Hip Hop Family Tree : l’histoire du rap US en comics
Extrait du numéro 88 de Tsugi.
Bravache, la couverture proclame que Hip Hop Family Tree est le “magazine de BD le plus cool de l’univers !”. Et la couverture ne ment pas ! Hip Hop Family Tree est bien ce qu’il prétend être : une BD fantastique et haletante, qui retrace avec une passion contagieuse et une documentation maniaque les origines du hip-hop. Retour sur sa genèse avec Ed Piskor, l’auteur de ce tour de force graphique.
Ed Piskor, le scénariste/dessinateur de Hip Hop Family, se révèle être bien plus jeune que le hip-hop puisqu’il est né en 1982. Il a grandi dans la proche banlieue de Pittsburgh (USA) et, comme on dit, est tombé tout petit dans les comics et le hip-hop. “J’ai été exposé aux comics très tôt car j’ai grandi dans les dernières années où on les trouvait facilement dans les supermarchés et les épiceries. Au fur et à mesure que je grandissais, ils en disparaissaient (désormais, on les trouve essentiellement en librairies spécialisées, ndlr). Comme je vivais en banlieue, dans une zone très urbanisée, j’ai aussi été en contact avec le hip-hop dès ma petite enfance. En 85, 86 et 87, il y avait du hip-hop partout ! Quand j’avais quatre, cinq ans, je jouais dans un parc où se déroulaient des battles. Je regardais les rappeurs se dé er en attendant que le terrain de basket se libère. Les comics et le hip- hop ont donc fait très tôt partie de ma vie.”
Bien que fan de Spider-Man, Piskor se détourne des comics grand public de Marvel et DC Comics à l’adolescence pour s’intéresser aux comics indépendants et autres comix, en particulier ceux publiés par Fantagraphics, une légendaire maison d’édition alternative de Seattle. “J’ai arrêté de lire des comics mensuels vers quatorze ans. Je crois que le dernier que j’ai suivi était Preacher (série de Garth Ennis et Steve Dillon publiée chez DC, ndlr). Je me suis mis à m’intéresser à Robert Crumb. Fantagraphics publiait son intégrale et, dès que j’avais vingt dollars en poche, j’en achetai un nouveau volume. Love And Rockets a aussi beaucoup compté pour moi. En fait, la bande de Fantagraphics me fascinait. Une des raisons qui m’ont poussé à signer avec cet éditeur, c’est que je voulais faire partie de ce panthéon !”
Comme de nombreux futurs dessinateurs de comics, Piskor suit les cours de l’école de BD fondée par le grand Joe Kubert (“Enemy Ace”, “Sgt. Rock”). “En 2000, je me suis inscrit à la Joe Kubert Academy School of Cartoon and Graphic Art. C’était l’époque de la transition entre l’analogique et le numérique. L’école nous apprenait l’ancienne méthode. J’ai préféré partir et j’ai rencontré une bande de nerds qui m’a initié au digital. Cette époque m’a ouvert l’esprit sur ce que les comics sont vraiment et peuvent être.” Piskor abandonne alors l’idée de devenir dessinateur pour Marvel ou DC. “J’ai décidé de créer mes propres trucs. La première fois que j’ai été publié, j’ai envoyé des Xerox de mon travail. Le résultat imprimé était de la pure merde. Ce jour-là, j’ai décidé de toujours conser- ver le contrôle de mon travail pour éviter qu’un idiot ne le foute en l’air.”
Croiser ses sources, éviter l’intox
C’est Harvey Pekar, une autre légende de la BD indépendante (American Splendor), qui permet au dessinateur en herbe de passer à la vitesse supérieure. “Je lui avais envoyé des dessins. J’étais à la recherche de conseils. Un an plus tard, il a appelé à la maison et m’a proposé de travailler avec lui sur American Splendor. Ce jour-là, ma vie a changé ! Comme c’était mon premier gros boulot, j’essayais de suivre à la lettre ses instructions! Mais il m’envoyait des scripts avec peu d’indications. L’ethnie des personnages, par exemple, n’était pas indiquée.” En parallèle de son travail avec Pekar, Piskor crée sa propre série, Wizzywig, qui raconte les aventures de phreakers (les hackers spécialisés dans le piratage des lignes téléphoniques). “Je crois que je suis le dessinateur qui connaît le mieux le phreaking aux États-Unis ! Et c’est comme ça que je dois choisir mes sujets : travailler sur des thèmes que je maîtrise mieux que les autres artistes!” Piskor publie le comix à compte d’auteur. Il l’envoie à Boingboing, webzine alternatif réputé aux US. “Ce site est quelque part le cousin spirituel de mes comics. Ils en ont parlé et ça a déclen- ché un très fort bouche-à-oreille.” Enchanté par le résultat, Piskor demande aux éditeurs de Boingboing s’ils sont à la recherche de comics. La réponse est af rmative et l’artiste décide de fusionner ses deux passions: la BD et le hip-hop, Hip Hop Family Tree est né. “J’ai commencé HHFT parce que j’ai toujours aimé l’imagerie du hip-hop old-school: j’adore les fringues, les graf tis comme j’aime les lms des années 70 qui se passent à New York et j’ai toujours rêvé de faire un comics qui se déroulerait dans ce paysage. J’ai pris conscience que ma connaissance du hip-hop est assez unique dans le comics et donc, là encore, c’était un sujet qui était pour moi !”
L’histoire du hip-hop a beau être largement documentée, Piskor décide de mener une véritable enquête. Il rencontre des pionniers du rap, envoie un nombre incalculable d’e-mails, discute avec des sages du genre. “Je pense que c’est une bonne chose que j’ai com- mencé ce comics à plus de 30 ans. Si je l’avais fait plus jeune, j’aurais gobé toutes les histoires incroyables que les rappeurs m’auraient racontées. Là, j’ai pris soin de corroborer mes sources comme un journaliste et de véri er la véracité de ce qu’on me racontait. Plus jeune, j’aurais été très facile à manipuler! Rien que pour mon côté geek, c’était cool de faire ces recherches. Mais, bon, je ne prétends en aucune manière être un expert. Je suis juste quelqu’un qui étudie le hip-hop avec enthousiasme et je pense que je pose les bonnes questions !”
Trois formats, trois publics
La publication de la série débute sur Boingboing en 2012 à raison de deux planches par semaine. L’affaire est brillamment conduite puisque l’intégralité de la série est acces- sible gratuitement et que des liens YouTube permettent d’écouter les disques des artistes dont Piskor raconte l’histoire! Fantagraphics entre en scène l’année suivante en compilant les planches dans de luxueux graphic novels (albums) enrichis de bonus divers. La série est ensuite reprise en bon vieux comics. Piskor explique: “Chaque format s’adresse à un public distinct. Les albums que nous avons commencé à publier il y a environ deux ans marchent bien chez les disquaires et les libraires et obtiennent des résultats corrects dans les boutiques de comics. À l’attention des gens qui aiment le papier mais ne peuvent pas sortir 30 dollars pour un album, on a lancé le comics.”
Maniaque comme le croisement d’un geek et d’un collectionneur de disques, Piskor truffe la série d’informations sur le hip-hop, justifiant ses choix dans un appareil critique publié en annexe. Il rend aussi hommage à certains papes du comics en remerciant le scénariste Chris Claremont (X-Men) pour lui “avoir appris à gérer une multitude de personnages” ou au grand Wally Wood des EC Comics dont il pirate une des couvertures les plus célèbres. “Comme les rappeurs, je sample du vieux matériel : je m’approprie de vieilles couvertures et les détourne!”, explique Piskor. Plus étonnant, le choix de publier la BD sur du papier tirant vers le marron style vieux papier. “Je voulais que le comics ait l’air d’avoir été écrit et produit dans la période où il se déroule. Si j’arrive à convaincre quelqu’un qu’il date de 1985, alors j’aurais accompli ma mission !” Le succès critique et commercial étant au rendez-vous, se pose légitimement la question de la fin de la série. Piskor continuera-t-il jusqu’au Wu Tang Clan ou Jay-Z? Songeur, il confie : “Je n’ai pas mis de terme à ma chronolo- gie. Il se pourrait bien que HHFT soit le travail de ma vie, que j’y revienne tout le temps entre deux travaux ! Mais je n’aime pas trop me projeter. Si on m’avait dit que j’atteindrais 300 pages, je n’aurais jamais dépassé la page 2 !”
Texte : Olivier Richard
HIP HOP FAMILY TREE (ÉD. FANTAGRAPHICS BOOKS !)
Disponible en import, version française à paraître aux éditions Papa Guédé.