Le Fuse, temple de la techno belge, ferme subitement ses portes
Après presque trente ans d’activité, le Fuse vient d’annoncer sa fermeture, la faute aux plaintes d’un voisin. Une pétition a été lancée pour faire barrage à cette décision de justice.
Le gouvernement bruxellois a ordonné au club belge d’abaisser le volume à 95 dB et de fermer ses portes, chaque nuit à 2 heures du matin. La décision tombe à la suite de plaintes pour nuisances sonores, de la part d’un des voisins de la boîte de nuit. Des conditions qui, pour Fuse, rendent « impossible » son activité. D’après le communiqué de la boîte de nuit, « il est clair que la fermeture du Fuse Club et des soirées qu’il accueille a également un impact sur l’économie locale, le tourisme étranger et la vie culturelle bruxelloise« .
Le club bruxellois a fait appel et attend une décision de justice pour le 25 janvier prochain. En attendant ce verdict, Brussels By Night Federation, la fédération des professionnels de la vie nocturne bruxelloise, a lancé une pétition pour empêcher la fermeture définitive du temple de la techno belge. Avec plus de 19 000 signatures pour le moment, la pétition a rassemblé toute la scène électronique mondiale. Pour la signer, c’est ici.
Il y a quelques mois, Tsugi avait enquêté sur le Fuse, et Didier Zacharie nous expliquait la longévité du Fuse club après avoir surmonté plusieurs mois de fermeture liés au Covid-19 :
Par Didier Zacharie
Vingt-huit ans, ça ne devrait pas être l’âge d’un club. Il y a vingt-huit ans, le Palace commençait à pourrir, l’Haçienda de Manchester s’écroulait sous les balles et il fallait se perdre dans les champs pour profiter à son aise du pouvoir du beat. En Belgique, la fête était finie, les mégaclubs ayant porté la new beat fermaient les uns après les autres par décision de police. En clair, tout ce qui s’apparentait aux musiques électroniques était considéré comme vile débauche, danger pour la société et secte satanique. À peu de chose près. Peter Decuypere, lui, avait une tout autre vision des choses. Pour lui, la techno était la musique du futur et Bruxelles se devait d’y élever un temple. C’est ainsi que le Fuse est né, le 16 avril 1994. “J’étais persuadé que le Fuse était le club techno que le monde entier attendait, explique-t-il aujourd’hui. Mais on s’est rapidement rendu compte qu’il n’y avait pas de public pour la techno à Bruxelles ni aux alentours. Chaque semaine, on perdait l’équivalent de 2 500 euros. Au point de se dire qu’on allait devoir fermer.” Et puis, un beau jour de septembre, Laurent Garnier est arrivé. Et le Fuse, pour la première fois, a fait la fête toute la nuit. Depuis, et à quelques exceptions près (les mois post-attentats), il n’a pas désempli. La techno a fini par s’imposer et le club s’est taillé une jolie réputation à travers le monde. Tous les DJs qui comptent y sont passés, des habitués Dave Clarke et Laurent Garnier aux jeunes Daft Punk, Aphex Twin et Autechre, sans compter 2 Many DJs, Justice, Björk, Helena Hauff, Paula Temple ou Charlotte De Witte. Le Fuse est bel et bien devenu le temple belge de la techno, mais comment en est-on arrivé là ? Manuel de survie clubbing pour les plus téméraires.
Tu garderas toi-même les portes de la perception
“La porte, c’est le plus important.” On est au troisième étage d’une vieille bicoque bruxelloise trop étroite, là où la petite équipe (trois personnes) gère ses affaires. Face à nous, de l’autre côté d’une table trop grande pour la pièce, Peter Decuypere, le visionnaire retiré des affaires depuis 2003 (il reste cependant attaché au Fuse, notamment pour tout ce qui est communication), et Nick Ramoudt, qui gère le club après avoir commencé comme… ramasseur de verres. Pour eux, les choses sont claires, la clé, c’est la porte. Nick Ramoudt : “Tu as tellement de boîtes qui ont été dirigées par l’équipe de sécu. C’est d’ailleurs ce qui a précipité la fin de l’Haçienda, pour prendre un exemple connu. Déjà pour passer la porte, c’est la sécu qui décide. Tu as beau faire une belle programmation, si le portier fait rentrer les dealers et tabasse des clients pour 100 balles, c’est foutu.” À l’époque, la mafia albanaise est au centre du trafic de drogues à Bruxelles et “ce sont eux qui prenaient toutes les portes des boîtes, se souvient Peter Decuypere. Tu avais beau être le patron, tu n’avais rien à dire aux Albanais ! Mais au Fuse, j’avais pris de gars de Courtrai (petite ville flamande située à 30 kilomètres de Lille, ndr) que je connaissais très bien. C’était des gars corrects en qui je pouvais avoir totalement confiance et qui n’avaient aucune connexion avec Bruxelles et ses réseaux criminels”. “Je suis sûr que les flics sont venus en civil à plusieurs reprises, complète Nick, mais ils ont vu que l’équipe de sécurité était complètement différente des autres clubs en Belgique. D’ailleurs, c’est toujours la même équipe.” Résultat, alors que tous les mégaclubs de l’ère new beat ont été fermés, le Fuse s’est vu affubler la réputation de club clean. À une époque, il y avait même un médecin attaché au club.
Silence, on dort !
Question : comment le Fuse a-t-il tenu 25 ans dans le quartier populaire et très résidentiel des Marolles ? D’autant plus qu’en Belgique, un voisin qui gueule aura toujours raison. Nick : “C’est à toi de te débrouiller pour qu’il n’y ait pas de nuisance sonore. Quelqu’un qui achète un appartement à côté d’une discothèque possède tous les droits, comme s’il s’installait à la campagne. Et ils peuvent aller très loin, jusqu’à te pousser à fermer.” Quelle est la solution miracle face à cet état de fait ? “Déjà, on parle beaucoup avec les voisins. Ensuite, on a dépensé des centaines de milliers d’euros pour insonoriser le bâtiment. En plus, les règles à Bruxelles sont les plus strictes d’Europe. Bref, on est obligé de bétonner le bâtiment, en faire un bunker. Ce n’est pas évident et ça coûte une fortune.” Ce qu’il investit en infrastructures, le Fuse le récupère ailleurs. Ou, du moins, il essaie d’éviter les dépenses superflues : promo uniquement en ligne (“À l’époque de l’affichage, je voyais bien qu’ils se servaient sur notre dos, on perdait un fric dingue rien que là-dessus”) et surtout, ne pas suivre la flambée des cachets de DJs.
Arrête de te la péter !
Pour ses 25 ans, le Fuse va quitter ses murs le temps d’une soirée maousse au Palais 12, immense et horrible hangar situé là-bas, au loin, là où personne ne va, au pied de l’Atomium. “On a eu une grande discussion à ce sujet : doit-on placer des tables comme c’est de plus en plus le cas dans les clubs ? Tu as des gens qui payent pour avoir leur table à côté de la cabine DJ, leur petit coin VIP. Doit-on rentrer dans ce jeu ?” La réponse est limpide : “Fuck off ! Ça tue complètement la vibe, ce n’est pas notre idée d’une soirée techno.”
Pas de côté m’as-tu-vu au Fuse, qui suit l’exemple du Berghain en interdisant les photos, selfies et pauses Instagram. “Mon idée, c’est que le Fuse devait être Disneyland pour tout le monde, dit Pierre Decuypere. Une fois les portes passées, on n’est plus celui qu’on est en journée. Monsieur qui est trader, madame institutrice, on s’en fout. Je ne voulais pas d’un club où les gens viennent pour draguer, mais qu’ils soient là pour la musique et pour se laisser aller.” “La première fois que je suis allé au Fuse, je n’étais plus sorti depuis des mois parce que ça ne m’intéressait plus, se souvient Nick. Mais j’ai connu une épiphanie. J’ai compris en un instant que c’est ce que je voulais faire. L’atmosphère était différente, plus relax, comme si on était tous copains et qu’on partageait une même vision des choses.” Bref, le public du Fuse n’est pas là pour se la montrer.
La ligne techno
Le Fuse a toujours fonctionné de façon DIY. Sans aucun subside (“Si on recevait des aides publiques, les bureaux ne seraient pas dans cet état”), à trois salariés, ne vivant que sur les événements organisés et la location. À la démerde et à la passion. Du coup, les modes qui viennent et qui passent comme le retour de la techno depuis deux, trois ans, “on ne les sent pas plus que cela”. La folie Tomorrowland ? “Les artistes qui y jouent, sauf quelques exceptions, ne passent pas au Fuse. Ce sont deux mondes très différents.” D’un côté le mainstream, de l’autre, l’underground. “Le Fuse a toujours été un club underground, continue Nick. L’influence des tendances de masse joue, mais n’a pas un impact énorme. On a toujours eu une ligne éditoriale techno au sens large, avec des artistes qui nous plaisent plutôt que des artistes qui vendent.” Dave Clarke, un habitué du club depuis les débuts, qui fut parmi ceux à partager la bonne parole, ne dit pas autre chose : “Le Fuse fonctionne parce que tout ce qu’ils font est basé sur la musique. Ils auraient pu suivre les tendances, mais ils ont juste suivi leur âme. C’est très rare dans ce milieu. En général, les gens ont un plan de départ qui se base sur la musique et puis, quand l’argent arrive, ils suivent l’argent. Le Fuse a suivi son cœur.”
On offrira cependant la conclusion à Sebastian Szary de Modeselektor : “Je me suis réveillé un jour à Bruxelles en ayant quelques souvenirs épars de la nuit précédente. Je me souvenais surtout avoir été dans ce club et y avoir passé un super moment. J’ai demandé à Gernot (Bronsert, son comparse au sein du duo allemand, ndr) quel était cet endroit, et il m’a répondu le Fuse. J’ai trouvé ça bizarre. Comment cela se faisait-il qu’on n’y ait jamais joué ? Ça n’avait pas de sens. La tournée d’après, on a réparé cette erreur.”