🔊 Inter[re]view : Imaabs, si SOPHIE avait été Chilienne
« D’une manière ou d’une autre, on a tous le cœur brisé. Et on doit comprendre pourquoi ». Pour le Chilien Imaabs, cette peine de cœur est née entre Bruxelles et Paris, chaque fois autour de la Gare du Nord. De cette histoire, il en a tiré Descifrar, un album profond et dense, plein de nuances et d’émotions.
Le musicien nous avait déjà habitué aux productions sombres. En parallèle de ses études de philosophie, où il s’intéresse à Deleuze, Foucault ou Bernard Stiegler, il développe sa carrière musicale. D’abord bassiste de r’n’b/funk, il se met aux claviers par défaut, son groupe ne trouvant personne pour occuper le rôle. De là , il est tout autant inspiré par la merenhouse – plus tard remplacée par le reggaeton comme musique de danse latine dominante – que l’IDM d’Aphex Twin et Machinedrum.
« Tout le monde essaye d’imiter les musiques anglaises, européennes ou américaines. »
Puis Imaabs va refuser de rentrer dans le moule. « La musique électronique chilienne est minée par l’eurocentrisme et le colonialisme, tout le monde essaye d’imiter les musiques anglaises, européennes ou américaines ». Depuis 2014, il publie donc sa musique sur un label mexicain, NAAFI, pour No Ambition And Fuck-all Interest, collectif de DJs qui prône une liberté artistique totale. « Dans mes précédents disques, j’ai essayé de transmettre une notion ou un concept politique, d’insérer des idées politiques dans le monde de la fête afin de créer un hymne pour la résistance. Mais depuis l’an dernier, j’ai décidé de ne plus en parler directement, ce qui est un geste politique également. »
Ainsi, pour ce Descifrar, au-delà des thématiques de la peine de cœur et de la difficulté à nouer des liens, il aborde plus largement l’idée d’inconscient. « Je parle de mes propres expériences, de peur, d’amour, de douleur. » Imaabs veut dresser un panorama de ses émotions. Pour cela, il puise dans tous les styles qui l’ont inspiré, et même au-delà . Car après avoir été professeur de philosophie, il vit désormais de son activité d’ingénieur mastering, ce qui l’amène à écouter énormément de musiques différentes. IDM, ambient, reggaeton, house, jungle, electronica, trap, indus, tout est là . Sans forcément réinventer ces styles, il les aborde chaque fois à sa manière. « Parfois, je vois l’album comme la fusion de deux EPs, l’un ambient et expérimental, l’autre plus orienté club. » L’enchaînement entre « Verde, vert, verde » et « Dividuacion » vient le confirmer.
Entamer une résistance
Malgré cette thématique très personnelle, Imaabs n’a pas renoncé à ses idées politiques. C’est justement en mettant à plat ses émotions qu’il compte créer des liens. Les titres les plus clubs, comme « Distension », sont ainsi les plus riches du disque, insistant sur la dimension cathartique de la musique de club. C’est en reconstruisant collectivement nos émotions, et en se servant du dancefloor comme lieu d’union, qu’on peut entamer une résistance. L’objectif : créer des musiques « que l’on peut aimer simplement, mais qui peuvent également aider à penser ». D’où la complémentarité entre les morceaux plus méditatifs et ceux plus dansants, ainsi qu’entre titres instrumentaux et vocaux : tout vient nourrir notre pensée.
En se confrontant à ses émotions, Imaabs nous invite à faire de même. Positives comme négatives, elle s’entrechoquent ici dans des titres plein de nuances. En parlant uniquement de son intimité, de son expérience « de Chilien, Latino-Américain, semi-Amérindien, professeur de philosophie, de cette personne étrange que je suis », il cherche à toucher ce qu’il a de plus universel. Passant par l’exultation et la peur, la tristesse et l’espoir, il aboutit ainsi à « Impasse », véritable morceau de réconciliation pour conclure le disque. Que ce soit avec soi-même, ou les autres. Avant ces énigmatiques dernières secondes, qui nous font comprendre qu’après cette acceptation, tout reste à reconstruire. Car nous sommes tous un peu cassés. Mais un peu moins, après ce disque.