulièrement des artistes urbains contre plus de la moitié pour le rock (52 %). Directeur des labels SPKTAQLR et Golden Eye Music, Oumar Samake confirme pour notre enquête : «En France, c’est l’enfer pour vendre un plateau rap aux promoteurs de festivals. Ils ont peur des artistes, du public, peur de voir dénaturer un festival qui était rock il y a trente ans alors que le rock n’existe plus aujourd’hui. Il faut donner aux gens ce qu’ils réclament. Les festivals français ne sont pas du tout assez mélangés.» Des propos que modère Éric Bellamy, de Yuma Productions : «Aujourd’hui, il est devenu économiquement très difficile pour un tourneur de ne pas avoir de rappeurs dans son catalogue d’artistes. La demande a clairement explosé. Je crois qu’on peut dire que le rap a gagné, même si cela lui a pris du temps.» En attendant que les festivals et les salles leur ouvrent résolument leurs scènes, les rappeurs peuvent arrondir leurs fins de mois en se produisant dans des lieux inattendus, comme le rapporte Matthieu Tessier de Warner Chappell : «Il existe toute une scène de bars à chicha et de discothèques, partout en France, qui rémunère des artistes pour des concerts courts, pas forcément avec des instruments, mais avec la musique gérée par un DJ et les voix en live.»

Dans ce contexte, pour les professionnels, la quasi-absence de manifestations entièrement dédiées au rap est une anomalie en décalage avec la réalité du marché musical français. Le strapontin consenti aux musiques urbaines par les Victoires de la Musique, appelle à la création d’une cérémonie dédiée au rap, à l’image des BET Hip Hop Awards aux États-Unis. Une situation qui consterne les professionnels, comme Oumar Samake. «Pourquoi n’y a-t-il pas de Victoires de la Musique rap? Le sentiment de réussite est important pour donner aux jeunes l’envie d’y aller. Mais, aujourd’hui, le sentiment de réussite ne passe que par la réussite financière. Les jeunes veulent faire du rap pour gagner de l’argent et c’est tout, parce qu’en dehors de ça, on ne leur communique rien. Je trouve dommage qu’il n’y ait rien pour glorifier la créativité du rap.» Il reste du travail à faire… 

Article issu du Tsugi 144 : voyage sur la planète ambient, en kiosque et à la commande en ligne
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