Jacques Greene : la bande sonore de ta fin de soirée
À quoi ressemblerait la BO de vos retours de soirées ? L’ambiance rêveuse et singulière, entre nuit et jour, qui nous accompagne jusqu’au plus profond de nous-mêmes. Ce moment de réflexion, en équilibre, où de nombreuses choses se passent et peuvent encore arriver. C’est ce qu’a voulu explorer le producteur de musique électronique canadien Jacques Greene dans son deuxième album. À l’occasion de la sortie de Dawn Chorus, nous sommes revenus avec lui sur sa conception, sa rencontre ado avec la musique électronique ainsi que sur sa passion pour le cinéma.
Lors de ton interview pour Tsugi l’année dernière tu disais apprécier de plus en plus le long format. En signant deux albums et un long EP en deux ans ton choix est fait ? Est-ce le meilleur format ?
J’imagine que oui. Même si j’aimerais ralentir un peu (rires), enfin j’aimerais changer d’envergure de projet pour l’année prochaine. Pourquoi pas essayer de faire une bande sonore ou une collaboration, une production complète pour quelqu’un d’autre ! Car l’enchaînement album/EP/album en deux ans c’est quand même assez fatigant, surtout dans le milieu de la musique électronique. Des fois il faut appuyer sur l’accélérateur et vraiment suivre son inspiration mais parfois il faut vivre un peu pour avoir une accumulation de moment de vie et d’expérience. Je ne pense pas être en manque d’inspiration mais ça pourrait être intéressant de prendre des détours pour revenir avec de nouvelles idées.
En parlant de bande sonore, les morceaux du nouvel album regorgent de réflexion et d’imaginaire, un peu à l’image de la bande-originale d’un film. Est-ce que le cinéma t’a inspiré dans ta création ?
J’adore le cinéma ! Non seulement c’est un médium que je trouve incroyable mais c’est devenu quasiment thérapeutique. Quand je suis en tournée j’ai toujours un disque dur avec deux cents Blu-Ray (rires). Je peux regarder tous les films de Reiner Fassbinder ou ceux de Claire Denis dans l’ordre. J’essaye d’aller en salles quand j’ai le temps comme par exemple il n’y a pas longtemps au Festival de Toronto où je suis allé voir 6-7 films. Donc oui dans Dawn Chorus, il y a un petit côté bande-sonore. C’est un monde que j’aime beaucoup et c’est que j’ai voulu faire un peu à ma manière avec cet album, sans tomber dans la catégorisation « musique de film ».
On peut voir qu’il y a beaucoup plus de collaborations dans ce nouvel album comme avec Brian Reitzell (compositeur de la BO de Lost in Translation) ou encore l’artiste ambient Julianna Barwick. Qu’est-ce qui a changé dans ta manière de concevoir Dawn Chorus comparé à ton premier album Feel Infinite ?
Il y a des similarités entre les deux et beaucoup de gens me disent que « ça change mais ça n’évolue pas » mais je ne trouve pas que ce soit une mauvaise chose. J’aime bien l’idée de me dire que je connais mon monde et que je vais explorer différentes choses à l’intérieur. Cependant ce qui a changé c’est qu’enfin, après dix ans à tout gérer et m’occuper de tout de A à Z, j’ai ressenti le besoin de m’entourer plus. J’ai eu le déclic en regardant les crédits de l’album Blonde de Frank Ocean. C’est son album le plus personnel, le plus hermétique mais en même temps avec tellement de collaborateurs. Ca m’a alors donné l’envie d’être un peu le scénariste, le réalisateur en contrôle de son projet. Dans le passé j’avais peur de travailler avec des collaborateurs car je pensais que ça allait diluer mon impact sur la musique que je produis. J’aime comparer ça au cinéma : les films sont ceux de Tarantino ou Claire Denis mais la photographie est souvent confiée à un collaborateur qui partage la vision du réalisateur. Cela apporte un vrai plus. En collaborant avec plus de monde, j’ai compris que j’avais tout à gagner. Par exemple avec Brian Reitzell, j’étais assez impressionné mais je savais pourquoi j’étais rentré en contact avec lui, ce que je voulais de lui et comment il pouvait m’aider à améliorer mon son. C’est également la première fois que j’utilisais un ingénieur de son (Joel Ford) pour le mixage. Plus de gens ont participé à cet album et cela a donné quelque chose de plus pointu mais plus proche de ce que j’avais réellement dans ma tête. C’est le gros changement entre les deux albums.
Du coup comment as-tu choisi les personnes qui ont collaboré avec toi sur l’album ?
Souvent ce sont des personnes que je connaissais déjà depuis longtemps. Comme par exemple Machinedrum que je connais depuis plus de dix ans ou encore Cadence Weapon avec qui j’ai commencé à travailler il n’y a pas longtemps sur son album mais que je connais depuis huit ans. C’est lui qui est la voix du track « Night Service » ou qui récite la sorte de poème sur le dernier morceau du disque. C’était comme un moment où j’avais besoin de m’ouvrir à plus de monde. Pour les personnes que je connaissais moins comme Brian Reitzell ou Juliana Barwick, j’avais un respect infini pour leurs oeuvres mais je voyais également des points en commun entre leur musique et la mienne. Comme avec Juliana où son travail se rapproche vraiment d’un angle différent de mes découpages de samples et on se retrouve autour d’un amour pour l’utilisation de la voix humaine. On est dans le même univers mais sous un autre prisme.
Tu dis désormais faire de la musique « sur le club plus que pour le club » et on ressent également pleins d’émotions différentes tout au long de Dawn Chorus, c’était le but de l’album, de pousser l’auditeur à la réflexion ?
Le disque se veut comme ça. Ce n’est pas un album concept qui raconte une histoire, une narration, mais j’ai plutôt essayé d’imaginer ce qu’il se passe dans ta tête à ce moment précis, à la fin de la soirée. J’ai voulu capturer les séquelles émotionnelles qui découlent d’une soirée et retranscrire les différents degrés de ce moment là. Parfois tu rentres et tu es encore super chaud, parfois tu as des moments de nostalgie, de mélancolie ou quelque fois tu as juste oublié tes lunettes de soleil et tu deviens fou (rires). Ce moment « post-rave », c’est un temps d’interrogation et j’ai voulu explorer toutes ces facettes. Je ne m’attends pas à ce que mes morceaux soient dans un top 10 Beatport, le mixage n’est pas fait pour le club. Il y a des règles à respecter pour faire de la musique de DJ set et je ne voulais pas faire ça. Je tenais à faire un mix qui ressent plus les émotions. Je trouvais ça intéressant de capturer la mémoire de quelque chose, d’un instant que beaucoup de gens comprennent. Par exemple sur la chanson « For Love » qui est un peu un morceau disco house, je m’imaginais comme dans un club et que la musique est jouée au maximum, dans le rouge, que tu es envahi par le son, tu ressens des émotions. Pareil sur « Do It Without You », je ne voulais pas de breaks forts et percutants mais plus un nuage de breaks qui remplissent l’espace. C’est comme un souvenir impressionniste du dancefloor. Je voulais quelque chose de plus envahissant qui fait appel à des émotions. Ce que je perds en facilité commerciale, je le récupère en inspiration et en liberté créative.
La plupart des titres de l’album sont assez contemplatifs mais pourtant d’autres comme « Night Service » sont toujours très dansants. C’était important de garder des tracks conçus pour le dancefloor à l’image de Feel Infinite ?
J’aime le côté utilitariste, dans le sens où j’aime quand même qu’il y ait un système et des règles dans les genres de musiques comme la techno ou la house. Par exemple dans le morceau « Night Service », Cadence Weapon parle littéralement de la culture de sortir alors que j’utilise des instruments qui sont totalement plongés dans l’exploration du moment « post-rave ». Finalement ça fait du bien aussi d’utiliser des rythmes plus dansants qui rappellent un peu mes racines.
Des racines musicales qui remontent à quand ? Comment as tu découvert la musique électronique ?
Au collège, j’étais un gars qui écoutait beaucoup de RnB, de hip-hop et de rock. J’ai eu un prof d’histoire qui a tout de suite vu que j’étais mélomane. Il était très jeune et sortait de l’université. Il faisait même encore des chroniques dans la radio de son ancien lycée. Il a prêté, à moi et mon meilleur ami, une pile de disques d’Aphex Twin et de Boards of Canada et le lundi d’après on était juste en mode « Oh shit, je veux plus écouter autre chose que ça ! » (rires). Dès cet été là j’avais une version piratée de Free Loops et ça m’a pas lâché.
On sait que tu aimes beaucoup le hip-hop, qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ?
C’est vrai que j’aime ça. D’ailleurs mes premières soirées que j’ai organisées avec Lunice, c’était des soirées hip-hop à Montreal. En ce moment j’écoute énormément Playboy Carti, je trouve qu’il est très fort, peut-être un des meilleurs au monde. J’aime aussi beaucoup le dernier album de Freddie Gibbs et Madlib qui est incroyable. Je n’ai pas trop le temps de voir du côté de Londres et de la grime même si j’adore. Je trouve que dans ce domaine là, Stormzy est écoeurant tellement il est bon. Chaque fois que j’y plonge la tête je trouve ça fou mais je suis un peu plus touriste dans ce monde et ça me va très bien.
Et maintenant c’est quoi la suite ?
Il y a une grosse tournée qui va arriver en février, mars et avril. Je viens de travailler sur un nouveau show de lumières à Glasgow avec un gars de LuckyMe (son label, ndlr). On travaille sur un nouveau show live et ça serait tellement cool de pouvoir faire quelques festivals l’été prochain. Pour le moment c’est plus des petites salles genre tournée live, ce qui est aussi super excitant. La semaine prochaine, j’enchaine Berlin, Londres, Manchester, New York, Los Angeles et Montréal pour faire les shows de lancement de l’album, comme une grande occasion pour fêter la sortie. Ca va être un peu intense ! Après ça, il y a une tournée américaine sur les deux côtes puis direction l’Europe. J’aimerais bien faire cette tournée européenne en mode van avec une vraie première partie, faire les choses bien. Et après, qui sait, peut être refaire un EP ou alors trouver un pote producteur avec qui on ferait un projet différent ensemble. J’ai d’ailleurs commencé à parler à un jeune réalisateur de Détroit qui m’a envoyé le premier jet du script de son film et on va voir pour, pourquoi pas, réaliser la bande sonore, ça serait vraiment cool ! Je pense que maintenant je suis rendu avec deux albums au moment où il est temps de devenir « arty » (rires), de pousser plus loin dans le délire artistique un peu comme Brian Eno l’a fait. J’ai pas trop envie de faire comme Fatboy Slim, toujours à mixer à 55 ans en dj set. Je vais tranquillement me lancer dans autre chose, évoluer à mon propre rythme.
Jacques Greene sera en concert à Paris en février prochain, la date précise n’a pas encore été dévoilée à ce jour.
Le nouvel album de Jacques Greene disponible à l’écoute juste ici :