French Jazz Touch, le nouveau jazz français
La fièvre UK jazz sonne presque comme un challenge pour la jeune garde française. Comment faire exister notre propre version d’un jazz sans frontières, porté sur le groove et la transe ? Les initiatives ne manquent pas, mais les défis sont nombreux
Cet article est issu du Tsugi 159 : La house a 40 ans : les origines d’une révolution
La France sait aussi faire du jazz. Alors pourquoi notre pays semble-t-il à la traîne derrière le Royaume- Uni ? Ce n’est pas faute d’artistes qui tentent d’incarner eux aussi cet équilibre entre groove électronique, énergie hip-hop et inspirations afro. Daïda, Fungi (deux signatures du label Jazztronicz), Bada-Bada, Jasual Cazz, Gin Tonic Orchestra, ou encore Antoine Berjeaut, auteur en 2019 d’un album en duo avec l’incontournable américain Makaya McCraven… La liste est encore longue (on pourrait compter ceux partis à Londres comme Neue Grafik), mais ne saurait masquer ce fait : ces initiatives, aussi passionnantes soient-elles, ne forment pas une scène vivace comme on peut le voir à Londres. Difficile de pointer précisément ce qui manque pour créer un mouvement d’ampleur. Une figure forte comme peut l’être Shabaka Hutchings ? Un lieu de création aussi intense qu’a pu l’être Jazz re:freshed ? Des passeurs de la trempe d’un Gilles Peterson ? Le jeu des comparaisons serait infini, et au fond assez superficiel. C’est ce que pointe Monomite, musicien clé du label Jazztronicz et membre de Fungi : « On n’arrête pas de se comparer, alors que quand je fais de la musique, je ne pense même pas à ces artistes anglais. Les liens avec le UK jazz existent surtout à travers des influences communes, comme le broken beat ou le reggae. » Adam Kajjouy, fondateur de Jazztronicz en 2018, tient le même discours : pour lui, les références viennent d’abord des États-Unis, avec Robert Glasper ou Christian Scott, « des choses qui ont déjà quinze ans. C’est la même école en fait. Et des crews de ce genre existent d’ailleurs aussi au Japon ou en Inde, avec moins de visibilité ».
L’épicentre britannique
Mais c’est bien l’Angleterre qui concentre les regards aujourd’hui. Là où la magie a pris. Ce qui peut aussi être une limite, précise Monomite : « On a encore des choses à jouer, là où le marché britannique commence à être saturé. » Pour cela, il faut, patiemment, construire un écosystème, comme le fait depuis Strasbourg le collectif Omezis. Depuis près de dix ans, ces musiciens ont construit une communauté autour de soirées régulières, basées sur des sets improvisés autour d’une idée précise. Certains de ces projets d’un soir ont ensuite été prolongés, pour désormais faire la une de l’actu jazz, comme Cheap House et Émile Londonien. « Ces soirées sont des laboratoires pour nous », explique Matthieu Drago, batteur des deux groupes et cofondateur du collectif. « On y invite des artistes amis, avec l’envie de faire croiser musiciens live et le monde du clubbing, avec un warm-up et un closing DJ. Pour vraiment décloisonner ces univers. » Les musiciens en profitent également pour s’initier eux-mêmes au mix, pour aller au bout de leur démarche d’hybridation. « Tout est fait pour forcer notre curiosité, poursuit Jade Bussac-Schwartz, saxophoniste de Cheap House. On retrouve dans le mix une autre manière d’improviser, de jouer avec le public. » Chez eux, la filiation avec la scène anglaise est assumée, jusque dans le nom d’Émile Londonien, référence évidente au saxophoniste star français Émile Parisien. Le groupe est l’un des derniers nés d’Omezis, et a sorti un album en début d’année. « Les Anglais ont permis de débloquer un peu l’horizon, le public a pu comprendre que d’autres choses étaient possibles, analyse Lara Issa, chanteuse au sein du collectif. La vraie révélation a été de se dire : on a le droit de puiser dans tout ce qu’on aime ».
Jazz ou pas jazz ?
Omezis et Jazztronicz pointent un même enjeu : le développement de cette esthétique nécessite des lieux d’échange artistique. Les Strasbourgeois se retrouvent à La Péniche Mécanique, « un lieu tenu par un passionné, on y a carte blanche ». À Paris, Jazztronicz investit régulièrement la Petite Halle de La Villette, où des projets nouveaux voient le jour, comme le trio techno jazz Marta. Les jeunes artistes lorgnent également La Gare / Le Gore, club ouvert en 2017 près de La Villette. Parmi eux, le violoniste Théo Ceccaldi : « J’y ai fait plusieurs résidences souvent orientées techno live, electro improvisée. » Représentant d’un jazz sans frontières, il a poussé un cran plus loin son envie de transe dans son dernier projet, Kutu. S’il admire la scène anglaise actuelle, il a plutôt tourné son regard vers l’Éthiopie en s’associant à deux chanteuses d’Addis- Abeba, Haleluya Tekletsadik et Hewan Gebrewold. Un état d’esprit expérimenté à La Gare : « C’est un laboratoire : si ça marche ici, je peux l’amener ailleurs. J’aime l’énergie du lieu, son public qui ne vient pas pour le jazz, mais une musique live de qualité. Ça réconcilie une génération avec le jazz. » Mais passer de ces espaces créatifs à un plus large public est déjà plus compliqué. Même si Kutu et Ceccaldi, récompensé par une Victoire du Jazz catégorie « artiste qui monte » en 2017, s’en sortent mieux : « On joue dans des festivals de jazz, de musiques actuelles ou ‘du monde’. Mais sans entrer dans aucune de ces catégories, ce qui ferme quelques portes aussi. » Pour les membres d’Omezis, il faut tenter de dépasser cet aspect générationnel en créant des ponts. « On est allés jouer de la house au Duc des Lombards, c’est une fierté. Tout comme inviter Émile Parisien dans l’album d’Émile Londonien. Même s’il a avoué ne pas tout comprendre, on se parle entre passionnés : pas besoin de travestir notre musique. » Mais ces quelques percées ne font que souligner les difficultés habituelles de cette scène. Adam Kajjouy reste optimiste : « C’est une question d’incompréhension avant tout. Le milieu jazz est, en caricaturant, tenu par des hommes blancs de 50 ans. Mais c’est la musique qui fera le travail, avec du temps. »
Et peu importe, au fond, qu’il s’agisse de jazz ou non. En réalité, aucun des artistes interrogés ne s’accroche à cette étiquette. « L’esthétique jazz ne veut pas dire grand- chose, poursuit Matthieu Drago. Le genre s’est toujours nourri des musiques qui existaient autour, et la house ou le hip-hop y ont puisé aussi. On fait du jazz parce qu’on s’inscrit dans cette histoire, selon notre propre ADN. En fait, il faudrait plutôt retourner la question : si ce n’est pas du jazz, qu’est-ce que c’est ? » Monomite va plus loin : « Qui suis-je pour définir le jazz ? Ce n’est pas ma musique, c’est une musique afro-américaine, indissociable de cette histoire. Tout ce que je peux faire, c’est m’en inspirer avec le maximum de respect et de compréhension. Ça s’entend tout de suite quand un musicien comprend ces choses-là. » Pour lui, l’incompréhension du public trouve ses racines dans les fondements même de notre pays. « Depuis des siècles, notre éducation musicale se fait de manière très spécifique. Ce qui donne de très bons artisans, mais ça dresse artificiellement des barrières. Il y a des choses qui ne se connectent pas, des cultures qui ne communiquent pas. » Plus largement, le musicien pointe le rapport compliqué de la France à ses minorités culturelles. « Dans n’importe quelle cité, il y a des dizaines de langages, une richesse culturelle énorme qui est mise de côté. Le colonialisme anglais n’a pas été moins horrible, mais les communautés qui en découlent ont moins de mal à trouver une expression. »
Faire bouger les lignes
Ce constat politique se retrouve dans la manière d’enseigner la musique au conservatoire, qui reste la voie royale pour le jazz en France. C’est d’ailleurs là que la plupart des membres d’Omezis ont appris leur instrument. « Mais notre apprentissage artistique, nos rencontres, tout ça s’est fait en dehors, explique Jade Bussac-Schwartz. Le système éducatif français est toujours très archaïque dans ses méthodes d’apprentissage et de sélection. Les femmes, les minorités de genre sont découragées, tout comme les personnes défavorisées ou racisées. » Autodidacte, Monomite partage néanmoins ce constat : « J’ai vu plus de gens sortir du conservatoire avec des problèmes qu’avec de vrais atouts.» Peut-être tient-on là un début d’explication au manque de diversité de genre flagrant dans le jazz, y compris chez les jeunes. « Pour un 8 mars, j’ai voulu organiser une soirée avec des artistes féminines, raconte Adam Kajjouy, mais j’ai dû renoncer : il y a trop peu de musiciennes mises en lumière sur cette scène ». Matthieu Drago confirme ce sentiment : « En rock ou en musique électronique, on voit les lignes bouger, et le jazz est à la traîne d’une manière dramatique. » Si la scène plus traditionnelle peut mettre en avant une poignée de femmes passionnantes (Anne Paceo, Leïla Martial, Sophie Alour…), les équivalences dans cette scène groove tardent encore à arriver, malgré des espoirs comme la saxophoniste Morgane Carnet et son trio Vattelappesca. Outre le problème de la formation, l’apprentissage de cette musique passe avant tout par des jams, tout aussi décourageantes, comme le constate Jade : « Il y a une culture compétitive dans ces moments. Et le concours de bite, ça peut vite en laisser sur la touche. » Elle soupire : « Je ne fais pas confiance aux institutions pour adapter leurs pratiques. Ça va passer par des initiatives de formation collectives, autogérées », comme des ateliers en non-mixité, déjà bien présents dans le milieu techno. Pour vraiment faire la différence par rapport aux générations précédentes.