Festivals : l’effet papillon
Extrait du numéro 90 de Tsugi (mars 2016)
Comment le changement de date d’un festival américain a-t-il déclenché un schisme logistique sans précédent dans le printemps des festivals parisiens? Le cas se produit cette année et pousse le secteur à travailler main dans la main.
A l’origine, une simple formalité?: pour rester aligné sur le Memorial Day qui survient chaque dernier lundi de mai aux USA, l’énorme festival Sasquatch, dans l’État de Washington, est décalé d’une semaine. Jusque-là, rien de bien grave, si ce n’est que son imposant line-up monopolise une bonne partie des artistes de la scène indie qui font les plateaux de la plupart des festivals mondiaux. De ce fait, d’autres événements, certes incontournables mais ne disposant pas de la force de frappe du paquebot américain, s’arrangent pour ne pas se retrouver en concurrence sur le même créneau afin de monter leurs programmations sereinement. C’est le cas du Primavera de Barcelone, qui bascule à son tour la semaine suivante, et enclenche un jeu de dominos qui bouscule le calendrier parisien. “Historiquement, Villette Sonique s’est toujours baladée sur la période fin mai/début juin, explique son programmateur Étienne Blanchot. On cherche à rester dans cette dynamique indie, entre Primavera et Kilbi en Suisse, un peu avant ou après, pour s’échanger certains groupes. On a dû s’adapter cette année, et revenir sur le dernier week-end de mai.”
Annoncé en septembre, ce changement de date, qui n’en est pas vraiment un puisque le festival avait déjà occupé ce créneau, met à mal We Love Green, désormais localisé au Bois de Vincennes, qui comptait s’y caler. À la recherche d’une autre place, WLG envisage le week-end du 11 et 12 juin pour se mettre en ligne avec le Primavera de Porto et récupérer certains de ses groupes, mais l’idée est écartée. Le même weekend sont déjà prévus un gros festival de metal à l’Hippodrome Longchamp, un festival de jazz au Bois de Vincennes, et le démarrage de l’Euro de Foot, ce qui fait beaucoup pour une seule capitale. Pour rester en ligne avec le Primavera de Barcelone, We Love doit donc se rabattre sur le week-end du 4 et 5 juin, quitte à se positionner sur des dates historiquement réservées au Weather.
SE CHEVAUCHER, C’EST PARTAGER
Certes, les deux festivals ne jouent pas sur le même terrain, mais la cohabitation n’est pas idéale et n’enchante pas Aurélien Dubois de Surprize, qui produit le Weather. “Nous avons mis des années pour nous réserver cette date, regrette-t-il. Ça s’est fait en accord avec d’autres événements techno à l’étranger, c’était du boulot. De même, on annonce nos dates à l’avance, pour éviter à des petits événements de faire des soirées à vide. C’est la première fois que le problème se pose, et l’ironie, c’est qu’il se pose avec un producteur parisien?!” Déjà entamées entre plusieurs acteurs en septembre, les discussions se recentrent entre les deux festivals concernés, sous la médiation de la ville. Il s’agit maintenant afin de limiter les risques, peut-être d’envisager une collaboration et de montrer que “deux festivals indépendants peuvent se serrer la main intelligemment”.
Les obstacles les plus concrets concernent la production même des événements?: est-ce qu’il y aura assez de sanitaires, de staff aux bars, à la sécurité, de barrières, de scènes pour organiser deux festivals?? “La problématique est quantitative et les prestataires se frottent les mains puisque la demande est supérieure à l’offre, s’inquiète Aurélien Dubois. On doit donc s’organiser pour faire diminuer les coûts et responsabiliser cette offre. Nous sommes aussi à l’origine de l’écriture d’une charte écoresponsable avec la mairie, à laquelle We Love et nous devons nous tenir.” D’apparence triviale, le tri sélectif et les toilettes sèches deviennent un souci de taille, et les deux festivals s’échangent des idées, mettent en place des échafaudages et des négociations avec plusieurs entreprises internationales pour survenir aux besoins simultanés de tels événements. (1)
Outre ces aspects techniques, le chevauchement pousse les deux événements (et les autres aussi) à se renforcer dans leurs spécificités de programmation pour ne pas se marcher sur les pieds et enchérir sur les mêmes artistes. Si We Love est certes plus généraliste et estampillé “indie” que la chapelle techno de Weather, ils peuvent avoir des cibles communes. “Il est admis aujourd’hui que le public est tout simplement mélomane et ne se cantonne plus à tel ou tel genre, affirme Aurélien Dubois. Il va donc devoir faire un choix ce week-end-là.” Aux programmateurs de marquer leurs -différences, et de bien définir leur territoire pour ne pas rentrer en concurrence. “Il y a des artistes qu’on aurait peut-être aimé booker, mais que l’on s’est interdits cette année, reconnaît Marie Sabot de We Love. Il était même question au début de ne pas faire d’électro du tout, mais on s’est quand même permis quelques artistes comme Diplo, dont nous savons que Weather n’aurait pas voulu. Il s’agit d’être malin et de ne pas faire le jeu des agents internationaux. Ça a clairement joué dans l’orientation de nos bookings.” (2)
UNE IRRÉSISTIBLE CROISSANCE
We Love pousse encore plus loin cette notion de solidarité avec une proposition novatrice, du moins en France?: un pass en commun sur la soirée du samedi qui permettrait de continuer la soirée à la Weather après le concert de LCD Soundsystem à We Love. L’opération nécessiterait une aide des autorités pour financer une navette, et une autre pour compenser des pertes communes en billetterie. L’idée reste en suspens pour l’instant, mais s’inscrit dans un projet plus large, celui de montrer à l’international la vitalité de la fête parisienne après les attentats. Marie Sabot le défend plutôt bien?: “Il y a 250 artistes de choix réunis sur un week-end à Paris, pourquoi ne pas marquer le coup avec un événement multiple, quitte à communiquer davantage dessus à l’étranger?? Le Pitchfork Festival mobilise énormément de touristes, Weather de plus en plus, pourquoi ne pas miser plus encore sur ce vivier de festivaliers??” Mais de poursuivre?: “Aucun d’entre nous n’a l’intention de dépasser un certain seuil, on n’entend pas devenir des festivals de très grosse taille, cela nous priverait de notre espace d’expérimentation.”
Pourtant, l’engouement pour les festivals n’a cessé de croître ces dernières années, tous événements confondus, et les jauges augmentent. Les deux festivals auraient pu miser sur une belle progression pour cette édition, mais cette situation de concurrence inédite appelle à la sobriété. Avec à ce jour, un seul exemple tangible de la bonne entente entre ces évenements : la tenue de la Mini Weather réservée aux enfants à la Villette pendant Villette Sonique.
C’est bien la preuve que le secteur doit désormais composer avec plus de stratégie que jamais pour évoluer harmonieusement. “Nous avons tous été surpris par le succès de nos événements, et maintenant le problème des agendas est à prendre en compte”, juge-t-on chez We Love. On pourrait pourtant se demander quelle portion du public aurait le budget pour s’offrir tous ces festivals à la suite, et si ces problèmes de planning importent tant que ça, mais les organisateurs sont confiants et leur public-cible grandit constamment. “Les musiques couvertes par nos festivals ne sont plus ‘de niche’ aujourd’hui, affirme Marie Sabot. Les 18-35 ans ont développé une belle culture musicale, et on dispose donc d’un bassin de population plus large qu’avant. Certes, cet enthousiasme retombera sûrement un jour, mais on le sentira venir, et ce n’est pas encore le cas.” (Thomas Corlin)
1) En réalité, les dates communes entre Weather et We Love Green aboutit à une hausse importante des tarifs des fournisseurs qui jouent bien entendu de cette concurrence.
2) Depuis cet interview, selon Aurélien Dubois de Surprize, la part de la musique électronique est montée à 40% de la programmation de We Love Green.
WEATHER, du 3 au 5 juin au Bourget.
Avec entre autres Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Nina Kraviz, Marcel Dettmann, MCDE, Dixon, Henrik Schwarz…
WWW.WEATHERPARIS.FR
WE LOVE GREEN, les 4 et 5 juin au Bois de Vincennes.
Avec entre autres LCD Soundsystem, PJ Harvey, Air, PNL, Diplo, Âme
WELOVEGREEN.FR
VILLETTE SONIQUE, du 27 mai au 1er juin au Parc de la Villette.
Programmation en cours d’élaboration
WWW.VILLETTESONIQUE.COM
PRIMAVERA SOUND, du 1er au 5 juin à Barcelone et du 9 au 11 juin à Porto.
Avec LCD Soundsystem, Air, Tame Impala, Beach House, Animal Collective…
WWW.PRIMAVERASOUND.COM