Festival d’été de Québec : les plus grosses têtes d’affiche, comme à la maison
Quelle drôle d’idée que de partir au Québec du 12 au 16 juillet 2018 ! Car si l’offre est alléchante, avec poutine, cascade de Montmorency et bonne humeur légendaire des habitants au programme, difficile de quitter Paris et louper l’un des week-ends les plus animés de l’année – les plus valeureux ayant enchaîné bal des pompiers le 13, célébrations le 14 et, surtout, finale de la Coupe du monde de football le 15. Le mal du pays n’est jamais loin quand on a l’impression de rater un moment important de l’histoire de sa patrie. Ou, pour être moins grandiloquent, la grosse chouille qui accompagnait le gain de cette fameuse deuxième étoile sur le maillot. Mais alors, comment faire pour ne pas se sentir loin, très loin, de ses terres natales en de telles circonstances quand on est de l’autre côté de l’Atlantique ? En allant à Québec, tout simplement. Car au-delà de la langue partagée, la province canadienne sait accueillir ses visiteurs. On n’enfoncera pas les portes ouvertes : quiconque a déjà foulé les pavés de Montréal et ses environs sait pertinemment que les Québécois sont particulièrement sympas et toujours d’accord pour rendre service quand, en bon vieux touriste franchouillard, vous êtes complètement perdu. Mais le Québec sait aussi bien traiter les siens. La preuve avec le Festival d’été de Québec qui a donc lieu… l’été à Québec. L’intitulé n’est pas original, le reste un peu plus : différentes scènes sont installées dans le centre-ville, en extérieur ou dans un club plus classique, tandis qu’une scène principale (la Bell Stage) s’étale dans les immenses Plaines d’Abraham, pouvant accueillir 80 000 personnes, l’équivalent du Stade de France. Les grosses têtes d’affiche y rencontrent des étoiles locales ou des découvertes tout droit importées d’Europe, pendant onze jours – de la largeur des avenues à la taille des lits, en passant donc par la longueur du festival et sa gargantuesque « main stage », tout est plus grand ici. Sauf le prix : un pass à 100 dollars (65 euros !) donne accès à tous les concerts, pendant onze jours donc.
Mais, contrairement à ce qui pourrait se passer dans les gros festivals du vieux continent, tout est relax au FEQ. La fouille à l’entrée n’est pas particulièrement intrusive, et personne n’essaye de faire de bêtises de toute façon. Tout le staff est adorable. Personne n’attend trop longtemps au bar grâce aux bénévoles passant dans la foule pour vendre des bières entassées dans des paniers – portés sur la tête et décorés de guirlandes lumineuses. Le son, y compris sur ce mastodonte de Bell Stage, est réglé parfaitement. Sur cette même scène, de larges écrans retransmettent le concert en direct – avec une réalisation impeccable – pour les spectateurs affalés dans l’herbe un peu plus loin. Et le fait que le FEQ ait diffusé la finale France-Croatie sur un écran en plein centre-ville, créant une fan-zone à l’accent québécois, termine de nous convaincre : ok, c’est peut-être pas si mal de faire comme Brassens et de rester à la maison le 14 juillet – car on s’y sent chez soi sur la rue Saint-Jean ou en lisant « egoportrait » au lieu de « selfie » sur le programme du festival, vraiment.
L’impression aurait pu être fugace si les artistes n’avaient pas aussi joué le jeu de la proximité. Ce n’est pourtant pas facile de créer un sentiment d’intimité et de concert en petit comité quand on joue face à 80 000 personnes. Mais c’était sans compter sur le talent de Beck, tête d’affiche du 12 juillet. L’Américain de 48 ans (!) démarre son concert de manière assez classique avec « Devils Haircut ». Et là, surprise : en deuxième titre, voilà LE tube, « Loser ». Tout le monde reprend évidemment le morceau en chœur, face à un Beck qui n’a visiblement pas peur de voir son public se casser une fois le hit passé. C’eut été dommage. Entre l’efficace « Up All Night » sorti l’année dernière, une chouette reprise de « Raspberry Beret » de Prince, une chanson d’amour improvisée qui fait rimer Beck et Québec, des blagues et un vrai échange avec le public, il retourne la Bell Stage – et vu la taille du bazar, il faut de sacrés muscles. Le clou est enfoncé quand il demande tout simplement à la foule quel prochain morceau le groupe et lui-même devraient interpréter. Ce sera « Blue Moon », en acoustique, ses musiciens en bord de scène avec lui. On a l’impression d’assister à un concert privé. Avec 80 000 personnes donc.
Il y avait un peu moins de monde quelques heures plus tôt à la scène Hydroquébec – décorée de prises électriques géantes, à trois pattes évidemment. On est en fin d’après-midi, la petite foule est composée majoritairement de familles profitant des francs rayons du soleil. Sur scène ? Pale Grey. C’est quand même fou : on doit aller au Québec pour enfin voir ce talentueux groupe d’indie-pop… Belge. Leur titre « Seaside » colle bien avec la belle météo, et l’adaptation live de « Late Night » est remarquable – sachant que le chanteur doit s’occuper lui-même des couplets rappés du featuring Serengeti. Après le concert, ces fans de Phoenix (qui jouait peu de temps après sur la scène principale) s’installent sous une petite tonnelle pour vendre leurs CDs et discuter le bout de gras avec le public. A la cool, toujours. Comme Sate, quelques jours plus tard sur la même scène, un mélange explosif blues-punk avec une chanteuse rappelant Sam de Shaka Ponk. Ou comme… Cyndi Lauper. Et nous non plus on ne pensait pas écrire ça un jour.
Quand Cyndi Lauper arrive sur scène, honnêtement, il y a de quoi avoir un petit peu peur. Passant après le sympathique duo pop bubblegum local Milk & Bone, elle débarque bourrée. Ou du moins c’est ce qu’on imagine en voyant sa démarche mal assurée, ses yeux mi-clos et sa diction hasardeuse, même pour notre voisine américaine. Mais dès qu’elle se met à chanter « I Drove All Night », premier titre d’une setlist convoquant toutes les époques de sa longue carrière, force est de constater que sa voix est impeccable. Encore mieux que dans les clips MTV qui ont bercé l’enfance d’une partie du public : frissons garantis à chaque envolée vocale. Et que dire des interludes ? Entre deux morceaux, Cyndi raconte ses déboires de pantalon. « Même dans les années 80 je perdais toujours mon pantalon sur scène », balance-t-elle après avoir chanté la tête en bas et s’être roulée par terre, tout en atteignant chaque note parfaitement… Avec certes le futal à motifs descendant dangereusement sur ses hanches. Mais elle évoque aussi des sujets bien plus sérieux, avec beaucoup d’humour. Après tout, « girls just wanna have fun ». Un message qu’elle avait vu sur une pancarte à la fameuse Women’s March américaine du 21 janvier 2017, consécration pour cette artiste cherchant à affirmer la liberté des femmes depuis plus de 30 ans. De quoi être ravie de cette soirée au FEQ : entre Milk & Bone, Lorde et Cyndi Lauper, les trois concerts de la Bell Stage étaient tous tenus par des femmes, chose impensable il y a quelques années selon Lauper. Les deux Milk & Bone, que l’interprète de « Time After Time » a adorées en première partie, seront d’ailleurs invitées sur scène pour faire les chœurs de « Girls Just Wanna Have Fun ». C’est Noël pour le duo, c’est la folie dans la foule, sorte de célébration à la fois engagée et légère. Comme « She Bop », un hymne pop à la masturbation féminine. Ou le message d’amour et d’acceptation de « True Colors », en toute fin de concert, tire-larme par excellence qui revêt ici une nouvelle signification : le Canada a Mr Trump comme voisin, et les « Your colors are beautiful / Like a rainbow » prennent dans le micro de Cyndi Lauper une tournure résolument politique. Messages universels et anecdotes personnelles, envie de hurler, de faire la fête et de pleurer tout en même temps, son parfait… 80 000 personnes semblaient vouloir avoir Cyndi Lauper comme marraine ce soir-là. Comme si chacun assistait à un concert privé, encore.
Le gros show de Lorde juste après, très « à l’américaine » avec danseurs et tout le toutim, ne pourra évidemment pas donner la même impression. Sauf quand elle se montre vulnérable, seule assise à l’avant de la scène, presque au bord des larmes pour raconter l’histoire de sa chanson « Liability » – pour résumer la chose, un ami lui a fait comprendre que sa personnalité était un peu « too much » pour lui, qu’elle devenait un boulet à traîner… Dur. Mais c’est là que Lorde réussit à recréer ce sentiment d’intimité et de partage que ses prédécesseurs ont su instaurer devant ces dizaines de milliers de festivaliers.
L’ambiance est moins à la confidence le surlendemain, pour le dernier jour du festival. Sturgill Simpson, auteur-compositeur-interprète américain accompagné d’épatants musiciens, balance sa country et son rock sur la scène principale, sans aucune scénographie, peu de mots adressés au public, mais un plaisir visible à enchaîner les solos de basses ou de guitares. Sauf que c’est sur une autre scène, plus petite, que tout le monde s’amasse ce soir-là. Car après Pup et son énergie communicative, c’est Sum 41 que le FEQ attend. Mais attention, il ne s’agissait pas d’un rassemblement de trentenaires nostalgiques et plus ou moins ironiques. Non, à peine terminé le morceau d’entrée « Hell Song », quand le premier circle pit est demandé par un Derick Whibley en très grande forme (et avec de faux airs de Spike dans Buffy, mais ça c’est une autre histoire), c’est la fosse entière qui part en pogo. Il faut dire que les participants au joyeux bordel ont été largement motivés avant le concert, la bande-son d’attente étant tout simplement un mega-mix pour kids des années 90 : s’enchaînent « Toxicity » de System, « Last Resort » de Papa Roach… Et Sum 41 n’est pas en reste. Pêle-mêle, la bande à Derick, justement vêtu d’un tee-shirt Motorhead, reprendront des extraits de « War Pigs » de Black Sabbath, « Another Brick In The Wall » de Pink Floyd ou « We Will Rock You » de Queen, sans compter les classiques de leur cru. En échange, le chanteur fait absolument ce qu’il veut de la foule, qui éclaire la scène avec les lumières de son téléphone puis se met à sauter partout sous l’impulsion de ce « master of puppets » peroxydé. Une petite histoire du rock et du punk, genres si chers à ses compatriotes canadiens, et une ambiance impressionnante pour cette « big, fucking crazy Sum 41 family ». A côté de nous, un père avec son fils endormi dans les bras. Le fils se réveille un peu quand le père commence à battre du poing en rythme, mais il rendort vite en plaquant la tête du gamin sur son épaule… Chutt, laisse kiffer papa, y’a « Fatlip » qui est prévu en rappel.
Oui, il y a de grosses têtes d’affiche au Festival d’été de Québec – et encore, on n’a pas pu voir Neil Young, The Weeknd, Future, Jane Birkin ou Foo Fighters qui passaient les jours précédents. Mais vu comme tout le monde respecte son voisin, un état d’esprit largement contagieux, et que les artistes ont tous eu l’air d’avoir envie de nous faire passer notre meilleur concert de l’année, c’est avec l’impression d’avoir assisté à un petit festival intimiste qu’on est revenu à Paris. Avec l’envie, aussi, de regarder comment font ces Québécois en termes d’organisation et d’accueil. Parce que là-dessus, c’est eux les champions du monde.