La nouvelle scène jazz ne serait pas ce qu’elle est sans Robert Glasper
Échappé à Londres pour une parenthèse de 24 heures, nous avons rencontré le jazzman américain Robert Glasper. En marge du premier de ses trois concerts prévus dans la capitale anglaise, nous avons pu nous entretenir avec le pianiste, qui, depuis ses premiers disques, connecte des générations d’artistes via une fusion entre jazz et hip-hop.
Vendredi 6 mars, à une heure matinale où les oiseaux chantent encore, nous quittons le gris Paris, direction Londres. Une fois n’est pas coutume, pourtant, il faudra désormais s’y habituer : c’est muni de notre passeport que nous nous faufilons jusqu’à l’Eurostar. Le temps de cligner des yeux, de s’engouffrer sous la Manche, et de traverser les douanes visiblement attachées à leur laxisme pré-Brexit, nous débarquons dans la capitale anglaise, allumée d’un soleil inhabituel, brillant de mille feux. Après avoir pris le pouls de la ville, s’être plongé dans les bacs du pointu Phonica Records de Soho, avoir fait un tour par le prestigieux club privé Soho House (qui débarquera à Paris incessamment sous peu), et s’être familiarisé avec le nouveau quartier qui anime les abords de la gare King’s Cross, l’heure a filé, et nous nous retrouvons perchés sur le balcon de la toute neuve Lafayette London – dernier théâtre musical en vogue, proposant une capacité d’accueil de 600 âmes.
« Depuis que j’ai commencé, j’ai dû dire “fuck you” à tout va. »
Alors que la lune a chassé le soleil et que la bière a remplacé l’eau, Robert Glasper aux claviers, accompagné de son DJ et de ses fidèles Derrick Hodge (basse) et Chris Dave (batterie), est en phase de couper court au brouhaha ambiant. Même si le pianiste a le sourire, c’est avec une note plus grave qu’il fixe le point d’ancrage de son concert. Le monde du jazz est en deuil, et Glasper vient de l’apprendre : McCoy Tyner, compositeur et pianiste de légende, membre du quartet de John Coltrane pendant presque dix ans, a passé l’arme à gauche. Il était âgé de 81 ans. Les premiers accords lui sont dédiés, les suivants, résonnent comme un hommage au savoir que ce musicien laisse derrière lui. Leur devoir de mémoire effectué, le trio se lance dans sa partition.
Adepte des shows longue durée, et des envolées symbolisées par des sessions d’improvisations poussées, Glasper and Co déroulent le fil de leur live, gonflant d’inspirations solos les morceaux du leader, piochés dans la totalité de ses albums. D’abord, Robert. Trônant entre ses claviers à la façon dont il s’affiche sur la pochette de son disque, Fuck Yo Feelings, le natif de Houston s’amuse à déconstruire tout le savoir académique accumulé, syncopant ses mouvements, les accélérant, parfois à en perdre l’harmonie. Ensuite, Chris Dave. Touché d’une frénésie rendant ses baguettes difficilement perceptibles, le batteur fait sien le concept de rythme. Enfin, Derrick Hodge et sa basse. Quoiqu’un brin trop forte et déclenchant de facto des grésillements, le groove qui s’échappe de ses grattements de cordes reste intact, modulé à souhait. Le tout, forme un voyage de deux heures pendant lequel les notions de temps et d’espace deviennent désuètes, où la frontière entre jazz et hip-hop se floute avec plus d’insistance. Le point final du show, une délicate pensée à ce génie de J Dilla parti trop tôt – « Dilla still excites » peut-on lire sur le t-shirt de Glasper —, ne fera qu’accentuer cette sensation ; elle arrachera même quelques vers de rap de la bouche d’un Robert désinhibé, hilare.
Si ces deux tours de cadran complet ont dessiné une douce esquisse de sa carrière, notre discussion avec lui, en amont de son passage sur les planches, a, elle, été plus précise. Caché de tous regards dans des loges exiguës, Glasper, volontaire, débute avec sa mère « pianiste et chanteuse », et son groupe, « qui répétait souvent chez [eux]. » Comme « il y avait des batteries à la maison », Robert s’amuse d’abord avec. Il s’en lasse à l’âge de 12 ans, attiré sans vraiment savoir pourquoi par un piano. Comme il nous le dit maintenant, à 41 ans, il semble enfin capable d’expliquer ce choix, d’un modeste : « C’était mon don en fait ! » Lorsqu’il est adolescent, le quotidien de Glasper est bien huilé, partagé entre le temps où il joue du gospel à l’église de son quartier, et du jazz, une fois rentré chez lui. Entre ces genres, Glasper a décidé, et c’est le second qui l’emporte sur le premier. Déterminé, il va frapper à la porte de la High School for the Performing Arts de Houston.
« Quand il y a eu l’audition pour intégrer l’école, je ne connaissais qu’une seule chanson de jazz, s’amuse Robert. « Cherokee » de Ray Noble. Grâce à elle, j’ai été accepté. » Les années de formation qui suivent sont un succès, mais la réalité appelle à de nouveaux horizons : pour exister dans le monde du jazz, il doit quitter sa ville. Entre le Berklee College of Music de Boston et The New School à New York qu’il avait dans le viseur, Glasper avoue ne pas avoir hésité bien longtemps : « Si tu veux jouer du jazz et que ça fonctionne, tu dois aller à New York. » Cet élan le propulse à Brooklyn, où il élit domicile. Désormais élève de The New School, il fait la connaissance de Bilal, un camarade fraîchement débarqué de Philadelphie. « Tous les week-ends, Bilal jouait avec The Roots, un groupe qui venait aussi de Philly. Il leur a parlé de moi, et j’ai commencé à me produire avec eux. » Un départ, simple comme bonjour.
Formation jazz, passion hip-hop
Dans ce contexte, en 1999, Robert, intéressé à l’idée de nous éclairer, se montre loquace : « Comme je jouais souvent avec les Roots dans New York, j’ai commencé à rencontrer des artistes comme Mos Def, Q-Tip, Common… Que des gars dingues de hip-hop ! J’y ai rapidement et vraiment pris goût. » De formation jazz et de passion hip-hop, l’histoire est belle, et le pianiste se convainc de les rapprocher. Lorsqu’on lui demande si ce flirt était répandu, Robert tempère, et nous mentionne l’exception Up Over Jazz Cafe – un établissement qui a fermé ses portes en 2005. Ici, Glasper connaît le patron : « Il m’a proposé de venir jouer deux fois par semaine : les jeudis, placés sous le signe du jazz, ainsi que les vendredis, pendant lesquels j’organisais les soirées “Hip-hop meets Jazz” ». Un concept explicite, où, « emcees, chanteurs, instrumentistes ou que sais-je », doivent absolument « s’adapter à cette vibe jazz aux allures hip-hop ». Une sensibilité bien simple, que tout le monde ne voit pas du même œil.
« C’est impossible de commencer par autre chose que du jazz, pour ensuite y revenir. Ça n’arrive pas, et ce n’est jamais arrivé. »
« Le jazz est très cloisonné, souffle Robert. Même si je pouvais me lancer dans ce truc hip-hop – jazz dès mon premier disque, je devais d’abord gagner le respect de mes pairs. C’est impossible de commencer par autre chose que du jazz, pour ensuite y revenir. Ça n’arrive pas, et ce n’est jamais arrivé. J’ai appris ça d’artistes comme Herbie Hancock ou Miles Davis », détaille Glasper. Étape par étape donc, il débute avec un premier album, Mood (2003), pour lequel Fresh Sound se porte garant. La chance sourit aux audacieux semble nous avouer le Texan. À raison, puisque son disque suivant, Canvas (2005), puis les deux d’après, In My Element (2007) et Double Booked (2009), sont placés sous la houlette de Blue Note Records, incontestable et incontesté label de référence du secteur jazz.
L’étincelle des Grammy Awards
Dorénavant bien installé dans ce monde, Glasper décide d’en ouvrir la porte. Avec son album Black Radio (2012), il invite Yasiin Bey (alias Mos Def), la légendaire Erykah Badu ou encore Lalah Hathaway, à prendre part à cette aventure, dont le mot d’ordre est simple : mystifier les frontières entre jazz, hip-hop et R’n’B — « comme je le faisais déjà depuis le début dans mes lives », nous précise-t-il. Cette manœuvre inspirée, se voit auréoler d’un Grammy Award ; le premier des quatre qu’il a jusqu’ici obtenus. Cette récompense de “meilleur album de R’n’B”, c’est Glasper qui l’a choisi : « Je savais que les musiciens de jazz présents à la cérémonie ne comprenaient pas Black Radio. Ce n’était pas du “pur” jazz. J’ai donc décidé de le présenter dans la catégorie R’n’B, et je ne me suis pas loupé. » Plus qu’une victoire personnelle, Robert préfère souligner l’impact que cet album à généré sur le collectif.
« Gagner un Grammy avec ce disque a inspiré des artistes à proposer leur vision du R’n’B, lance le pianiste. Les mentalités se sont ouvertes, et des groupes moins “conventionnels” comme Snarky Puppy ou The Internet, ont pu obtenir le précieux sésame. » Jouissant maintenant d’une notoriété nouvelle, Glasper « plus âgé et plus sage », désireux de « faire les bonnes choses », accorde une autre saveur à sa musique. Avec Black Radio 2 (fin 2013), il s’aventure sur le terrain du politique, via une reprise du « Jesus Children of America » de Stevie Wonder, une chanson originalement écrite en réaction à la tuerie de la Sandy Hook Elementary School de Newtown. Un coup d’essai qui va trouver écho sur son album suivant, Covered (2015), et surtout, auprès d’un rappeur réputé pour ses engagements, Kendrick Lamar, qui est en train de préparer un disque qui marquera au fer rouge la décennie 2010 : To Pimp a Butterfly.
« Pendant que je composais Covered, Terrace Martin m’appelle et me propose de passer au studio dans lequel Kendrick confectionnait son disque. J’ai raccroché le téléphone, fini rapidement ce que je faisais, et je les ai rejoints. En une nuit, nous avons fait neuf chansons pour son album. Au final, j’ai été crédité sur cinq, mais qu’importe ! Tout est allé tellement vite. Ce qui est remarquable là-dedans, en plus du fond, c’est que pour la forme, au lieu d’utiliser des samples, Kendrick a fait jouer des musiciens de jazz pour les parties instrumentales. »
« Miles était un maître de savoir parce qu’il savait qu’il ne savait rien ! C’est pour ça qu’il était tout le temps entouré de jeunes. C’est eux qui apportent la nouveauté. »
L’ombre de Miles
Après cette nouvelle connexion, initiée ce coup-ci par le Californien, Glasper remonte le temps, et se plonge dans l’histoire de l’iconique Nina Simone, grâce à sa participation au disque-hommage Nina Revisited… A Tribute to Nina Simone. Son but est simple, « transmettre à la jeune garde son activisme et son implication » en la faveur des Afro-Américains. À la façon dont le passé vient souvent hanter le présent, l’année 2016 fait souffler un triste souvenir : s’il avait toujours été en vie, Miles Davis, aurait eu 90 ans. Robert, à ce propos : « Pour cet anniversaire, on m’a demandé de faire un album de “remix” ; chose dont je n’avais absolument pas envie. Histoire de souligner l’importance de cet artiste pluriel, j’ai eu l’idée de créer Everything’s Beautiful, un disque où l’on trouverait plus d’éléments de la carrière de Miles que n’importe où. » Pour mener à bien cette entreprise, et, comme il nous l’explique avec fierté, Glasper a diggé dans toute la discographie de Davis, en quête de « bruits de batterie de tel album, de claviers d’un autre disque, de sifflements de ce projet peu connu… », pour finalement créer des chansons originales. Une méthode qui ne fait qu’accentuer la filiation que nous ressentons entre ces deux artistes.
D’un éclat de rire, communicatif, le pianiste confirme notre intuition : « Miles était un maître de savoir parce qu’il savait qu’il ne savait rien ! C’est pour ça qu’il était tout le temps entouré de jeunes. C’est eux qui apportent la nouveauté. Il avait ce don de réunir les bonnes personnes dans une même pièce pour que tout fonctionne. Et c’est clairement ce que je fais aussi. » Sans revenir sur les deux numéros de Black Radio et leurs castings rayonnants, évoquons plutôt le récent super-groupe R+R=NOW ; une référence à peine cachée à Nina Simone. Pour le disque Collagically Speaking (2018), Glasper s’est entouré d’un mélange de solistes issus des grandes écoles de jazz américaines. Tout ce beau monde – Terrace Martin, Christian Scott, aTunde Adjuah, Derrick Hodge, Taylor McFerrin, et le plus jeune Justin Tyson – nous l’avions vu à l’œuvre pendant l’estival et gratuit La Défense Jazz Festival de Paris, en 2018.
« Le monde du jazz n’est pas facile, et j’ai toujours dû ignorer beaucoup de choses. »
Arrivé là, le temps a filé, comme nous l’indique discrètement l’attachée de presse dont nous apercevons le visage, souriant et détendu. Pendant cette poignée de minutes restantes, on évoquera la sortie physique de sa mixtape, Fuck Yo Feelings. Robert, ce disque, de par sa composition, son fond et sa forme, ne symboliserait-il pas tout ce que tu as accompli dans ta carrière ? « Oui, bien sûr ! Depuis que j’ai commencé, j’ai dû dire “fuck you” à tout va. Que ce soit concernant la façon dont je m’habille, dont je parle, dont je fais de la musique… Le monde du jazz n’est pas facile, et j’ai toujours dû ignorer beaucoup de choses. L’idée derrière ce disque, c’est vraiment ça : je vais suivre mon propre chemin, quoiqu’il arrive, et j’espère que les gens qui auront décidé de m’accompagner ne se diront pas uniquement “c’est un bon musicien”, mais plutôt “ce gars à des trucs à raconter et j’ai appris quelque chose en l’écoutant”. »
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au moment où l’on écrit ces dernières lignes, le tout nouvel album de Robert, Dinner Party, résonne dans nos oreilles. Et deviner quoi ? C’est encore une fois en (super) groupe – avec Kamasi Washington, Terrace Martin, et 9th Wonder – qu’il se distingue. Sous l’alias commun du même nom que ce disque, et sous couvert d’une pochette aux allures d’œuvre de Basquiat, cette collaboration agit comme un véritable événement. Il se célèbre en 24 (petites) minutes et sept chansons – et s’accompagne d’un clip tout neuf, « Sleepless Nights« , où la musique se laisse volontiers guidée par la voix de velours du chanteur de Phoelix. En alliant à ce romantisme, cette amitié façonnée entre les membres depuis un bout de temps maintenant, le résultat ne pouvait logiquement pas être autre chose que ce qu’il est déjà : authentique, et réussi.
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