L’amapiano, le nouveau son house venu d’Afrique du Sud
Depuis quelques mois, une musique de club truste tous les charts d’Afrique du Sud : l’amapiano, nouveau mélange de house et de kwaito. Née dans les townships de Johannesburg et Pretoria, cette dance music, subitement devenue mainstream, est désormais la bande-son de toute une génération.
Article issu du Tsugi 131, toujours disponible à la commande en ligne.
Par Camille Diao et Christophe Payet.
Il est 23 h 59 le 31 décembre 2019 et Johannesburg s’apprête à basculer dans une nouvelle décennie. Sur la grande scène de l’édition sud- africaine du festival Afropunk, DJ Kenzhero a écopé de la lourde tâche d’envoyer le générique de fin de l’année. Mais à une minute du compte à rebours, il peine à faire remuer la jeunesse créative de Joburg, qui semble moins préoccupée par son set que par l’arrivée imminente de Solange, star de la soirée. Quand soudain, s’emparant du micro, Kenzhero balance la formule magique : “Hey Joburg, ça te dirait un peu d’amapiano ?” Explosion de joie dans le public, explosion de mouvements sur le dancefloor. Il n’en fallait pas plus pour ouvrir 2020 sous le signe de la fête.
WhatsApp et Fruity Loops
En Afrique du Sud aujourd’hui, difficile d’échapper au son amapiano. Restaurants, centres commerciaux, clubs, radios : ce nouveau genre est devenu la bande-son du pays. Électronique et dansant, bien que plutôt lent – autour de 115 BPM – l’amapiano emprunte à deux piliers historiques de la musique noire sud-africaine : la house et le kwaito, une musique urbaine percussive née dans les années 90. Ajoutez-y une touche jazzy, un battement hypnotique très caractéristique, et vous obtiendrez un son particulier, pur produit des townships. DJ Papercutt, producteur de musique et réalisateur de SHAYA !, documentaire consacré à la scène publié sur YouTube en novembre 2019, se souvient de sa première rencontre avec l’amapiano : “Dans une soirée, j’ai entendu un remix de ‘Do For Love’ de Tupac. Ce n’était pas de la house, ce n’était pas du hip-hop, en fait je ne comprenais pas ce que c’était. Mais le son m’était quand même étrangement familier… À l’époque, ça n’avait même pas de nom. C’était en 2013. Les DJs s’appelaient MFR Souls.” Sept ans plus tard, MFR Souls, duo originaire des townships de l’est de Johannesburg, fait partie des stars de la scène, aux côtés de Kabza de Small, DJ Maphorisa ou encore JazziDisciples. Ils ont grandi à Soweto, Mamelodi, Alexandra ou Soshanguve, des townships de la région de Johannesburg et Pretoria, deux villes qui se disputent d’ailleurs la paternité du nouveau genre musical. Pour beaucoup d’entre eux, l’histoire a commencé dans une chambre d’ado, derrière un ordinateur doté du logiciel gratuit Fruity Loops. “Tous ont démarré en balançant leurs titres gratuitement sur le site Datafilehost ou sur WhatsApp (une pratique répandue en Afrique du Sud, ndr). Les gens les téléchargent, les partagent autour d’eux, et le lendemain le morceau est un tube. C’est comme ça que ça a explosé”, explique Papercutt.
De l’underground au mainstream
Da Kruk est DJ sur la radio YFM, où il anime le show hebdomadaire The Player’s Club. Il revendique avoir été le premier à passer de l’amapiano sur une radio à grande écoute, les samedis soirs de 22 h à 23 h. “Lorsque le genre a explosé, le son était encore très artisanal, souvent mal mixé, amateur. Mais il y avait quelque chose dans ces lignes de basses et ces claviers progressifs, je ne pouvais pas passer à côté.” Il salue le rôle des “panel vans”, ces minibus blancs qui font office de transport public et scolaire dans toute l’Afrique du Sud, dans la popularisation du genre : “Le van qui a le meilleur soundsystem et qui joue la meilleure musique aura le plus de kids à son bord. La gqom (dance music brute et percussive venue de Durban, ndr) a explosé comme ça, l’amapiano aussi. Les radios commerciales ne pouvaient pas continuer à ignorer ces phénomènes.”
C’est finalement assez tard que les acteurs de l’industrie musicale sud-africaine ont réalisé le potentiel commercial de l’amapiano. Précurseurs, les labels de Johannesburg House Afrika et Born In Soweto s’associent dès 2016 pour publier sur Spotify la compilation digitale Amapiano vol.1, qui sera suivie de quatre autres. Mais ce n’est qu’en 2019 que le genre fait son entrée dans les charts sud-africains, trustant littéralement le haut des classements et les récompenses de fin d’année. Un succès mainstream tardif mais fulgurant, que Da Kruk explique par un changement de format : “On est passés de titres instrumentaux de sept minutes à du véritable songwriting. Des chanteurs et rappeurs populaires comme Samthing Soweto ou Cassper Nyovest ont su s’approprier des beats amapiano pour en faire des chansons.”
Mais le DJ reste partagé sur ce succès commercial soudain : “Ces gamins nous ont montré qu’on peut produire de la musique dans sa chambre, être booké en club et en vivre, en se passant complètement du système. Ils ont cassé les règles de l’industrie. L’incursion des majors dans la scène signe la fin d’une époque.” “L’amapiano est un gâteau dont chacun veut sa part !”, résume la productrice et DJ de Pretoria Miz-Dee. Dernier exemple en date : la marque de bière Corona, qui pour mieux toucher la population des townships, organisait au printemps dernier la tournée “Amapiano Sunsets” avec à l’affiche toutes les nouvelles stars du genre. Des artistes qui nourrissent désormais des ambitions internationales, à l’instar des JazziDisciples pour qui, “en 2020, l’amapiano va conquérir le monde”. Papercutt a lui aussi sa petite idée sur la question : “Quand les Nigérians, de Wizkid à Burna Boy, vont s’emparer de ce son comme ils l’ont fait avec la gqom, ça va exploser mondialement.”
« Ces gamins nous ont montré qu’on peut produire de la musique dans sa chambre, être booké en club et en vivre, en se passant complètement du système. Ils ont cassé les règles de l’industrie. »
RIP gqom
Un succès fulgurant, mais pour combien de temps ? Pour certains, la bulle spéculative autour de l’amapiano finira par éclater. Miz-Dee lui donne “cinq ans, pas plus”, pointant du doigt “l’opportunisme des DJs sud-africains, qui passent d’un genre à l’autre en surfant sur la vague” La productrice de Pretoria ironise même sur le sort de la gqom, née dans les townships de Durban il y a quelques années et déjà presque passée de mode : “La gqom est morte. Rest in peace.” Derrière le trait d’esprit, c’est la perpétuelle réinvention de la house sud-africaine qui se dessine en filigrane. Depuis la fin de l’apartheid en 1994, un sous-genre en remplace un autre, à chaque fois sur le même modèle : une scène underground locale émerge, puis embrase le pays, riche d’une diversité exceptionnelle avec ses onze langues officielles et autant de cultures différentes.
Les années 2000 ont vu l’essor du shangaan électro ancré dans la région du Limpopo ; quelque temps plus tard DJ Spoko et Mujava inventent la Bacardi house à Pretoria ; la gqom émerge dans les clubs zoulous de Durban au début des années 2010… Demain, quel son naîtra à Cape Town ou à Port Elizabeth ? Thibaut Mullings dirige les opérations africaines du distributeur de musique digital Idol. Il observe le phénomène depuis Johannesburg, où il est installé : “Ça va très vite. Il y a encore trois ans, la gqom était très underground, puis les grosses figures de l’industrie comme DJ Maphorisa ont radio-ifié le genre. Le marché sud-africain est réduit : si tu arrives à convaincre deux ou trois radios, deux ou trois gros DJs… Boom, ça flambe.”
« Le marché sud-africain est réduit : si tu arrives à convaincre deux ou trois radios, deux ou trois gros DJs… Boom, ça flambe. »
“Amapiano is a lifestyle”
Mais toutes ces variantes de la house sud-africaine ont en fait la même racine : le kwaito. Ce genre né à Johannesburg au début des années 90 mélange house ralentie, paroles rappées et boucles percussives reconnaissables entre mille. S’il est aujourd’hui la colonne vertébrale de la musique noire sud-africaine, c’est parce que le kwaito fut la bande-son de la fin de l’apartheid, quand les Noirs avaient enfin quelque chose à fêter et le droit de le faire. C’est ainsi que DJ Papercutt explique le succès de l’amapiano : “On y reconnaît ce ‘gong gong’ presque subliminal du kwaito, synonyme de liberté.” L’amapiano porte en lui quelque chose de viscéral et d’identitaire qui a saisi aux tripes les JazziDisciples : “Quand ce son a émergé, on s’est vraiment dit : ‘Ça, c’est nous, on se reconnaît enfin.’” Le duo a même lancé le slogan à succès “Amapiano is a lifestyle”, désormais repris dans tous les clips et sur les réseaux sociaux.
Mais de quel “lifestyle” parle-t-on exactement ? “Des sapes chères, des belles voitures, de l’argent claqué dans les carrés VIP”, détaille Papercutt. Un univers bling- bling, en apparence peu politisé par rapport à l’histoire du kwaito, mais qui prend tout son sens quand on sait que 20 % des Noirs (qui représentent 80 % de la population) vivent dans une extrême pauvreté, contre seulement 2,9 % des Blancs. “Les jeunes Noirs d’aujourd’hui veulent l’indépendance financière, explique Da Kruk. Le récit de la ‘rainbow nation’ de Mandela n’a pas tenu ses promesses. Les Noirs n’ont accès ni à l’argent, ni à l’éducation, ni à la propriété. Est-on vraiment libre quand on ne nous a vendu que du rêve ?” Si le kwaito portait en lui une revendication de liberté, avec l’amapiano, la jeunesse noire sud-africaine aspire désormais à réussir.
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