Hommage à Rachid Taha : souvenirs d’une rencontre marquante
Il a inspiré The Clash, inauguré le mix world-techno, habité avec Miss Kittin, a été un pilier du Pulp. Ce vendredi 20 septembre sortait Je suis africain, l’ultime album de Rachid Taha qu’il venait tout juste de terminer avant d’être emporté par une crise cardiaque l’année dernière. Un superbe disque, entre spleen et joie de vivre, porté par un single en forme de déclaration d’amour à l’Afrique toute entière. Dans une autre vie, il y a une quinzaine d’années, on avait joué au blind-test avec ce noctambule invétéré, homme de lettres et musicien curieux. Un blind-test éclairé mais free-style, où certaines vérités cachées apparaissent au grand jour. Souvenirs.
JIMI HENDRIX
“If 6 was 9”
Extrait de Axis Bold As Love
Sans ride, le maître Jimi. Unique, inégalé, une fulgurance guitaristique qui ne donne jamais dans la démonstration.
Rachid Taha (un verre en plastique à la main, sirotant un breuvage non identifié) : (dès la première note, euphorique) Wouais ! Jimi Hendrix, Papa ! Le Mozart de la guitare. Quand Eric Clapton l’a vu, il s’est arrêté de jouer. Steve Hillage, mon producteur et guitariste, a été à un concert de Hendrix lorsqu’il avait quatorze ans, c’est ce qui lui donné envie de jouer de la guitare. La plupart des guitaristes ont deux idoles : Jimi Hendrix et Django Reinhardt.
Hendrix, c’est le premier disque que tu as acheté ?
Il s’agit de l’un des premier que j’ai écouté. Je ne vais pas faire ma Cosette, mais ado je n’avais pas les moyens d’acheter les disques, heureusement j’avais un voisin qui écoutait cette musique.
RACHID TAHA
“Non, non, non (Stacey Pullen Electro Funk Dub Mix) »
Un des héros de la seconde génération techno de Detroit mixe un héros de la seconde génération issue de l’immigration. Logique non ?
Rachid Taha : Ça me dit quelque chose (il écoute le riff de guitare). On dirait les Clash. (la voix arrive) Ah oui, c’est un remix d’un de mes morceaux.
Par Stacey Pullen…
J’avais organisé une soirée à l’Olympia en 1995 avec Carl Cox, Stacey Pullen, Josh Wink, System 7, ma copine Sex Toy et moi : un bide terrible ! Les Parisiens n’avaient rien compris.
Comment as-tu découvert la techno ?
J’ai beaucoup aimé des ancêtres de la techno comme Suicide, Alan Vega, Kraftwerk et même Pink Floyd. Surtout, je travaillais avec Steve Hillage qui produisait de la techno avec son groupe System 7 au début des années 90. C’est lui qui m’a fait découvert cette musique. Du coup, je me suis retrouvé au Rex aux premières soirées de Laurent Garnier. Je croyais que la techno allait rassembler les gens, mais c’est faux. En France, c’est un peu bourgeois comme musique, et ça, ça me gonfle alors qu’en Angleterre la techno est plutôt faite par des prolos. Mais c’est pareil quand j’entends en France des blacks dirent que la musique techno c’est de la musique de blancs. Ça me fait bondir, parce que c’est quand même des blacks qui ont inventé cette musique.
MISS KITTIN
“Requiem For A Hit”
Extrait de Professional Distortion
De la booty techno-pop par notre franco-berlinoise préférée. Encore et toujours Miss Kittin.
Rachid Taha (en écoutant le beat) : On dirait Prince.
Hé, non, c’est une fille, tu la connais en plus.
Ah, c’est Miss Kittin, nous avons habité dans la même maison, il y a quelques années. Elle ne chantait pas à l’époque, elle dormait dans la chambre de mon fils. C’était une gamine, elle avait dix neuf, elle venait de débarquer à Paris. (il réécoute) Ca fait très Tom Tom Club, le groupe des anciens Talking Heads.
FERENC
“Yes Sir, I Can Hardcore”
Extrait de How Do Kill The DJ pt 1
Oui, oui, cette compilation mixée par Ivan Smagghe figure bien parmi les 100 disques de la révolution électronique. Normal.
(devant la mine interloquée de Rachid qui tape quand même furieusement du pied) Indice : ça passe souvent dans un endroit que tu fréquentes…
Rachid Taha : Le Pulp. Ah, oui, c’est sur une compilation de comment il s’appelle ? euh, euh, Ivan Smagghe. (il écoute attentivement) Je n’aime pas trop l’électro allemande, ça me rappelle la disco italienne. Ça me casse les couilles.
C’est un son que l’on entend pourtant souvent au Pulp.
Le Pulp c’est un endroit populaire.
Comment es-tu arrivé au Pulp ?
C’est une longue histoire. J’ai rencontré Mimi (la gérante du Pulp, ndr.) aux Folies Pigalle, il y a huit-dix ans au moins. Je cherchais un appart à l’époque. J’avais du mal à trouver. Arabe et artiste, ce n’est pas évident. On discute, tout de suite ça accroche entre nous. Elle me dit “ben on va prendre un maison”. Et hop, 15 jours après on a pris une maison ensemble. Elle était célibataire, elle travaillait dans le cinéma, elle faisait la cuisine dans une cantine roulante. Mais elle voulait arrêter. Un soir, il doit y avoir plus de cinq ans, on se baladait avec sa camionnette, et on passe devant le Pulp, ça s’appelait l’Entract, il me semble. Elle craque sur une serveuse, Laurence. Comme Mimi est timide, je lui monte le coup. Ça marche. Et du coup Laurence a proposé à Mimi de travailler avec elle. Un soir, j’ai organisé un concert avec de la musique arabe, des DJ techno, et c’est ce qui a donné les fameux jeudis du Pulp. Le Pulp c’est chez moi.
Tu passes toutes les nuits là-bas ?
J’ai toujours aimé la nuit, même à l’usine, je travaillais la nuit ! J’aime bien rencontrer les gens, et j’ai toujours aimé danser. J’avais même monté une boite à Lyon qui s’appelait “Au Refoulé” parce qu’ailleurs ils ne laissaient pas entrer les beurs et les blacks. Mais la nuit est devenue pour certains une métaphore de la bêtise. Ça me fait marrer parce que quand je suis au Pulp, je suis derrière le bar et les gens me disent souvent l’air étonné: “Mais qu’est ce que tu fais là ?” et moi je leur répond : “Mais si je n’étais pas là, vous ne seriez pas là !”
DAVID BYRNE-BRIAN ENO
“America is Waiting”
Extrait de My Life In The Bush Of Ghosts
1981. Les musicologues, que nous ne sommes pas, qualifient cet album mythique de premier exemple de sampling. Ils n’ont pas forcément tort. En tout cas, un chef d’œuvre incontestable.
Rachid Taha : Incroyable, on dirait Talking Heads. Ah, ça y est, My Life In The Bush Of Ghosts. Un album de référence, la classe. Je l’ai acheté en mille exemplaires. Chaque fois que je l’ai offert à des amis, ils étaient épatés.
Tu as travaillé avec Brian Eno sur ton dernier album Tékitoi.
Je n’ai pas bossé avec lui, j’ai pris du plaisir. Nuance. (il se replonge dans l’écoute du disque). Tous les apprentis techno/rap devraient écouter cet album.
Tu possèdes une culture musicale énorme.
Je suis juste quelqu’un de curieux. Et puis les gens ont tellement de clichés sur les goûts musicaux des rebeuhs.
NOUVELLE VAGUE
“Guns Of Brixton”
Extrait de l’album Nouvelle Vague
Le “carton” de cet été se poursuit en automne. Les tubes de la new wave repris façon bossa plaisent aux bobos quadras…et aux autres. Toujours mieux que la lounge…
Rachid Taha : (il rigole) ah merde, merde. Comment elle s’appelle cette chanteuse ? Ce n’est pas une chanson de Leonard Cohen ?
Ah, non c’est “Guns Of Brixton” des Clash repris par le groupe Nouvelle Vague.
Ça me fait penser à du Cat Power. Bon, le morceau je connais, hein. Mais moi, je suis surtout fan de Joe Strummer, le chanteur, attention, hein.
La légende veut que tu sois à l’origine du fameux “Rock The Casbah” des Clash que tu reprends sur ton dernier album.
C’est exact, mais je ne le crie pas partout. J’ai été voir Joe Strummer après un concert de Clash à Mogador en septembre 1981. Je lui ai passé une cassette de Carte de Séjour, mon groupe de l’époque. Et après ils ont fait “Rock The Casbah”. Le truc marrant c’est que quand on a enregistré la reprise de ce morceau, en jouant Steve Hillage a retrouvé dans la chanson des accords d’un titre de Carte de Séjour.
Est ce que tu te considères comme un punk ?
Dans le sens “Jean Genet” du terme, oui.
Euh, c’est-à-dire ?
Dans le sens, Pasolini, Fassbinder (pas sûr que ce soit plus clair, ndr). Dans l’esprit que Joe Strummer a toujours conservé. C’est simple, pour moi, il n’y a que deux punks : Joe Strummer et Gene Vincent.
Est-ce que tu es nostalgique de ces années punks ?
Non, mais j’ai de la mémoire, je me souviens comme on dit. Avant, il y avait un côté “classe ouvrière” qui n’existe plus aujourd’hui. Et puis tu avais des penseurs, des Michel Foucault, des Gilles Deleuze, ou des Jacques Derrida qui vient de mourir, même s’il n’était pas apprécié en France. Quand tu penses que le plus grand vendeur de DVD en France c’est Bigard ! C’est unique au monde : un comique qui remplit un stade. Même lui il n’en revient pas.
INTERPOL
“Not Even Jail”
Extrait de l’album Antics
Sur leur deuxième album, les quatre new-yorkais ne font pas que réviser les classiques Joy Division ou Psychedelic Furs, ils empruntent des chemins plus personnels. Et ça plait.
Rachid Taha : (attentif) Ça c’est un mec qui joue de la basse avec un médiator. Ah, je vois, c’est les nouveaux anglais, Interpol, non ?
Exact, à part qu’ils sont américains.
On dirait Joy Division, bof, ça ne me dit rien. (il écoute à nouveau) Tiens une guitare à la Cure, la voix me fait penser aussi à Bowie.
Tu te tiens au courant de ce qui sort ?
Oui bien sûr mais ce n’est pas forcément facile. J’aime bien la musique mais j’adore encore plus la littérature, le cinéma. Ce qui me fait chier c’est tout ces groupes à fanfares ou bien intimistes avec une guitare et un voix. J’adore toujours Bashung, Les Têtes Raides, ou alors Bobby Lapointe, Léo Ferré, c’était révolutionnaire, personne lui arrive à la cheville.
KEREN ANN
“Que n’ai-je”
Extrait de l’album Nolita
Exilée à New York, la franco-hollandaise ajoute une touche néo-country à sa bossa langoureuse. Convaincant.
Rachid Taha : (Dès les premières notes) Oh, c’est une française mais je ne me rappelle plus de son nom.
Elle a travaillé avec un très vieux chanteur. Keren Ann.
Ah, oui, elle a bossé avec Salvador. Moi la musique brésilienne, ça me gonfle. Salvador, c’est le premier mec qui a chanté le rock’n’roll en France mais c’est un mec qui n’est pas sympathique. Mais je comprends pourquoi il est assez méchant : c’est un mec qui avait un grand talent, bon acteur, comique mais il n’a pas fait carrière dans le cinéma. Le fait d’être noir l’a bloqué. Il a une espèce de rancœur envers le système français. Aujourd’hui il prend sa revanche en étant méchant.
Tu te verrais chanter à 80 ans ?
Oh, je ne vivrai pas jusque là ! J’ai un mode de vie un peu, un peu, (il cherche ses mots) pas destroy mais…..
TTC
“Dans le Club”
Extrait de l’album Bâtards et Sensibles
Est ce bien du hip-hop ? La question reste en suspend. Seule certitude : “Dans le Club” est une énorme bombe et les TTC sont des cinglés dotés d’un talent “ovniesque”.
Rachid Taha : Parfois j’écoute du rap avec mon fils, j’écoute les paroles et je lui dit “mais putain tu entends ce qu’il dit: ce sont des textes homophobes, machistes, il faut le dénoncer.” Dans les années 80 j’ai fait des soirées avec Alain Maneval et la Zulu Nation d’Afrika Bambaata. J’avais mis beaucoup d’espoirs dans le hip hop. Mais beaucoup de rappeurs français ne savent pas chanter. IAM, Akhenaton, je ne peux pas. Et ce n’est pas une question de langue française, les mecs, ils chantent faux. Les meilleurs en France étaient Assassin ou le 113. Il faut dire que certains sont tombés dans le rap juste après avoir volé des autoradios dans les bagnoles. Combien de fois j’ai entendu des discours de rappeurs : “ouais, t’arrives dans les maisons de disques t’avais des plateaux de cocaïne, des nanas” ? Je ne sais pas dans quelles maisons de disques ils ont vu ça, mais moi je n’en ai jamais vu. Mais les meilleurs vont rester. La vie c’est un tamis, ce qui est mauvais ça disparaît, ce qui est bon, ça reste.
RACHID TAHA
“Tékitoi”
Extrait de l’album Tekitoi
Non seulement le nouveau Taha “rock” la casbah mais il fait aussi groover les dancefloors ouverts aux effluves electro-world. Puissant.
Rachid Taha : Ça c’est un rockabilly, mais la rythmique est traditionnelle. Je dis toujours que si Bo Diddley avait été esclave des arabes, il aurait fait de la musique Gnaouas. Christian Olivier (chanteur des Têtes Raides, co-auteur du morceau, ndr) possède une espèce d’humanité qui me plait. Mais j’ai un aspect plus critique sur leur initiative “Avis de KO chaos social” et les concerts auxquels j’ai participé. J’ai notamment dit aux autres chanteurs qui étaient là, à Thomas Fersen ou à M : “Regardez le public, il n’y a pas de mélanges, il n’y a pas de blacks, il n’y a pas de re-beu.” Pourtant ce sont souvent eux les premiers concernés par les mesures répressives prises par le gouvernement. Si l’on ne fait pas attention, on va à la catastrophe : chacun vit dans son ghetto. A part au Pulp, et attention je veille au grain !