La Churascaia, “Més que un club”
Il était une fois en Camargue un club qui mélangeait l’avant-garde et l’arrière-garde, le bon et le mauvais goût, Richie Hawtin et Régine, les travestis et les toreros. Alors que sa fermeture est annoncée, retour sur l’histoire d’un mythe.
Par Éric Delhaye
La Churascaia, c’est d’abord une histoire de demi-tours : ceux que l’on effectuait sur la départementale 58, entre Aigues-Mortes et les Saintes-Maries-de-la-Mer, à la recherche de ce fichu chemin entre roseaux et roubines. Au bout : une pinède, un porche taillé dans un cube blanc, une hacienda ibizenca devenue le point de ralliement des jeunes et moins jeunes, “piches” et “cagoles”, hétéros et homos, VIP et commerçants, gardians et travestis, gendarmes et voyous, venus écouter Richie Hawtin autant que Philippe Corti. Pendant quarante-huit ans.
Un dernier slow
Comme le FC Barcelone, la Churascaia fut més que un club : plus qu’un club, affirment en choeur les témoins de cette épopée. C’est d’ailleurs en reniant sa singularité que la “Chu” a fini par piquer du nez durant l’été 2013. Au point de publier, en septembre sur son Facebook, un avis de “fermeture définitive” qui déclencha des rafales de “:-(”, “nooooon” et “OMG”. Et même un poème (de Nicolas Gécèle) : “Aujourd’hui je suis triste / D’apprendre cette nouvelle / La fermeture définitive / De la plus belle étoile du ciel / Cet endroit mythique / Qu’on appelle Churascaia / Cet endroit magique / Dans lequel on festoya.” Ils étaient 3 000 pour cette ultime soirée, ponctuée du traditionnel “quart d’heure Paul Kalkbrenner”, et beaucoup rechignaient encore à quitter les lieux à 10 h du matin, un dimanche de septembre, quand Benji Ben joua “Remember Love” de Noze. Le dernier disque.
Le premier disque de la Churascaia a été joué en 1965. Autant dire la préhistoire, à l’échelle d’une pratique – la discothèque – née durant la Deuxième Guerre mondiale avec les zazous parisiens, comme le décrit Peter Shapiro dans Turn The Beat Around. À la Libération, le Whisky à Go-Go préfigure Chez Castel, Le Privé et surtout Chez Régine, en 1958. Les nuits extravagantes de Régine attirent aussi bien Bardot que Dali, Noureev et Pompidou. Mais on y croise aussi Jean Lafont, un célèbre manadier camarguais dont les taureaux cocardiers sont des stars. Ses séjours à Paris, où il chasse les premiers disques de rock’n’roll, ont façonné un goût de la fête qu’il veut assouvir en province. Une pinède, sur la route des Saintes-Maries-de-la- Mer, est réquisitionnée. “La Churascaia sera inaugurée le 29 juin 1965 de 8 heures du soir au lendemain matin”, prévient le carton d’invitation qui ne ment pas sur les velléités noctambules d’un lieu qui n’est encore qu’un restaurant-grill à ciel ouvert. Dès le mois d’octobre, on y érige une toiture de sagne et de chaux. La Churascaia devient une “discothèque” dont la piste de danse est constituée de terre battue, avec une énorme cheminée en son centre. “Il s’est passé quelque chose de magique. Alors que c’était une hutte gauloise avec un feu au milieu et un trou dans le toit”, décrivait Christian Lacroix en 1987 sur le plateau de Thierry Ardisson. Les premiers soirs, en pleine fête d’Aigues-Mortes, la police doit déjà intervenir pour canaliser la foule.
Danser sur les tables
“Nous étions les seuls sur ce créneau, musicalement précurseurs dans une ambiance de fête de village. Les gens venaient de partout, Paris compris, pour danser sur les tables et les bars. Nous avions le sentiment d’une totale liberté”, se souvient Mario Costabel qui a géré la “Chu” pendant trois décennies aux côtés de Jean Lafont. Dans un paysage où paissent taureaux et chevaux, il exhume des photos jaunies tandis que le manadier, 91 ans, se repose dans une chambre du mas Les Hourtès, pas pressé de rejoindre son futur mausolée que surplombe une sculpture de Jean-Michel Othoniel. Les images expriment l’hédonisme et le goût du travestissement qui caractérisaient l’époque. Pour en connaître la bande-son, il faut se rendre chez Louis Nicollin, truculent patron du club de foot de Montpellier, propriétaire de la Churascaia achetée en 1997 – en même temps que sa manade – à Jean Lafont. Dans une aile du mas Saint-Gabriel, sorte de Versailles camarguais, Christian Pelatan est planté derrière un bureau entre maillots de foot et voitures miniatures. Responsable du musée de Louis Nicollin, sans doute la plus grande collection mondiale consacrée au sport, il fut – en dépit de quelques infidélités – le disc-jockey de la “Chu” de 1965 (il avait 17 ans) à 1985. “J’ai été l’un des premiers à enchaîner les vinyles avec deux platines Barthe, un bouton de sélection pour passer de l’une à l’autre, et deux magnétos Revox pour envoyer de l’écho entre les morceaux”, se souvientil, alors influencé par Guy Cuevas du Palace. Autour de sa cabine de “disquaire” (on ne dit pas encore DJ), deux colonnes d’enceintes hautes de 3,50 mètres, chefs-d’oeuvre d’un audiophile nîmois, diffusent les exclus en provenance de Londres ou New York : de mèche avec Philippe Denis-Renoux, le disquaire de Chez Castel (lui-même fourni par des hôtesses de l’air traversant Manche et Atlantique), Jean Lafont ramène en Camargue Aftermath des Stones bien avant sa sortie française. On bouge alors son corps sur “Summer In The City” de The Lovin’ Spoonful, “The Beat Goes On” de Sonny & Cher, “Get It On” de T. Rex… Mais aussi “Time Has Come Today” des Chambers Brothers qui, associé au premier stroboscope de province, catapulte le dancefloor dans un trip psychédélique.
Chaque week-end, une clientèle survoltée danse jusqu’à l’aube sous le lustre dessiné par César. Un soir, Jean Lafont, qui est un couche-tôt et doit partir le lendemain pour Paris, demande à Christian Pelatan de vider la piste. En posant le vinyle des “Petits Papiers” de Régine (pourtant une amie de la maison), il pense mettre le public en fuite. Le délire redouble. Il envoie une valse. Tout le monde valse ! Dès lors, la “Chu” ménage avant-garde et arrière-garde, bon et mauvais goût, un mélange des genres qu’incarnera l’un de ses résidents, Philippe Corti. “Jean Lafont me demandait de ne tomber ni dans la rave ni dans la fête de la saucisse. Lui et Mario ont cassé les codes”, raconte Didier Sabatier qui, aux platines de 1993 à 1997, n’hésitait pas à enchaîner hit disco, Carmen et white label techno. “Musicalement, c’était imbattable et l’ambiance était démente, peut-être aussi parce que circulaient herbe et amphétamines”, se souviennent Jacques et Michèle qui se sont rencontrés à la “Chu” au début des années 70. Ils sont toujours mariés.
Le Studio 54 camarguais
“Ce n’était pas un club mais une bodega qui fermait tard”, témoigne à son tour Michelle “Mimi” Cassaro, ex-patronne du Pulp, aujourd’hui aux commandes du Rosa Bonheur où l’on cultive de la même manière le mix Bourvil-Todd Terje. “C’est cette ambiance que j’ai voulu recréer à Paris, poursuit-elle. Mais la ‘Chu’ allait au-delà de la fête. Nous avions la liberté de chanter, de nous engueuler, de nous embrasser… Que l’on décroche ou pas le pompon, on savait qu’on allait au manège. Surtout le dimanche.” Les “pestacles” du dimanche soir ont forgé l’identité de la Churascaia : des parodies délurées de Faust ou La Traviata, avec Jean Lafont et Mario Costabel dans les rôles principaux, puis des shows de travestis conduits pendant plusieurs décennies par Madame Erika chantant “Ma Cabane au Canada” avec des bottes Manufrance. Si la “Chu” ne fut jamais une “boîte homo”, elle était gay friendly par essence et avant l’heure, avant qu’Aigues-Mortes ne devienne un haut lieu touristique pour cette clientèle. “À la Chu, Chu, Chu, y’a des gouines et des pédés”, y chantait-on après quelques verres. Il est vrai aussi qu’un des slogans disait : “Si t’as soif… bois.”
Des taureaux sur le dancefloor
“C’était un endroit, champêtre, permissif sans être un ‘baisodrome’, qui se méritait. On y croisait des vamps, des grands-mères avec leurs permanentes bleutées, des gardians descendus de cheval comme dans les westerns, quatre gays locaux… C’est l’un des premiers endroits où j’ai vu deux gars s’embrasser sur la bouche”, se remémore le journaliste Henry-Jean Servat en évoquant un équivalent camarguais du Studio 54 new-yorkais. Au milieu des seventies, il y arrive souvent vers 3 h au volant de sa Jaguar couleur coquille d’oeuf. Une nuit, soutient-il mordicus (l’anecdote est sujette à caution), une Rolls-Royce est stationnée devant la porte : elle vient de déposer Jackie Kennedy et Aristote Onassis. De fait, la liste est longue des célébrités (cinéma, chanson, télévision) qui s’y encanaillèrent, parfois fin saoules et pourtant rarement importunées malgré l’absence de carré VIP. Rita Mitsouko et les Gipsy Kings y ont donné des concerts. Même les toreros venaient s’y détendre après la corrida. Un soir où l’orage avait fait sauter les plombs, c’est la voiture d’Yves Mourousi qui servit de sono… Court-circuit toujours : le 31 décembre 1981, la boîte est réduite en cendres. Une statue représentant un homme nu, rescapée du brasier, est offerte par Jean Lafont à Hervé Vilard… Deux ans seront nécessaires à l’édification d’une nouvelle “Chu” dessinée par un habitué, l’architecte catalan Ricardo Bofill. Elle est circulaire et surmontée d’une verrière au travers de laquelle on voit le jour se lever. Le soleil dans les yeux, un matin de 2002, “Little” Louie Vega ne voudra plus quitter les platines devant un parterre extatique au son de “It’s Alright, I Feel It !” de Nuyorican Soul. Richie Hawtin ou Erick Morillo expérimenteront aussi l’endroit qui, en 2003, devient le premier club français doté d’un terrible soundsystem Funktion One. “Les responsables successifs ont tous tenté de conserver l’esprit de ce lieu ‘hétéroclito’”, promet Valéry B : présent de fin 2010 à début 2012 (il est aujourd’hui physio du Showcase à Paris), il rappelle que l’on osait encore lâcher des taureaux sur le dancefloor “barrière” pour fêter le quarante-sixième anniversaire de l’endroit. Jusqu’à ce funeste été 2013 avec Nabila comme invitée, Djibril Cissé en DJ vedette et Madame Erika poussée à la retraite. Trop d’outrages, sans doute, pour dame “Chu”.
“La ‘Chu’ ne peut pas mourir”, se désole Benji Ben qui en a tenu les platines pendant dix ans. “On ne ferme pas un lieu de culte”, renchérit “Mimi” Cassaro. Tandis que l’on se prépare à quitter la Camargue, Mario Costabel nous fait remarquer, d’un air entendu, que ce n’est pas la première fois que la fermeture de la Churascaia est annoncée comme “définitive”. L’histoire serait encore plus belle si l’on pouvait, en 2015, en fêter le cinquantenaire.
Article paru dans le Tsugi N°67 (novembre 2013)