En 2011, We Love Green dĂ©barquait dans le game des festivals de France avec l’allure d’un petit rai de soleil qui tenterait de traverser un gros nuage de frites et de gobelets en plastique. Assumant son rĂŽle de laboratoire entre Ă©nergies renouvelables, gastronomie locale et confĂ©rences de sensibilisation, le festival, grĂące Ă  une forte mĂ©diatisation, a peu Ă  peu essaimĂ© ses idĂ©es et son mode opĂ©ratoire chez ses congĂ©nĂšres. Dix ans plus tard, l’Ecocup ne suffit plus et ce sont presque toutes les parties de l’écosystĂšme qui se bougent pour une scĂšne plus verte.

En juin 2020, alors que l’Hexagone se relĂšve tout juste du premier confinement, c’est le DJ Simo Cell qui jette le premier pavĂ© dans la mare avec une tribune dans LibĂ©ration, dans laquelle il raconte sa remise en question : “Pour la seule annĂ©e 2019, j’ai parcouru 5 continents et fait 65 dates dont 47 Ă  l’étranger et 18 en France. J’ai effectuĂ© 33 allers-retours en avion, 30 en train et 2 en voiture. [
] Quand je repense Ă  tout ça, j’ai le sentiment que cela n’a absolument aucun sens.”

Avec ce texte, le producteur signĂ© chez Livity Sound a levĂ© une sorte de tabou de l’industrie. Car s’il est politiquement correct d’afficher sa volontĂ© de rĂ©duire les dĂ©chets, la consommation d’eau ou de proposer de la bouffe et de l’alcool du terroir, il est plus compliquĂ© de s’attaquer Ă  la pollution provoquĂ©e par les dĂ©placements des artistes. Ces derniĂšres annĂ©es, il n’était pas rare de voir les DJs les plus demandĂ©s enchaĂźner les avions pour assurer deux ou trois gigs en moins de 24 heures, ou faire un aller-retour express Ă  l’autre bout du monde pour une date.

« Quand on fait venir un artiste Ă©tranger, plutĂŽt que de lui faire gaspiller des trajets en avion, on va se demander comment le garder plusieurs jours sur le territoire et mutualiser les bookings d’une rĂ©gion Ă  une autre. »

Mutualiser les bookings

C’est Ă  ces pratiques que s’attaque Circuits Courts, un cercle de rĂ©flexion lancĂ©e par La SphĂšre Ă©lectronique et Le Collectif des festivals, qui rappelle que, dans l’organisation d’un Ă©vĂ©nement, c’est le poste des transports qui est, de loin, le plus polluant. L’initiative, qui rassemble des acteurs comme Astropolis, Bordeaux Open Air, Cabaret AlĂ©atoire, ChĂąteau PerchĂ© ou Family Piknik, a pour objectif “de mutualiser la programmation d’artistes internationaux”, et ainsi rĂ©duire l’impact des tournĂ©es. Il s’agirait de mettre en place un cachet en commun, un partage des frais et de dĂ©velopper des activitĂ©s autres que le seul DJ set. “Quand on fait venir un artiste Ă©tranger, plutĂŽt que de lui faire gaspiller des trajets en avion, on va se demander comment le garder plusieurs jours sur le territoire et mutualiser les bookings d’une rĂ©gion Ă  une autre”, dĂ©taille Kevin Ringeval, fondateur de la SphĂšre Electronique et Ă  l’initiative de Circuits Courts, qui veut “sortir du greenwashing, comme ça l’a Ă©tĂ© pendant longtemps, et qu’on mette en place de vĂ©ritables solutions”.

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AprĂšs un an et demi Ă  l’arrĂȘt, l’industrie semble prĂȘte Ă  basculer. L’éveil des consciences est dans l’air du temps dans la scĂšne Ă©lectronique ces derniers mois. Le mouvement Music Declares Emergency, nĂ© au Royaume-Uni en 2019, est arrivĂ© en France et rassemble des professionnels (dont Rone, Fakear, Louisahhh ou Manu le Malin) qui “reconnaissent l’impact environnemental des pratiques de la filiĂšre musicale” et se sont engagĂ©s Ă  le rĂ©duire. Plusieurs protagonistes de la scĂšne française se sont aussi distinguĂ©s rĂ©cemment par leur engagement, comme la DJ Roni, qui travaille Ă  fabriquer des vinyles moins polluants pour son label Nezha Records, tandis que le label Yotanka Records (Octave Noire ou Yan Wagner) a publiĂ© ses dix engagements en faveur de la transition Ă©cologique. SignĂ©e chez l’agence Bi:Pole depuis quatre ans, la DJ Manar Fegro alias Glitter, a vu beaucoup de gĂąchis dans les riders – et pas seulement parce qu’elle est allergique au gluten. Elle estime que les artistes ont un rĂŽle important Ă  jouer dans la sensibilisation du secteur en “communiquant davantage sur leur engagement, pour que ça pousse le public et les promoteurs”.

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Changer le prisme

Reste Ă  voir ce qui va en sortir. Parce que derriĂšre cette histoire de circuits courts se dessine une vĂ©ritable rĂ©volution de l’état d’esprit des acteurs de la scĂšne. Comment faire accepter aux programmateurs des grands festivals de renoncer aux fameuses exclusivitĂ©s de booking pour lesquelles ils se battent Ă  coups de gros chĂšques avant chaque Ă©tĂ© ? Comment mutualiser des bookings entre des lieux ou des Ă©vĂ©nements qui se font concurrence ? Ou faire adopter aux clubs et festivals des line-up locaux, leur faire partager des stars internationales ? On parle en fait de rationaliser une industrie connue pour ses excĂšs et qui se trouvait, avant le Covid, dans une bulle spĂ©culative sur les montants des cachets – faisant grimper d’autant le prix des places.

« A un moment, c’est un engagement, c’est plus pertinent de travailler intelligemment que d’enchaĂźner les dates pour faire du fric. » Glitter, artiste

“On part de loin, reconnaĂźt Kevin Ringeval. C’est toute une mentalitĂ© Ă  changer. Est-ce que des festivals rivaux voudront travailler ensemble ? Je crois qu’il faut que tout le monde se mette autour de la table et qu’on change le prisme. Quand on organise un Ă©vĂ©nement, on a toujours envie d’ĂȘtre le seul Ă  faire jouer l’artiste. On peut avoir l’artiste sur son territoire, mais l’empĂȘcher de jouer dans d’autres rĂ©gions, c’est presque absurde aujourd’hui.”

Mais plutĂŽt que d’agir Ă  la sortie du tuyau, au niveau des festivals, est-ce qu’il ne serait pas plus efficace de sensibiliser celles qui remplissent les tuyaux, les agences de booking ? C’est la rĂ©flexion menĂ©e par la productrice parisienne Anetha, qui a abouti Ă  la crĂ©ation de l’agence Mama Loves Ya. Parmi dix engagements, ses artistes promettent de toujours privilĂ©gier le train Ă  l’avion, de vendre du merchandising Ă©coresponsable ou encore de rĂ©duire au maximum le transport entre l’hĂŽtel et la salle oĂč ils ou elles joueront (et donc de ne pas exiger un 5 Ă©toiles Ă  l’autre bout de la ville comme certain(e)s).

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Inventer un nouveau modĂšle

Des artistes sans exigences dĂ©mesurĂ©es, et prĂȘts Ă  faire quelques concessions pour le bien commun, en somme. Est-ce faisable ? Kevin Ringeval y croit. “On dit que les artistes sont en train de prendre conscience, mais ils avaient conscience depuis longtemps. Ceux qui ont perdu cette conscience, ce sont plutĂŽt leurs agences de booking. Ce sont des vendeurs, et ils ont parfois tendance Ă  Ă©puiser leurs artistes. On a connu plusieurs cas de dĂ©pression de DJ Ă  force de voyager tout le temps. A un moment, il faut sortir de cette logique. Les artistes ne seront pas mĂ©contents de peut-ĂȘtre un peu moins tourner, de rester plus longtemps au mĂȘme endroit, avoir le temps de visiter. Et pourquoi pas ĂȘtre utilisĂ© diffĂ©remment que pour la scĂšne ? Un DJ se dĂ©place pour jouer mais il peut faire d’autres choses, collaborer avec un label ou un autre artiste, faire des masterclass
 Tout ça implique de rĂ©flĂ©chir Ă  un nouveau modĂšle de club. Est-ce que les clubs ne devraient pas devenir des lieux polyvalents, avec de la diffusion mais aussi des studios de rĂ©pĂ©tition, de crĂ©ation, offrir des rĂ©sidences ?”

« Une organisation qui offre un cachet moins Ă©levĂ© mais davantage de bienveillance aux artistes et Ă  l’environnement est forcĂ©ment privilĂ©giĂ©e. Mais c’est certain, il y a encore une belle marge de manƓuvre pour faire mieux. »

“Je dĂ©teste les one shot sur les territoires Ă©trangers”, confirme Glitter. “C’est Ă©puisant, quitte Ă  se dĂ©placer, autant trouver une ou deux dates autour, quitte Ă  attendre s’il s’agit d’un club.” Pour elle, les agences de booking ont aussi un rĂŽle Ă  jouer : “A un moment, c’est un engagement, c’est plus pertinent de travailler intelligemment que d’enchaĂźner les dates pour faire du fric. Mais au final, il faut que ça vienne de l’artiste. Il a le choix d’accepter ou dĂ©cliner chaque offre.”

Une offre modelĂ©e en amont par les agences de booking, de plus en plus conscientes de leur part Ă  jouer sur l’impact environnemental de leurs artistes : « Chez Bi:Pole, une tournĂ©e est une coopĂ©ration entre artistes, agent.e.s, organisations, technicien.ne.s, et bien d’autres membres qui doivent avant tout s’accorder. Nous avons Ă©ditĂ© la charte RIDER.e en faveur des bonnes pratiques inclusives et environnementales, confirme Cyril Tomas-Cimmino, boss de l’agence basĂ©e Ă  Marseille. Chaque Ă©quipe artistique l’approuve et la joint Ă  son hospitality rider. Pour confirmer une date, l’organisation doit la signer et s’y engager. » Dans cette charte, le train est privilĂ©giĂ©, les fournitures (alimentaires, techniques…) doivent ĂȘtre issues de circuits courts et indĂ©pendants. « De plus, depuis trois ans sur nos tournĂ©es, le plastique Ă  usage unique est proscrit, tout comme les tourbus pour moins de 12 voyageurs. Nous devons chaque jour choisir entre plusieurs bookings sur une mĂȘme date. Une organisation qui offre un cachet moins Ă©levĂ© mais davantage de bienveillance aux artistes et Ă  l’environnement est forcĂ©ment privilĂ©giĂ©e. Mais c’est certain, il y a encore une belle marge de manƓuvre pour faire mieux. »

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Donner plus de sens au DJing, c’est ce Ă  quoi travaille le collectif Clubs Cultures, qui rassemble depuis le mois de fĂ©vrier dernier une quarantaine de clubs français, qui ont pour objectif de sortir du statut de discothĂšque pour devenir des “lieux culturels festifs” et â€œĂ©tablissements recevant du public, la nuit ou le jour”. Si le projet n’a pas de vocation Ă©cologique, il participe de ce changement d’état d’esprit en cours dans l’industrie de la musique Ă©lectronique, pas toujours encline par le passĂ© Ă  se serrer les coudes entre diffĂ©rentes tribus. L’exemple de Gorillaz ou Massive Attack montre aussi que la starification n’est pas insurmontable, mĂȘme si le chemin est encore long avant de rĂ©guler une Ă©conomie basĂ©e sur les dĂ©placements de masse. “Bien sĂ»r, nous aurons besoin d’une puissance publique forte pour Ă©viter le dĂ©sastre humanitaire et Ă©cologique qui se dessine”, expliquait Simo Cell dans LibĂ©ration. “Mais, pour cela, c’est d’abord Ă  nous de nous mobiliser, Ă  l’échelle individuelle et dans une dynamique collective.”