Festival d’été de Québec : pass pour tous et chaleur des coeurs
Onze jours de festival pour tout autant de têtes d’affiche –et quand on dit tête d’affiche, on parle d’artistes de la trempe de Lana Del Rey, Green Day, The Smile (l’un des side-projects de Thom Yorke, le chanteur de Radiohead), Cypress Hill ou Imagine Dragons. On anticipe déjà le prix mirobolant de l’aventure. Ou pas ! Imaginez un pass unique à 140 dollars canadiens (soit 95 euros) pouvant se refiler entre copains en fonction des goûts et disponibilités de chacun. C’est la formule magique du Festival d’Eté de Québec (FEQ). Récit.
C’est un fait, et on vous en parlait dans notre numéro 155, le business des festivals est plus concurrentiel que jamais. Les têtes d’affiche s’arrachent à coups de millions d’euros, les coûts de production ont dramatiquement augmenté, et l’escalade s’est accélérée suite au Covid. On pourrait disserter longtemps sur l’ineptie de cette course aux headliners grassement payés. Mais il n’empêche que quand arrivent les beaux jours et les virées entre copains, nombreux sont ceux qui ont envie de voir des gros noms sans se prendre la tête, une bière plus ou moins fraîche à la main, sans non plus devoir vendre un rein –à défaut de sauvegarder son foie. Alors oui, depuis la France, ça fait une petite trotte pour y aller. Mais la solution pour concilier tout ça se situe peut-être à Québec.
Le Festival d’Eté de Québec a en effet la particularité de proposer un billet à 140 dollars couvrant l’entièreté de l’événement de onze jours, sous la forme d’un bracelet maintenu par une petite perle qui peut se desserrer. Fini les contorsions du poignet pour tenter d’enlever un bracelet trop serré et le filer à un pote qui s’y est pris trop tard pour choper sa place –entreprise tout à fait illégale par chez-nous, mais tout le monde a déjà essayé, on ne vous jettera pas la pierre. Non, le pass du Festival d’Eté de Québec est très officiellement cessible. En même temps, en jetant un coup d’œil à la programmation, cela semblait évident : rares sont les gens à la fois fans de Pitbull et de Robert Charlebois. Pourtant, seules 24 heures séparaient leurs concerts gargantuesques devant les 90 000 personnes réunies aux Plaines d’Abraham, immense parc de Québec. Public différent, mais mêmes bracelets.
Joli mélange des genres
Au-delà de l’intérêt purement pratique et pécunier de l’affaire, cette politique a un effet inattendu : un public à la fois curieux et impliqué. Car deux solutions : soit il sait exactement pourquoi il est là, en bon fan de la première heure (on a vu des gens déguisés en Pitbull, faux crânes chauves inclus, ou des fans hardcore de Lana del Rey chantant “Video Games“ dans les rues de la ville plusieurs heures avant le coup d’envoi du concert), soit son voisin avait aqua-poney ce soir-là et lui a refilé une place, comme ça, pour pas gâcher. Le point commun de ces deux publics ? Ils sont contents d’être là. Ça peut paraître bateau, dit comme ça. Mais l’ambiance du FEQ a sincèrement quelque chose de particulier, d’unique, avec un public motivé, souriant, poli, sociable. À moins que ça soit un truc de Québécois. Les habitués de la Belle Province le savent : on se sent bien, safe et accueilli, quand on passe quelques jours à Québec. Alors imaginez le résultat quand toute la ville vibre au gré d’une affiche maousse.
De nos aventures nappées de sirop d’érable, on retiendra donc ce système ingénieux et fair-play de pass, l’ambiance chaleureuse, mais aussi quatre concerts qui resteront gravés bien longtemps dans nos cervelles de maudits français –en plus de mentions spéciales à la pop en français de Lysandre et au charismatique Jonathan Roy. Commençons par le plus improbable pour les habitués de Tsugi. Car c’est la première fois (et sûrement la dernière) que vous lirez quelque chose à propos de Green Day ici. Et pourtant : assister à un concert de ces éternels ados à cravate, c’est faire l’expérience d’un punk-rock teenager et de quelques accents ska (oui oui, promis, grâce à un saxo taquin) absolument jouissifs. Dès le premier morceau de la setlist, “American Idiot“, le ton est donné. Les Américains vont jouer les tubes, tous les tubes, ultra-généreux, en sueur dès le deuxième titre mais dans une forme olympique, loin des vidéos pathétiques publiées il y a une dizaine d’années montrant le chanteur ivre mort sur scène. Impressionnant, drôle, jouant avec le public comme 90 000 marionnettes, Billie Joe Armstrong a même fait monter une festivalière sur scène pour une petite jam sur guitare (qu’elle a pu garder ensuite, en pleurs). N’en déplaise aux snobs : c’est l’un des meilleurs shows dits “de stade“ qu’on a pu voir ces dernières années. Et entendre autant de dizaines de milliers de personnes hurler à l’unisson, ça fait quelque chose. Voilà, première et dernière fois sur Tsugi certes, mais : Green Day en live, c’est de la balle.
Shows à l’américaine et scènes intimistes
Autre ambiance, autre jauge : sur la petite scène Hydro-Québec, plantée devant le Parlement et en accès gratuit, le FEQ a pu découvrir Delgrès. La formule est, à notre connaissance, unique : inspirations blues venues de Louisiane sur paroles en créole et discours militant fustigeant l’esclavage moderne –le nom de ce trio est un hommage à Louis
Delgrès, l’homme qui s’est opposé au retour de l’esclavage dans les Antilles sous Napoléon. Quelques hippies de la ville se sont donné rendez-vous, il y a pas mal de Birkenstock au mètre carré, et ça danse, toutes générations confondues. Un cocktail à découvrir dès que vous en aurez l’occasion, ce blues dansant et tropical, entre guitare, chant, cor, batterie et percussions, ayant le charme si précieux des propositions singulières.
Rien à voir à nouveau, mais c’était l’un des événements de ces onze jours de fête : fraîchement débarquée de sa date à l’Olympia à Paris, la reine Lana Del Rey est venue jouer presque à domicile, elle qui a grandi dans le Vermont, l’Etat américain voisin (“quand on arrive à l’aéroport, on a l’impression de sentir la forêt à travers les murs. Ça me rappelle la maison, à trois heures et demie de route d’ici… Merci pour ça“). Peut-être que toute la beauté de ce concert s’est jouée dès les premières secondes : Lana arrive sur scène, en robe à dentelle, sorte de Dame blanche glamour d’un Hollywood déchu, les lumières s’allument, et l’espace d’une nanoseconde, on voit l’angoisse dans ses yeux retransmis sur écran géant. 90 000 personnes sont devant elle, et au milieu de danseuses ultra confiantes et sexy, elle semble perdue, seule parmi tant de monde, éclairée mais cherchant l’ombre. Vite, bien sûr, son regard bardé de faux cils redevient professionnel. Mais c’est cette fragilité, ce soupçon de normalité au cœur d’un show à l’américaine, qui la rendent si différente des autres pop-stars. Et c’est profondément touchant, surtout dans les instants les plus épurés de sa setlist le duo avec son pianiste sur “Candy Necklace“ et, bien sûr, “Video Games“, toujours aussi belle. “Je n’arrive pas à croire le nombre de gens qu’il y a ici. C’est normal pour vous ?“. Non, pas trop, on l’avoue. C’est rassurant de voir que le vertige de cette grande foule contamine aussi ce côté-là de la scène. Plus tard, au gré d’un changement de costume hasardeux, une étiquette rose fluo indiquant “inside“ restera collée à sa robe. Imprévu. Ensuite, une coiffeuse vient lui recrêper le chignon en direct. Prévu. À la suite d’un bain de foule, elle s’écorche le genou. Imprévu. Qu’il s’agisse de mises en scène ou de réels aléas, Lana Del Rey est humaine. La preuve, elle saigne. Ecorchée, littéralement.
Enfin, The Smile. Peut-être la tête d’affiche la plus Tsugi-compatible de cette programmation 2023, puisqu’il s’agit du projet de Thom Yorke et Johnny Greenwood de Radiohead en collaboration avec Tom Skinner, batteur du quartet jazz Sons of Kemet. Plus psyché, plus jazz, plus perché que Radiohead, The Smile donne tout de même la sensation d’être à la maison, que l’on connaisse ou non les morceaux de leur album A Light For Attracting Attention (en même temps, c’est Nigel Godrich, producteur fétiche de Radiohead, qui a travaillé sur le disque). Un concert hors du temps, accueilli par un public silencieux quand il fallait, à fond le reste du temps, pour une grande messe rock, jazz, afrobeat, post-punk, face à un Thom Yorke ondulant sur sa basse ou son piano. Frissons, tout du long.
C’est ça la force du FEQ : être capable d’aligner d’énormes shows à l’américaine sur l’immense scène Bell tout en préservant des moments intimes et pleins d’émotions sur les plus petites Loto-Québec et Hydro-Québec. Concilier festival populaire et excellent accueil du public, défense de la francophonie et groupes anglophones mythiques. Une machine de guerre, qui peut reprogrammer, en l’espace d’une nuit, le concert à 90 000 âmes des Cowboy Fringants annulé pour cause d’orage, tout en semblant être un festival familial et d’habitués. De grands écarts pour un grand festival.
>> Pour en savoir davantage sur le Festival d’Eté de Québec, retrouvez prochainement notre interview d’Arnaud Cordier, l’un des programmateurs du festival.