La folle histoire du thérémine, ancêtre des instruments électroniques
On oublie souvent que la musique moderne doit son existence à des ingénieurs autant qu’à des artistes. Parmi tous les instruments étranges confectionnés à l’aube de la musique électronique, le thérémine, inventé il y a un siècle par Léon Theremin, est celui qui étonne encore le plus. Parce qu’il n’a jamais eu le temps de briller, malgré sa présence sur des titres des Beach Boys et des Rolling Stones, et pour des raisons à chercher ailleurs, à la frontière entre la science et le mystère. On a beau détailler son fonctionnement, une partie de nous persiste à voir dans sa musique jouée dans le vide quelque chose de magique.
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Par Thomas Andréi.
Au cœur de Londres, entre les murs de briques anthracite de la maison Pouchkine, le thérémine fête son centenaire. Au premier étage, dans une salle où des chandeliers dorés s’agrippent à un haut plafond blanc, une petite dame se tient devant un des appareils : un trépied, un boîtier blanc, une drôle de boucle métallique à gauche et une antenne blanche sur la droite, semblable à celle d’un vieux poste radio. Le tout posé sur un parquet clair. “Dans cette structure, on trouve deux tubes de radio produisant des oscillations sonores, expose-t-elle, dans son accent slave et sa robe sombre. Un d’eux est attaché à l’antenne. Les oscillateurs produisent des hautes fréquences qui se situent au-delà du seuil d’audition humain.” Plonger un bras, la tête ou même une baguette de pain dans le champ magnétique modifie la fréquence et la rend audible. Pour jouer, on maîtrise le volume avec la main gauche, au-dessus de la boucle et la hauteur de la note avec la droite, près de l’antenne. Plus on approche sa main, plus le son est aigu. “Le thérémine utilise le principe de l’hétérodyne, remarqué dès 1918 par des ingénieurs travaillant sur l’électricité. Mais seul Termen a pensé qu’il pourrait en tirer un instrument de musique.”
Lev Sergueïevitch Termen (qui deviendra plus tard Léon Theremin) est né le 28 août 1896 à Saint-Pétersbourg. Il est l’inventeur de l’instrument qui porte son nom et un parent éloigné de notre instructrice, Lydia Kavina. Virtuose du thérémine, la quinquagénaire aux cheveux courts a joué sur ma musique d’Alice, une comédie musicale de Tom Waits et celle de films comme Ed Woodde Tim Burton oueXistenZ, par David Cronenberg. Termen était le cousin germain de son grand-père. Ils s’adoraient. La première fois que Kavina a pu approcher l’instrument, c’était dans le salon moscovite de ses parents, à l’âge de neuf ans. “Le thérémine est né à une époque de révolutions, reprendelle devant son public, un fin micro amplifiant sa voix. Léon Theremin voulait faire sa propre révolution. Il était ingénieur et jouait du violoncelle un instrument difficile sur lequel on écrase ses doigts, on travaille durement avec l’archet. Au début, tu obtiens un son horrible.” Kavina émet un bruit semblable à un pneu de tracteur écrasant du gravier. “Ça prend un an avant d’obtenir une note. Theremin cherchait un moyen plus lyrique de produire de la musique, sans l’effort physique.” La théréministe passe ses doigts dans le champ magnétique et produit un son strident. “Au début, cela sonnait ainsi. Mais son oreille était si bonne qu’il a réussi à créer quelque chose comme ça.” Ses doigts se déplacent gracieusement, le thérémine chante avec mélancolie. Les yeux tremblent, des larmes menacent de couler. Elle ne l’explique pas, mais Kavina joue l’air des “Bateliers de la Volga”, une chanson traditionnelle dépeignant les souffrances des classes pauvres de la Russie impériale. “En octobre 1920 eut lieu la première démonstration de thérémine, achève-t-elle, en joignant les mains. D’où notre présence ici.”
« Le thérémine utilise le principe de l’hétérodyne, remarqué dès 1918 par des ingénieurs travaillant sur l’électricité. Mais seul Termen a pensé qu’il pourrait en tirer un instrument de musique.”
Explosifs et ségrégation
Lev Termen est issu d’une famille noble française huguenote. Son grand-père était médecin à la cour du tsar. Son père, avocat. Comme il n’a qu’une sœur, il reçoit une excellente éducation. Vers ses 18 ans, l’Histoire s’accélère: la Première Guerre mondiale est suivie par la révolution bolchevique et la guerre civile. Malgré son héritage, Termen rejoint l’Armée rouge. “Il a pris le parti de ceux qui voulaient changer le système, commente Kavina, le lendemain, enfoncée dans sa veste en polaire depuis sa maison de l’Oxfordshire. C’étaient de belles idées. Tout le monde voulait être égal.” Durant la guerre, Termen supervise la construction d’une station de radio à Saratov, dans le sud du pays. En octobre 1919, alors que les Russes blancs approchent, il ordonne l’évacuation avant de faire sauter la station, “plutôt que la laisser à l’ennemi”.
L’inspiration le frappe un an plus tard, alors qu’il travaille à l’Institut physico-technique Ioffe, à Petrograd. Dans la bâtisse néoclassique qui borde la Neva, il construit un oscillateur à haute fréquence pour mesurer avec précision “la constante diélectrique des gaz”. Cherchant d’autres applications à sa méthode, il conçoit un détecteur de mouvements auquel il ajoute vite un circuit, pour que le détecteur génère un son. Lorsqu’il bouge sa main, le son change. En 1922, alors que l’électricité fascine en Russie, Termen dévoile son instrument dans une grande foire. L’invention fait assez de bruit pour que l’ingénieur reçoive une invitation du président du Conseil des Commissaires du peuple de la République socialiste fédérative soviétique de Russie: Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Dans un entretien pour une chaîne de télévision française, capturée en 1989, Lev Termen lui-même narrait la scène comme suit: “Il était charmant et j’étais ravi de le rencontrer. J’ai joué et ils ont applaudi. Vladimir Ilitch y compris. Il m’avait observé avec beaucoup d’attention. J’avais joué ‘Skylark’ de Glinka, qu’il adorait et, après une pause, il a demandé s’il pouvait jouer lui-même. Il s’est levé, s’est dirigé vers l’instrument, a étendu ses mains. Je les ai prises pour le guider. Il a commencé à jouer. Il avait une très bonne oreille et sentait où bouger ses mains. Au milieu du morceau, j’ai pensé qu’il pouvait le faire sans mon aide. J’ai enlevé mes mains et il a terminé tout seul, avec un grand succès. Il était très content.”
Dès 1927, Termen s’embarque pour une tournée promotionnelle qui le mène dans toute l’Europe, avant de s’envoler pour les États-Unis. Rapidement, il joue avec le New York Philharmonic, dépose une demande de brevet et vend les droits de production à RCA. Parti pour quelques semaines, il restera onze ans. “Il avait de plus en plus de choses à faire, résume Kavina. Il devait développer le thérémine, en produire. Puis il fréquentait des clubs de millionnaires, des généraux, des hommes politiques…” Ses accès à la haute société américaine intéressent vite le KGB. Selon Kavina, l’inventeur aurait endossé un rôle d’espion. En parallèle, Léon Theremin – comme on le connaît sur place – tombe amoureux. Deux fois. D’abord de Clara Rockmore, “la Jimi Hendrix du thérémine”, puis de Lavinia Williams, ballerine dans une troupe au nom plus très politiquement correct : l’American Negro Ballet Company. Lavinia est noire, Léon est blanc et la société américaine est à trois décennies de mettre fin à la ségrégation raciale. Le couple se marie quand même. “Toutes les portes qui lui étaient ouvertes ont commencé à se fermer, révèle Kavina. Les sponsors financiers ont arrêté de le soutenir. Il ne pouvait plus vivre la même vie, des problèmes avec les impôts ont suivi et on a commencé à le soupçonner d’espionnage.”
Du Moma au KGB
En 1938, Termen rentre abruptement en URSS. Affolée, Lavinia Williams raconte que des Russes auraient kidnappé son mari. Ici, deux versions s’affrontent. Celle, officielle, de la famille “S’il avait dit qu’il comptait partir, on lui aurait demandé de payer ses impôts, avance Kavina. Alors le KGB a déguisé son départ en kidnapping.” Puis celle de Steven M. Martin, réalisateur de Theremin: An Electronic Odyssey, lauréat du Filmmakers Trophy Documentary au festival de Sundance en 1994: “C’est ridicule, peste-t-il. Je l’ai connu, ce n’était vraiment pas un James Bond.” D’après lui, Termen n’aurait pas eu accès aux informations réclamées par le KGB et c’est de force qu’il aurait été rapatrié à Moscou.
Ce que l’on sait, c’est qu’à son retour, l’inventeur est envoyé au goulag de Magadan, en Sibérie, au bord de la mer d’Okhotsk. “Staline emprisonnait tous les grands scientifiques. Il voyait les penseurs comme des menaces. Il y avait de faux procès et Theremin a été reconnu coupable de propagande antisoviétique.” Quand la seconde guerre mondiale éclate, le régime demande aux intellectuels encore vivants d’aider la mère patrie. Termen est envoyé dans une charachka, une prison munie de laboratoires, aux conditions moins dures que le goulag. À la fin du conflit, l’ingénieur, libéré, rejoint le KGB. Sans qu’on soit sûr qu’il ait eu le choix. “On devait le réhabiliter, développe le documentariste. À New York, il avait un studio derrière le MOMA, il roulait en Cadillac. On ne pouvait pas dire que ce communiste qui bossait pour le KGB avait vécu la grande vie en Amérique. Alors on a inventé cette histoire. Quand tu as connu le goulag, tu ne veux pas y retourner. Alors tu la fermes.”
Parallèlement, aux États-Unis, personne ne sait où est passé Termen. Un journal va même jusqu’à rapporter la nouvelle de sa mort.
Gooood vibrations
Son instrument, lui, se heurte au conservatisme du sérail musical américain. Un projet d’orchestre entièrement électrique est lancé. Clara Rockmore en serait la star. Aucune salle n’accepte de le programmer, de peur que l’amplification mette trop de musiciens sur la touche. C’est finalement à Hollywood que le thérémine fait carrière. Son premier film : La Maison du docteur Edwardes, d’Alfred Hitchcock, 1945. “À chaque épisode psychotique traversé par Gregory Peck, le thérémine entre en scène, note Martin. Ce son très pénétrant est une idée du compositeur Miklós Rózsa. Il l’utilise à merveille.” Instigateur du thérémine à l’écran, Rózsa remporte l’Oscar de la meilleure musique de film. L’instrument est ensuite utilisé par Bernard Herrmann dans Le Jour où la Terre s’arrêta, quand un humanoïde descend d’un OVNI. Le son du thérémine devient la définition sonore du mot “eerie”, un terme à la frontière du sinistre et de l’étrange (qui donne des frissons, ndlr). “Le gars qui jouait du thérémine sur ces films-là était le Dr. Samuel Hoffman. Il vivait à Los Angeles et il était podologue. Comme peu de monde savait en jouer, il raflait tous les contrats.” Dans son cercle d’amis, Hoffman compte un couple répondant aux noms d’Audree et Murry Wilson, qui lui rendent un jour visite accompagné de leur jeune fils, Brian. “J’avais huit ans, se souvient Brian Wilson, dans le documentaire, trois décennies après avoir fondé The Beach Boys. Le gars jouait et j’étais mort de peur. Ce son me terrorisait. Je ne voulais pas l’entendre.” Il imite le son et bouge doigts en grimaçant. « Ça sonnait comme ces horribles films d’horreur, avec des expressions bizarres sur les visages.” Quinze ans plus tard, Wilson change d’avis alors qu’il prépare un de ses chefs-d’œuvre, Pet Sounds. Sur la quatrième piste de la face B, “I Just Wasn’t Made For These Times”, un certain Paul Tanner s’offre un court solo de thérémine. Enfin, d’electro-theremin, une variante qu’il a lui même construit, munie d’un clavier. Le son reste le même.
Peu de temps après, Wilson travaille sur un nouveau morceau, “Good Vibrations”. “Comme les paroles disent ‘I’m picking up good vibrations’, que la contrebasse fait ‘tudududududu’, et qu’il faut quelque chose d’eerie, pourquoi ne pas y aller à fond et mettre un thérémine dessus ?” Sans surprise, Capitol Records trouve le titre “trop bizarre” et préférerait sortir “Barbara Ann”, une chanson surf plus classique. Wilson enrage et finit par convaincre la maison de disques. “De tous les morceaux des Beach Boys, ‘Good Vibrations’ est probablement celui avec la meilleure combinaison d’instruments. Ce n’était pas un morceau drôle, ça me faisait pleurer. Le disque était numéro 1… dans tout le pays ! Grâce au thérémine et au violoncelle.” Trente-cinq ans après son invention en URSS, le son du thérémine est numéro 1 au pays du capitalisme. Sans que l’on soit vraiment au courant à l’Est.
Quelques mois plus tard, on le retrouve sur deux titres des Rolling Stones : le très rock “Please Go Home” sur l’album Between The Buttons, puis le trip psychédélique “2000 Light Years From Home”, paru sur Their Satanic Majesties Request. Deux ans après, Led Zeppelin cale du thérémine sur un autre morceau culte, “Whole Lotta Love”. Jimmy Page en joue même sur scène. Et puis ? Plus grand-chose. Jamais plus le thérémine ne sera utilisé pour des titres de cette ampleur. En partie à cause de Robert Moog, l’inventeur du synthétiseur. Gamin, le petit Robert est abonné au magazine Electronics World. Chaque mois, le magazine offre des plans de machines à construire chez soi. Un numéro de 1948 suggère le thérémine. Bob Moog a quatorze ans et se branche sur la musique électronique. Après son premier instrument, il en monte d’autres, apprend à en jouer. Dès 1954, il est possible de commander un kit de thérémine à la R.A. Moog Company. De son domicile, Moog vend ses créations, sans qu’elles soient non plus très populaires. La jeunesse connaît le son de “Good Vibrations”, mais rarement le nom de l’instrument nécessaire pour le produire.
“Moog adorait le son du thérémine, assure Martin. Mais son grand succès, c’est les synthétiseurs. Le thérémine a glissé dans l’oubli parce qu’il était trop dur d’en jouer. Puis il n’y avait pas de mémoire dessus. Avec un synthé, tu peux réutiliser ce que tu joues. Ça offrait plus de contrôle, d’opportunités et une palette de sons plus large.” Le temps du thérémine est déjà révolu. L’instrument est trop vieux pour durer dans les années 60, décennie de l’électricité pour tous. En 1967, The Doors utilise un Moog sur Strange Days, avant que George Harrison explore l’instrument sur un album solo. Sur Abbey Road, trois Beatles jouent du Moog dans des merveilles telles “Because”, “Here Comes The Sun” et “I Want You (She’s So Heavy)”.
La suite appartient à l’Histoire, qui prend un tournant électronique. L’utilisation du thérémine dans la musique dite populaire devient épisodique.
Jouer les yeux fermés
“C’est probablement parce que ce n’est pas un instrument de geek, réfléchit Jean-Michel Jarre. Ce n’est pas technique, on ne l’approche pas de manière technologique. On l’approche de manière intuitive et impressionniste. Ce n’est pas forcément l’univers de la musique actuel. C’est un instrument qui est un peu ailleurs.” Le Français découvre le thérémine dès les années 60 lors d’une démonstration chez Pierre Schaeffer, au Groupe de recherches musicales. “Aux États-Unis, j’ai décidé d’en acheter un, se souvient-il, avec un sourire dans la voix. Dans une caisse, en pièces détachées. Je me souviens du plaisir que j’ai eu à brancher ça. Il y avait un côté complètement rétrofuturiste.” Ce thérémine-là, on le retrouve sur “Oxygène 10”, “Les Chants magnétiques 1” ou encore “Zoolookologie”. Jarre en a joué sur scène, notamment à Moscou, pour les 850 ans de la ville. Petit à petit, il développe sa propre technique, très instinctive. “Un des bons moyens d’aborder le thérémine, c’est d’en jouer les yeux fermés, conseille-t-il. Ainsi, on n’est pas piégé par le fait que sa main ne repose sur rien. Grâce au son qu’on produit, on a l’impression qu’elle repose sur quelque chose. Ça a un côté magique.”
« Ce n’est pas technique, on ne l’approche pas de manière technologique. On l’approche de manière intuitive et impressionniste. »
Le documentaire de Steven M. Martin offre au public la joie de rencontrer Léon Theremin en personne. On le découvre dans son appartement moscovite, âgé de 96 ans. Après avoir quitté le KGB en 1966, l’inventeur travaille à l’université de physique et donne quelques cours, notamment à Lydia Kavina. “Comme il ne pouvait pas raconter tout ce qui lui était arrivé, on le prenait juste pour un vieil ingénieur, raconte-t-elle désolée. Après l’âge de la retraite, il ne pouvait remplir qu’une position subalterne au département de l’acoustique de la mer. On avait oublié qui il était. On ne le prenait pas vraiment au sérieux. Il a travaillé là jusqu’aux années 90.” Le film relance un intérêt pour le son du thérémine. On le retrouve dans un morceau de Jon Spencer Blues Explosion, puis chez Portishead. Le multi-instrumentiste Adrian Utley nuance : “Je n’ai jamais enregistré avec un thérémine. J’ai toujours programmé mon synthé Moog pour qu’il sonne comme un thérémine.” Presque triste. Grâce au film, néanmoins, Bob Moog recommence à produire des thérémines. Le nombre de joueurs serait aujourd’hui “cent fois supérieur” à celui de l’époque. Parmi les utilisateurs récents, on peut citer Mercury Rev aux États-Unis, puis La Femme et Rone en France.
Au sous-sol de la maison Pouchkine, un jeune homme brun, presque imberbe, l’arcade sourcilière étrangement sèche, mange des chips entre deux gorgées de thé. Il surveille un gamin de dix ans, avec une mèche de cheveux dans la bouche, qui essaie un “de ces instruments bizarres”. Derrière ses lunettes de vue, sa mère sourit : “Combien ça coûte ?” Le jeune homme pose son thé. “Celui-ci ? Seulement 400 livres sterling. Ça se trouve sur Internet. C’est un Moog.” Il s’approche pour faire une démonstration. Fils de Lydia Kavina, il est venu aider l’entreprise familiale en cette belle journée. Son nom ? Lev Theremin.
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