Interview : Jeff Mills se fait tirer le portrait
Rencontre entre le pionnier techno et la réalisatrice Jacqueline Caux sa portraitiste.
Ce n’est pas parce qu’il a fêté l’an dernier ses cinquante ans que Jeff Mills va s’arrêter d’expérimenter. Son aura s’étend bien au-delà des platines qu’il continue pourtant de manier à la perfection. On l’a vu par le passé avec un orchestre symphonique ou des danseurs contemporains, inventeur d’une nouvelle BO pour le film Metropolis et même concepteur d’une installation dédiée à 2001 Odyssée de l’Espace, le film de Stanley Kubrick. Un parcours unique et atypique qui a donné l’idée à la réalisatrice Jacqueline Caux de réaliser un portrait de cet enfant de Detroit. Bien évidemment, le résultat est tout sauf conformiste. Ne vous attendez pas à découvrir une interview classique de Jeff agrémenté d’images d’époques. Pas du tout. Énigmatique et envoûtant, filmé dans un noir et blanc rappelant les films muets allemands des années 20, Man From Tomorrow est centré sur la passion de Mills, et aussi de Caux, sur l’anticipation, le futur, l’évolution de l’humanité. Rencontre avec les auteurs d’un film qui sera présenté ce dimanche à l’Auditorium du Musée du Louvre dans le cadre des Journées Internationales du film sur l’art. Mais ceux qui préfèrent Jeff Mills sur le dancefloor pourront aussi le retrouver à La Machine du Moulin Rouge ce vendredi où il présentera son projet de DJiing à explorer le temps : « Time Tunnel ».
Comment est né le projet Man From Tomorrow ?
Jacqueline Caux : Au départ, nous ne savions pas trop où nous voulions aller. Hormis le fait que nous ne voulions pas réaliser un portrait classique. Dès le début, on s’est dit : si ça ne marche pas, on arrêtera. Nous sommes libres, nous n’avons aucun producteur derrière nous, nous sommes totalement indépendants. Puis on a beaucoup parlé. Je connais la musique de Jeff depuis le début et je voulais faire quelque chose qui soit relié à ses préoccupations : pourquoi fait-il de la musique de cette manière ?
Jeff Mills : Je ne me souviens plus qui a eu l’idée au départ. Mais le travail de Jacqueline, les films qu’elle avait tournés à Detroit, sa manière spéciale de capter la musique m’intéressent beaucoup. Nos conversations démarraient très simplement. Mais il y avait beaucoup de choses à expliquer, je n’en avais jamais vraiment eu le besoin jusque-là. Il y avait beaucoup de questions sur le futur, comment je voyais les choses en tant que DJ et producteur.
Jacqueline : Je suis très intéressée par la manière dont un musicien essaye d’imaginer ce que pourrait être le son dans le futur. Ça fait travailler l’imagination. Et puis Jeff est toujours à la recherche de nouveaux champs d’expression. Il a joué avec un orchestre symphonique, travaillé avec des danseurs. Il tente beaucoup.
Comment avez-vous travaillé la relation entre la musique et l’image ?
Jacqueline : J’ai d’abord tourné le film, puis j’ai sélectionné les images qui me semblaient intéressantes et je les ai envoyées à Jeff. À son tour, il m’a fait passer beaucoup de sons, j’ai testé pour voir ce qui marchait et nous en avons discuté ensemble.
Jeff : J’ai beaucoup de musiques inédites dans mes placards car la plupart des morceaux que je produis, je ne les sors pas. Au final, le processus était très simple, je crois que le tournage a pris quatre jours. À un certain point, on a juste fait travailler notre imagination pour avancer.
Vous aviez un objectif précis ?
Jeff : Je trouve que pratiquement tout a été fait au niveau des films documentaires sur les musiques électroniques. Mais certains aspects concernant les Dj’s et des producteurs ne sont pas abordés. Par exemple les interviews sont souvent très classiques : alors tu vas partir en tournée ? quand est-ce que sort ton disque ? Je n’ai rien contre cela mais il y a tellement d’autres sujets à évoquer : la relation avec le public, les choses auxquelles on croit, les racines, l’enfance ou bien est-ce que l’on fait ce métier pour faire avancer les choses ou bien est-ce que tu le considères comme un travail normal ? Expliquer pourquoi le DJ est devenu ce qu’il est. Mais peut être que les journalistes sont aveuglés par les stroboscopes (rires).
« Man From Tomorrow » c’est une bonne définition de toi-même ?
Jeff : En fait, c’est le titre d’un de mes morceaux qui date de 1994 ou de 1995. C’était déjà tiré du nom d’un livre populaire de science fiction. Dans ce cas-là, la signification est beaucoup plus large. On peut comprendre « man » comme « humanité ». Comme si nous étions capable de comprendre un écho qui viendrait du futur.
Est-ce que tu apprécies parfois le passé ?
Jeff (il réfléchit) : Pas tellement. Je ne regarde pas en arrière. Je suis plus intéressé par là où je vais. Je ne passe pas du temps à ressasser les choses. C’est plus facile de se projeter dans le futur je trouve. Quand tu commences à penser au passé, tu vas plus calculer les choses.
Jacqueline : Quand j’aime vraiment quelqu’un qui est un pionnier dans son domaine, je trouve qu’il n’y a pas de notion de temporalité. Par exemple, La Monte Young, son œuvre sur les fréquences qui date de la fin des années 60, a ouvert des perspectives pour des gens qui travaillent dessus encore aujourd’hui mais qui ne vont pas aussi loin. Pour certains, le temps bouge de manière horizontale pour moi c’est de manière verticale. Le temps m’emmène parfois si haut que je cherche toujours des artistes qui me nourrissent. À l’image de John Cage, John Coltrane, Albert Ayler ou Sun Ra, le temps n’a pas de prise sur eux. Je ne les écoute pas en permanence, mais c’est tellement fort que cela m’encourage à aller plus loin.
Tu sembles plus influencé par ces musiciens que par des cinéastes ?
Jacqueline : Oui probablement. J’ai été concernée très jeune par la musique, lorsque j’avais à peine 12 ans. J’ai commencé par le free jazz, Ornette Coleman. J’ai eu un très bon professeur de musique au collège, ça a structuré ma réflexion. Mes parents n’étaient pas du tout intéressés par l’art. Ils n’avaient pas d’argent pour me donner des cours de musique donc je suis partie dans une autre direction mais la musique est restée très liée à ma vie.
On dit toujours que la techno est la musique du futur, pourquoi sa tonalité est toujours très mélancolique ?
Jeff : Je ne suis pas d’accord (rires). C’est la musique d’aujourd’hui et du week-end prochain. Cela pourrait être la musique du futur si une majorité de musiciens le voulait. Ce n’est pas le cas.
Est ce que la techno pourrait être associée avec des couleurs ?
Jeff : C’est une question qui demanderait une très longue réponse (rires). Ma définition de la techno est très liée avec l’espace et les sciences spatiales. L’espace n’est pas noir, c’est rempli de toutes les couleurs que l’on puisse imaginer sauf que les distances sont tellement grandes qu’on ne peut pas le voir. Il faut utiliser son imagination. En termes de texture, c’est plus facile de penser en noir et blanc, mais en termes de fréquences, c’est plein de couleurs.
Jacqueline : C’était plus intéressant pour moi de tourner ce film en noir et blanc, les couleurs auraient entraîné quelque chose de plus ordinaire. Je ne travaille pas toujours en noir et blanc, mais j’aime la manière dont on peut jouer avec les ombres. Je suis très intéressée par le minimalisme, ce qui est plus facile à traduire en noir et blanc.
Que peut-on attendre de cette projection à l’Auditorium du Louvre ?
Jeff : On voulait vraiment attacher une attention particulière au son. Les fréquences doivent résonner, il faut que le soundsystem soit capable de réduire la distance entre le spectateur et le son, qu’il ait l’impression que la musique soit à côté de lui.
Jacqueline : On cherche plus à créer des sensations qu’à raconter une histoire. C’est un peu comme si le spectateur entrait dans un bain rempli de sons.
Jeff : En tant que DJ, je joue beaucoup sur toutes les fréquences basses et aiguës. On a appris à manipuler l’égaliseur sur la table de mixage pour rendre fou les gens. La musique électronique a quelque chose de très tribal et primitif avec notamment les sons de basses. On en a besoin pour aller plus haut spirituellement.
Jacqueline : la musique électronique est issue d’une longue tradition inscrite dans les racines de l’humanité, quand la musique était un rituel pour invoquer des dieux par exemple. La musique est capable de vous rendre complètement heureux lorsqu’elle donne quelque chose à penser et procure aussi un effet sur le corps. Lorsque les deux effets sont combinés, c’est très fort.
Jeff : Depuis vingt ans que je suis DJ, je remarque quelque chose de très étrange. Quand je joue de la musique pour les gens et qu’ils l’apprécient, il y a une sorte de « ménage à trois » qui s’établit entre moi, l’auditeur et quelque chose d’indéfinissable qui nous réunit. C’est comme lorsque je rencontre quelqu’un dans la rue que je ne connais pas et qui me dit : « ah, j’ai été à une soirée où tu jouais en 1991 ». Je le regarde, je ne me souviens pas de la soirée, mais je sens que l’on partage quelque chose. C’est très étrange comme la musique peut créer ce « troisième élément ».
Est ce qu’il y une place pour l’humour dans votre travail ?
Jeff : Je ne crois pas. J’apprécie vraiment le temps que je passe en face des gens et jamais je ne les sous-estime. Je ne veux pas les décevoir donc je prends cela très au sérieux. Je suis là pour satisfaire d’abord le public, mon plaisir est secondaire. Mais dans la vie de tous les jours, je peux rire à des choses très bêtes et ridicules.
Jacqueline : J’aime beaucoup rire. Mais je prends mon travail également très au sérieux.
Est ce vous avez d’autres projets ensemble ?
Jacqueline : Nous allons commencer un autre film en mars ou avril où l’on va travailler également avec la chorégraphe Emmanuelle Huynh.
Jeff, est ce que tu pourrais nous parler du concept Time Tunnel que tu vas proposer vendredi soir à La Machine du Moulin Rouge ?
Jeff : C’est une « dance party » où chaque heure de la soirée est dédiée à une époque et à un lieu. C’est inspiré d’un show télé américain du même nom. L’histoire d’un scientifique qui voyageait dans le temps en essayant d’altérer le passé pour éviter les guerres et les crises. On a gardé cette idée, en se disant que ce serait intéressant de voyager dans une sorte de spirale hypnotique, de regarder comment la musique et la dance évoluaient dans un contexte historique puis d’établir des connections avec ce que nous vivons aujourd’hui. L’idée c’est aussi de mélanger les générations sur le dancefloor. Je travaille sur des segments d’une heure, ce n’est pas chronologique. Par exemple, je démarre par un premier segment consacré à l’esprit rave de 1987, c’est en début de soirée et je me dis que des gens plus âgés seront là et cela leur rappellera des souvenirs. Puis on partira en 1910 pour observer la lune et George Méliès. J’évoquerai aussi le début des années 70 quand la technologie commençait à arriver dans les foyers et dans la dance music : les gens imitaient les robots dans les clubs. Dans une autre partie, on retourne en 1946, pour expérimenter le jazz au Savoy à New York avec Cab Calloway et Duke Elllington. Je remixe les morceaux originaux et des éléments de conversation pour créer quelque chose de dansable. Mais on se baladera aussi en l’an 5000, une époque où cette pièce par exemple n’existera plus.
Vous aimeriez voyage dans l’espace ?
Jeff : Oui si le problème des distances était résolu.
Jacqueline : Si j’étais sûr de revenir, sûrement.
Jeff Mills présente « Time Tunnel » vendredi 31 janvier à La Machine Du Moulin Rouge de 23h à 6h. Informations ici.
Man From Tomorrow le dimanche 2 février à 20h30 à l’Auditorium du Louvre.