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Le Tango / © Daniel Nicoletta (2007)
13 janvier 2021

Histoire d’un club : 125 ans du Tango, du bal musette aux drag queens

par rédaction Tsugi

Ce n’est ni une boîte branchée ni un lieu à la mode, on ne s’y montre pas mais on s’y amuse. Tour à tour musette, gay, kitsch, afro, et parfois un peu de tout ça à la fois, le Tango est à 125 ans un des trésors les mieux cachés de la nuit parisienne.

Par François Blanc
Originellement paru dans le Tsugi Magazine de février 2015 (Brodinski en couv), réactualisé aujourd’hui après que le Tango ait été mis en vente

Vendredi 13 juin 2014, dans la petite rue Au Maire, métro Arts-et-Métiers, au coeur de Little Wenzhou, le plus vieux quartier chinois de Paris, une trentaine de personnes fait la queue sur le trottoir, l’ébriété légère. En ligne de mire, une étrange façade noire coiffée d’un accordéon multicolore et des inscriptions “Tango, boîte à frissons”. Ce soir-là, ce haut lieu du kitsch et de la vie nocturne gay accueille le Bal des travs dont il n’est pas nécessaire d’expliquer le concept. À l’intérieur, hormis un fumoir flambant neuf, rien ne rattache l’endroit au XXIe siècle : piste de danse en bois entourée de nombreuses banquettes rouges et petites tables, étroite scène devant mur matelassé, rideaux rouges, boule à facettes…

La foule, encore clairsemée, est habitée de quelques répliques fidèles de Conchita Wurst, dont la victoire à l’Eurovision un mois plus tôt n’en finit plus de réjouir. Alors que le DJ passe un vieil Amanda Lear, on distingue un stand maquillage, où, démystification totale, on découvre que ces créatures nocturnes sont pour certaines chauves sous leurs perruques chatoyantes. Si dans les toilettes on distribue gratuitement gel et lubrifiant, l’ambiance est plus à la bonne humeur collective qu’à la grasse drague. Le Tango cultive le kitsch comme garant d’un esprit bon enfant, qui en a fait depuis dix-huit ans un lieu culte du gay Paris, antithèse des branchées Flash Cocotte ou Mort aux Jeunes. Du jeune post-ado provincial en pleine émancipation au vieux pédé désireux de s’encanailler, le Tango est un refuge, une dimension parallèle où le paraître passe après le reste et où l’on s’amuse sur de la variété française des cinquante dernières années, des popstars internationales d’aujourd’hui et d’hier en oubliant tout souci d’épier le voisin.

Le Tango

Le Tango en 2007 / © Daniel Nicoletta

Un lieu génial et kitsch

Mais le Tango, qui fêtera bientôt ses 120 ans, a vécu mille vies : dancing à bougnats, musette paillette, rendez-vous branché… L’une de ses époques les plus flamboyantes est à mettre au crédit d’un des saints patrons des branchés des années 80, Serge Kruger. Dandy punk touche-à-tout, antimondain précurseur de modes en tout genre, Kruger était, dans les années 70, l’aîné de la bande des Halles, un petit groupe de punks nocturnes (qui comptait dans ses rangs Yves Adrien et Alain Pacadis, plumes fondamentales du journalisme rock). Son appartement de la rue aux Ours où se déroulaient des soirées mémorables était l’un des épicentres du Paris underground de l’époque.

« Une amie m’en avait parlé comme d’un lieu musette génial et kitsch, genre ‘c’est moche donc c’est bien’. »

En 1981, Kruger lança Radio Tchatch, sa radio pirate, où il tournait le dos au rock pour aller chercher avant tout le monde les perles de ce que l’on n’appelle pas encore la “world music” : cumbia, musique haïtienne, salsa… Son chemin jusqu’au Tango ne sera pas sans détours. “Une amie m’en avait parlé comme d’un lieu musette génial et kitsch, genre ‘c’est moche donc c’est bien’, à l’opposé d’un endroit contemporain qu’on aimerait au premier degré”, raconte au téléphone Kruger, retiré à Bordeaux depuis deux ans. 

À l’époque à Paris, le Palace, club mythique lancé par Fabrice Emaer, est roi de la nuit. Mais la mode est fluctuante, et alerté par un vent défavorable, Emaer fait appel à Kruger pour animer les vendredis. “Une proposition inrefusable même si je n’étais pas équipé. À la radio je passais des bandes magnétiques, des gens me prêtaient leurs collections, je les enregistrais et les leur rendais. J’ai demandé à Fabrice de me payer ce que me coûterait d’emmener mes énormes magnétophones. Il me lance la soirée en grande pompe, le tout-Paris chicos est là, branchouilles, ministres, 3 000 personnes. À la fin de chaque morceau, la salle entière lève les yeux vers ma cabine et applaudit. Fabrice m’invite à fêter ça au Sept (célèbre club-restaurant de la rue Saint-Anne dont Emaer est aussi propriétaire, ndlr) comme un prince qui vient offrir un grade aristocratique à son vassal. C’était parti sur des roulettes.”

« À la fin de chaque morceau, la salle entière lève les yeux vers ma cabine et applaudit. »

Le Tango

Le Tango en 1996 / © D.R

Mais l’idylle ne durera que quelques mois : le public vient pour du disco, Kruger les déroute avec ses musiques du monde. “Je demande un panneau pour que les gens comprennent que s’ils veulent de la disco il faut aller au Privilège, l’antenne privée et select au sous-sol du Palace. Mon panneau ne vient pas, Fabrice me dit que les clients se plaignent et tout s’arrête. Je reviens, curieux, le vendredi suivant et je vois ce panneau que j’avais réclamé et dans la cabine un pote à moi qui pavane en caricaturant mes musiques. Il pose les morceaux simplement côte à côte alors que j’ai une règle, les morceaux doivent s’emboîter pour former un paysage, comme les mots, qui sinon font juste un dictionnaire. Enragé, je demande à parler à Fabrice, qui arrive, rougeaud et m’assure : ‘C’est moi qui vais lancer la salsa en France.’ C’en est trop pour le fier Kruger qui se souvient alors du fameux Tango. “J’y ai filé directement, j’ai vu la vieille derrière son bar, sans un chat, lui ai parlé de ma radio et lui ai demandé quand on commençait. Elle m’a répondu ‘vendredi prochain’. Quand arrêterons-nous ? ‘Quand ça ne marchera plus.’ En deux secondes nous avions signé un genre de contrat à vie.” Le premier vendredi Kruger fait une annonce sur Radio Tchatch sans se faire trop d’illusions. “Pourtant ce soir-là il y avait la queue, sur 500 mètres, à majorité des Noirs, une surprise totale.”

Le succès se confirmant, Kruger abandonne son magnéto amplifié et se constitue une collection de disques pour finalement prendre d’assaut le Tango quatre soirs par semaine, pendant sept ans. Il y perpétue l’exercice entamé sur Radio Tchatch, “ma musique était comme le pollen du monde, tel une abeille je ramassais les plus belles fleurs du monde pour en faire une gelée royale”. Et le temps n’a fait qu’amplifier la magie des souvenirs. à la différence de la population du Palace, le public du Tango est plus hétéroclite. “C’est comme quand on peut aller au Vietnam par exemple et qu’on voit des êtres d’une autre nature que la nôtre, en masse. Après quelques minutes d’inquiétude, ça a été une fraternité totale. J’ai découvert la véritable amitié, bien supérieure à celle de mes copains branchouilles de l’époque, qui étaient au fond des hypocrites, se voulant des anti-beaufs absolus alors qu’ils allaient devenir les pires incarnations du genre, en fabriquant du prêt-à-porter de luxe ou de la pub. Les vendredis et samedis soir au Tango, il y avait toujours 600 personnes entassées par 40 degrés, c’était sublime, tout le monde dansait et riait, jamais une bagarre. Les quelques célébrités qui passaient fuyaient, l’endroit ne vous procurait aucune valorisation sociale, on n’était pas là pour se montrer.”

Les mecs dansaient dans les couloirs

Le Tango

©DR

Le public se compose à 80 ou 90 % d’Africains, d’Antillais et de Latinos, peu enclins à consommer au bar, au grand désespoir de la propriétaire qui s’octroie la totalité des chiffres du bar alors que Kruger se garde les ventes des tickets d’entrée. Le reste est composé de branchés qui ont suivi Kruger dans sa folle aventure. Et aussi, à en croire Kruger, d’une nuée de femmes. “Quand je partais à 6 heures j’avais toujours le choix entre quelques divines fiancées qui m’attendaient, jalouses à se demander qui l’emporterait.” Janina, une habituée du Tango à l’époque, se souvient. “C’était complètement différent des autres boîtes. Ce qui marquait en premier c’était la chaleur. Dès qu’on arrivait, on était en nage. Il y avait toujours un monde fou, une piste de danse pleine. La population était plus latino et black, c’était beaucoup moins cosy et chic qu’ailleurs. Et Kruger était pour moi un des plus beaux hommes de la Terre, j’avais le béguin, il dansait incroyablement bien, sensuel, fascinant et il était toujours avenant, connaissait les habitués. Mais il m’intimidait, toujours entouré des plus belles filles du monde, toutes voulaient coucher avec lui. Nous, on s’agitait des heures durant sur des danses sud-américaines effrénées avec des Blacks trop beaux qui nous branchaient, nos copines et moi étions émoustillées, on y allait toujours avec une excitation certaine. La liberté sexuelle était plus grande à l’époque : c’était une boîte dont on repartait souvent accompagné (rires).”

« La liberté sexuelle était plus grande à l’époque : c’était une boîte dont on repartait souvent accompagné (rires) »

Le Tango

Le Tango en 2002 / © D.R

Après sept années de bonheur complet, la propriétaire annonce à Kruger qu’elle vend l’immeuble. Une vraie douche froide pour celui qui avait entre-temps abandonné ses autres activités (une marque de fringues et un magasin de hi-fi, King Music, avec le futur créateur de Surcouf Olivier Dewavrin). En attendant que la vente se fasse, Kruger confie l’animation de ses soirées au Tango à d’autres et se met en quête d’un club à lui. Il trouve Le Canal, 1 000 mètres carrés près du métro Stalingrad. Deux ans de négociations pour le permis de construire, de “banquiers véreux et de faux entrepreneurs”avant que le bâtiment ne brûle quelques semaines avant son ouverture. La propriétaire du Tango lui propose de reprendre ses soirées, il est trop abattu. Neuf ans après ses débuts, il se sépare définitivement du Tango et se voit refiler les rênes du Moloko, à Pigalle, où il invente le concept de self-DJ : le public choisit la musique qui passe via un jukebox. Un succès, “mais j’avais sacrifié ce que j’avais de plus beau, cette musique fabuleuse que je maîtrisais totalement. Alors je n’y foutais jamais les pieds, j’errais la nuit en Corvette avec mes musiques dans les oreilles.” 

Il apparaît aujourd’hui que sans Kruger, sa radio Tchatch et son Tango, Nova n’aurait sans doute pas été celle qu’on connaît. De Nova, justement, et de son fondateur, Jean-François Bizot, Kruger garde des souvenirs amers, loin de l’image que le fondateur d’Actuel a laissé à la plupart de ceux qui l’ont rencontré. “Je l’ai connu alors qu’il n’était qu’un fils de milliardaire. Il n’était pas accepté dans notre bande de branchés, il en a développé une amertume qu’il a traduite en allant s’installer rive gauche et en se lançant dans Mai-68 mais nous doutions de sa sincérité. Puis il a commencé à pomper littéralement un journal américain en lançant Actuel, il refusait de publier Yves Adrien ou Alain Pacadis. Je lui ai dit que c’était un torchon de hippie, il a envoyé des mecs pour me casser la gueule. Puis il a fait Nova, un truc douloureux parce qu’il y a parfois un bon morceau, mais qui est généralement suivi par un hennissement de cheval branchouille. Cette radio bobo prétentieuse m’a toujours insupporté. Il était jaloux de Radio Tchtach, il n’a jamais réussi à avoir cette authenticité, cette altitude, je le dis sans forfanterie. Quand l’ancêtre du CSA a rayé Tchatch de la carte de la FM au milieu des années 80, je suis allé voir Jean-François, qui avait souvent fréquenté les fêtes que j’organisais chez moi, et je lui ai dit ‘es-tu d’accord pour me passer une émission d’une heure ou deux par semaine ?’. Il m’a demandé de passer un test, j’en rigole encore, j’ai fait une heure d’enchaînement, tous les mecs dansaient dans les couloirs mais il m’a dit que ça n’allait pas être possible : c’est honteux. Entre marins, quand il y a un naufragé, on le prend à bord.” Un point de vue auquel Jean- François Bizot n’est malheureusement plus là pour répondre.

Le Tango

Bal de la marine au Tango en 2011 / © D.R

Le Tango

Flyers du bal des travailleurs au Tango en 2011 / © D.R

Surtout pas de techno

Au départ définitif de Kruger en 1992, le Tango continue à faire du Kruger, mais la population déserte le lieu et la clientèle noire aussi. C’est en 1995 qu’Hervé Latapie, à l’époque professeur et activiste des causes LGBT découvre l’endroit. ”J’avais lancé l’idée d’un bal gay musette auprès du Centre gay et lesbien où je militais. La moitié des gens m’avait presque craché dessus, les autres, comme moi, en avaient ras le bol de la déferlante techno et étaient heureux de renouer avec cette vieille tradition des bals interlopes. Au même moment se lançaient d’ailleurs le bal de l’Élysée Montmartre ou les Follivores, l’envie d’une convivialité, de chanson française, de musette, du ringard et du pas ringard, mais pas de techno.”

« Au même moment se lançaient d’ailleurs le bal de l’Élysée Montmartre ou les Follivores, l’envie d’une convivialité, de chanson française, de musette, du ringard et du pas ringard, mais pas de techno. »

En janvier 1995 se tient le premier bal au Tango, l’association Gais Musette est créée et la soirée se déplace, du Balajo aux Folie’s Pigalle. En septembre 1997, Latapie prend la direction officielle du Tango mais choisit de ne l’ouvrir que le week-end. Il engage son premier DJ en janvier 1998, jusqu’à aujourd’hui il n’y en aura que deux, les équipes du Tango ne bougent pas, alors que les générations se succèdent dans le public. Un des premiers tracts des Gais Musette renseigne la philosophie du lieu. “Le Paris gay s’est uniformisé, les décibels à outrance, les fantasmes sur papier glacé et des formes de sectarisme : filles d’un côté, garçons de l’autre, plus de 35 ans non musclés non admis, intégrisme musical techno…” 

Le Tango sera pour les beaux et les moches, les branchés et les ringards, les gays et les lesbiennes… Le Tango version Latapie est en deux temps : de 22 h 30 à 0 h 30 les danses à deux, population moins nombreuse, plus âgée, on passe d’un tango à une valse sur des musiques variées. À 0 h 30, le madison, dansé en ligne par un public appliqué, annonce le début du club, les lumières baissent. On danse sur Alizée, Dalida ou Britney Spears. Parfois, le DJ s’autorise une rupture en pleine nuit, “une valse, Annie Cordy ou le sirtaki. Ces moments de partage collectifs sont l’âme du lieu”

Pour les habitués, le Tango ce sont aussi des créatures étranges, simple cliente comme Jazz, nounou (le jour) trans, queue-de-cheval tirée, sac à main posé sur l’intérieur du coude qui hante les lieux et demande aux clients de la prendre en photos devant le décor du lieu. C’est surtout Madame Hervé, personnage d’entremetteuse campé par Latapie lui-même. “C’est parti d’une boutade : j’essaie d’être présent en salle, de mettre en rapport les gens, alors on m’appelle ‘l’entremetteuse’. Pour la Saint-Valentin 2000, je me suis travesti et ça a été un tel succès que j’étais pris au piège (rires). Je ne le fais plus que deux fois par mois, c’est pénible, je vieillis, il faut se maquiller, trouver des robes…” Pour coller à l’esprit bal, le Tango est rythmé par les soirées thématiques : le bal des célibataires, où Madame Hervé joue les cupidons, le bal de la marine, le fameux bal des travs, les soirées effeuillage… “J’ai des souvenirs impérissables, nous avions fait venir Mado, la grande drag queen du Québec, j’ai fait remonter sur scène Bambi en 2007”, on a même pu y croiser Björk ou Sylvie Jolie, incognito.

Barricades et thés dansants

Aux débuts du Tango, Hervé s’était mis en tête d’organiser les jeudis soir des concerts d’accordéon. Le concept n’a pas pris mais le lieu en a gardé son sous-titre officiel, la “boîte à frissons”, nom qu’on donnait à l’instrument dans les années 30. Autre échec, vite oublié, des bals auvergnats qui lui permettront de rencontrer quelques vieux loups des musettes qui l’aident à combler les trous de l’histoire du Tango. Le lieu est né cabaret en 1725, à son niveau fut érigée une barricade pendant la révolution de 1848. L’endroit devint débit de boisson, siège social d’une association de musiciens auvergnats, dont l’un finit par transformer le lieu en bal-musette en 1896. La tradition musette perdurera jusqu’à nos jours, malgré les changements de propriétaires, les transformations du quartier (les très nombreux autres bals ont tous disparu) et le passage de Kruger.

« Dès 1997 le Tango a aidé les associations LGBT non subventionnées à se faire un peu d’argent en organisant des événements. C’est comme ça que sont apparus par exemple les premiers chars associatifs à la Gay Pride. »

Le coeur de militant d’Hervé ne s’est pas dissous dans la nuit : les dimanches il laisse place à des associations qui y organisent des thés dansants. “Dès 1997 le Tango a aidé les associations LGBT non subventionnées à se faire un peu d’argent en organisant des événements. C’est comme ça que sont apparus par exemple les premiers chars associatifs à la Gay Pride.” Aujourd’hui le Tango perdure et alors que le quartier a muté, la Boîte à frissons semble figée dans le temps. Il est exactement aujourd’hui ce que cette jeune femme décrivait à Kruger trente ans plus tôt : un lieu au kitsch assumé, où l’on se rend sans pavaner, mais où l’on s’amuse souvent plus qu’ailleurs.

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