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20 octobre 2021

Gourou, emprise et enfance : Para One nous en dit plus sur son premier film bluffant

par Patrice BARDOT

On sait tout, mais on ne dira rien. Car il est obligatoire de rien spoiler de la chute finale de Spectre: Sanity Madness and the Family, le très particulier long-métrage de Jean-Baptiste de Laubier alias Para One qui sort aujourd’hui en salle.

L’ex-enfant prodige de la french touch 2.0, surprend, intrigue, bouleverse même. Récit familial à tiroirs, entre dérive sectaire et confessions intimes, ce très étrange documentaire-fiction à l’esthétisme bluffant soulève nombre d’interrogations. Qui est Jean, le narrateur de cette histoire vraiment pas ordinaire ? Qui se cache donc derrière Chris, gourou d’une communauté haut perchée (au propre comme au figuré) dans les Alpes ?  En nous baladant d’Europe en Asie, d’hier à aujourd’hui, avec ce scénario fait de chaos et de brumes, le compositeur de BO préféré de la réalisatrice Céline Sciamma tournoie avec nos sens, les propulsant entre rêve et cauchemar et toujours aux confins d’une palpable folie entrainant l’auteur, mais aussi le spectateur.

Toute la difficulté est donc d’interviewer son réalisateur sans révéler l’essence de son œuvre. Ce n’est pourtant pas l’envie qui nous a manqué. Rendez-vous le 20 octobre au cinéma pour en savoir plus. On veut bien parier que vous ne serez pas déçus. D’autant plus que cette projection s’accompagne en première partie du remarquable court-métrage Dustin, tourné en partie à une soirée Possession, et où il est beaucoup question d’identité, et de tolérance. Points communs entre ces deux films.

« Ce qui m’intéresse, c’est l’emprise en elle-même. Comment des gens éduqués et intelligents peuvent suivre le délire de quelqu’un parce qu’ils souffrent et qu’ils cherchent des réponses. »

Après avoir vu le film, le spectateur se pose beaucoup de questions, c’était ton objectif ?

Tout dépend de quelles questions on parle (rires). Mon but en quelque sorte est d’éviter la plupart de ces questions, puisque mon travail a été d’encoder, mais pas de décoder. C’est la liberté du spectateur de l’interpréter comme il veut. Tous les films qui évoluent entre fiction et documentaire jouent forcément avec ces codes-là. On peut employer le terme d’autofiction, de docu-fiction ou de fiction documentée, j’aime bien ce dernier terme. Ce film est une exploration de l’intime qui remplit le mystère – ou plutôt l’absence d’information – par de la fiction.

Au début du film, on lit : “ceci est vérité et fiction”, alors on se demande bien sûr quelle est la part de fiction ?

Je ne suis pas là pour arbitrer ce qui est vrai ou faux, c’est là tout l’intérêt de Spectre. Les choses importantes sont vraies et je crois que le spectateur s’en apercevra. Ce sont les choses les moins intéressantes que j’ai dû fictionner. Par exemple, le gourou est un personnage hybride. D’abord parce que je ne voulais pas me taper un procès puisque je parle de quelqu’un qui existe et j’étais obligé à la fiction, car techniquement certaines personnes que j’avais interrogées refusaient d’apparaître dans le film, que leur nom soit mentionné ou leur voix utilisée. Je ne voulais pas réaliser un documentaire en forme de règlement de comptes à propos de secrets de famille. Ma démarche est à l’opposée. Elle est sentimentale et amoureuse et j’avais envie de parler de ce secret que j’ai découvert en faisant le film qui était très émouvant. Mais je voulais l’évoquer avec la plus grande délicatesse possible.

Para One

©Lou Escobar

Quel est le point de départ ?

Cela faisait des années que je travaillais avec Céline Sciamma sur un scénario de fiction qui avait pour décor – un sujet que je connaissais bien – le monde des communautés qui professent une sorte de néo-catholicisme alternatif plus ou moins en marge de l’église officielle. J’ai passé mon enfance entourée de gens issus de ce milieu et je voulais enquêter là-dessus. Et dans ce cadre-là, je voulais questionner sur la maladie mentale d’un enfant. Est-elle réelle ou bien l’expression d’une névrose familiale ? C’est en travaillant là-dessus que j’ai découvert ce secret touchant à ma propre famille.

Est-ce que tu t’es amusé à balader le spectateur dans une sorte de jeu de piste ?

Je me suis amusé moi-même avec mon monteur Julien Lacheray qui a été très précieux et qui est d’une certaine façon pratiquement co-auteur du film. C’est vraiment un film de monteur. J’avais vingt ans ou vingt-cinq ans d’archives, d’images de famille, cela passait du super 8 à la DV. Il y a un côté sampling et mon premier métier m’a servi pour rendre cohérent des éléments disparates. Je balade le spectateur, mais je me balade aussi. C’est la logique du rêve comme on peut la voir dans les premiers films d’Andreï Tarkovski comme L’enfance d’Ivan. C’est une architecture difficile à réaliser avec des moyens aussi primitifs parce que c’est vraiment du pur montage. Il n’y a pas d’effets spéciaux, on n’est pas dans Inception (rires). J’aime beaucoup travailler les textures, que ce soit en son et en images, et je co-signe l’image du film avec Ilan Rosenblatt et Stéphane Raimond ; et pour pousser cette réflexion plus loin, j’ai retravaillé le grain avec l’étalonneur, Jérôme Bigueur

Il y a beaucoup de références dans Spectres, notamment l’écrivain Richard Brautigan, Gainsbourg, le Japon…

Ça correspond à mes passions. C’est l’idée d’avoir des marqueurs. C’est un film cerveau qui a sa propre logique qui est sourcée, mais qui pratique aussi des citations à la Godard : l’emprunt à travers l’art des autres. C’est un élément de pudeur aussi de passer par des références externes, mais c’est également un attachement à un certain nombre de figures qui sont comme des fous-prophètes. Le gourou dit assez vite que derrière chaque fou se cache peut-être un prophète. Donc est-ce qu’il n’y a pas une prophétie dans cet art très incarné, très intense, que profèrent Brautigan ou Gainsbourg ?

Para One

©UFO Distribution

 

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Quelles sont tes références cinématographiques ?

Le cinéma de Chris Marker. C’est quelqu’un qui a inventé une forme, et qui n’a quasiment pas été suivi d’une certaine façon. Initialement, j’ai écrit le film en anglais, je voulais m’inspirer de ce que faisait Werner Herzog ou Wim Wenders. C’est-à-dire des cinéastes allemands qui s’expriment en anglais avec un accent à couper au couteau et qui parlent un peu comme des exilés. C’est une famille de cinéastes observateurs, filmeurs à la première personne. Je peux citer aussi Johan Van Der Keuken, auteur de L’enfant aveugle et Vacances prolongées. Ce sont des réalisateurs qui flirtent avec l’autofiction, mais ils ne sont jamais journalistes dans leur démarche. Dans leur travail, il y a toujours une grande partie philosophique, poétique, et d’apport de sciences humaines.

Est-ce que tu avais une volonté de dénoncer les dérives sectaires ?

Si j’avais voulu dénoncer, j’y serais allé plus fort et ad hominem sur certaines personnes. C’est un peu un décor. Il y avait des thématiques autour de la secte qui n’étaient pas mon sujet : l’abus de pouvoir sur les enfants, ou le racket par rapport à l’argent. Ce qui m’intéresse, c’est l’emprise en elle-même. Comment des gens éduqués et intelligents peuvent suivre le délire de quelqu’un parce qu’ils souffrent et qu’ils cherchent des réponses.

« Toutes mes attirances, l’idée de côtoyer d’autres milieux, d’aller faire du rap dans une cité, c’était une volonté de fuite, de liberté. »

Tu as vécu au sein d’une secte ?

Le personnage de Jean oui. C’est un peu métaphorique. C’est l’intérêt de la fiction mais je connais très bien cet univers. Pourtant, je suis moi-même athée et très jeune, j’étais déjà agnostique. Je n’ai jamais été croyant, en étant pourtant issu d’une famille extrêmement religieuse. C’est une sorte d’aberration sociologique. Jusqu’à l’âge de douze, treize ans, je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui ne croyait pas en Dieu. Je crois que toutes mes attirances, l’idée de côtoyer d’autres milieux, d’aller faire du rap dans une cité, c’était une volonté de fuite, de liberté.

Il y a aussi un message de tolérance…

Oui bien sûr, c’est toute l’idée qui est derrière le film. C’est pour cela qu’au fond, il n’a rien de dénonciateur. C’est un peu le contraire. Je ne voulais pas que le ton devienne dur et que l’on règle des comptes. Même si je dis des choses dans le film, notamment vers la fin, qui ne doivent pas être très agréable à entendre pour certains. Mais il y a une volonté d’ouverture et d’acceptation. Si tu l’as vu dans le film, alors j’en suis ravi.

Au final, est-ce que tu t’es trouvé au bout de cette quête identitaire ?

La grande question au cœur du film c’est : est-ce trahir quelqu’un que de trahir son secret ? J’ai trouvé ma réponse, même si on peut ne pas être d’accord. Mais ce secret existe pour des raisons que je condamne. Pour moi, son existence est purement névrotique. Avoir découvert toutes ces infirmations alors que je travaillais sur cette matière intime a bouleversé ma vie et celle de mon entourage. C’est un moment assez fou mais cela a été libérateur. Après avoir fait ce voyage, j’en sais plus sur moi-même.

Est-ce que c’est dur aujourd’hui de sortir de cette histoire intime ?

Au contraire, ça me laisse en apesanteur comme à la fin du film. Je me sens prêt à de nouvelles images, de nouvelles histoires qui seront probablement compatibles avec celle-là. Mais je ne ressens pas le besoin de refaire de l’archéologie, je peux imaginer faire quelque chose plus en rapport avec le présent et l’avenir.

Spectre: Sanity Madness and the Family au cinéma le 20 octobre.

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