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©Juliette Leigniel
17 avril 2020

Exit l’electro-chill, bonjour post-dubstep : Fakear change tout

par Tsugi

Après des années d’errances personnelles et artistiques, Fakear revient avec un nouvel album placé sous le signe du changement. Exit l’electro-chill, genre dévitalisé devenu la BO préférée des startuppers en afterwork. Sur EWGA, le producteur fait peau neuve en se frottant à la musique post-dubstep (Mount Kimbie) et à la house made in UK (Bonobo). À l’occasion de la sortie de son single “Carrie”, on l’a appelé pour parler de ce virage artistique, de la vie secrète des synthétiseurs et des vertus de la méditation en temps d’Apocalypse.

Confinement oblige, c’est depuis son appartement dans le 10ème arrondissement parisien que Théo Le Vigoureux alias Fakear fait la promo de son troisième album Everything Will Grow Again. Ce n’est pas la première fois que le garçon expérimente l’isolement. Revenu à Paris au printemps dernier, il avait auparavant passé quelques années à faire du yoga et de la méditation en pleine conscience dans la campagne suisse avec son ex-copine. Quand on lui passe un coup de téléphone, on imagine donc qu’il pourra nous donner quelques conseils pour cultiver la sérénité à domicile et aligner nos chakras durant le lockdown. Mais il ne semble pas garder un souvenir béat de cette période : “J’ai appris à vivre plus lentement, au rythme des repas que tu cuisines. Mais au niveau créatif, l’autarcie ne s’est pas révélée particulièrement féconde. Avant d’y aller, j’avais cette vision fantasmée à la Bon Iver, de l’ermite seul dans sa cabane qui compose des albums incroyables. Mais la réalité, c’est que je me suis retrouvé très déconnecté. Je fumais beaucoup de weed, je ne produisais pas grand-chose et je n’avais presque plus de contacts sociaux. Ça m’a permis de me rendre compte qu’il n’y a qu’en étant entouré, en permanence dans l’action, et connecté à la scène électronique, que je suis inspiré.”

Le chill n’est plus à la mode

©Juliette Leigniel

Une période d’errance personnelle mais aussi artistique. Paradoxalement, c’est loin de l’agitation de la ville et de son cortège de soirées qu’il a sorti son album le plus commercial. En 2018, son dernier opus All Glows avait dérouté les fans de longue date de la “fausse oreille” avec son orientation très radio-friendly, entre gros refrains sucrés et featurings à la pelle (Ana Zimmer, Claire Laffut, Polo & Pan…). Avec du recul, il nous confie regretter certaines des saillies les plus pop du disque : “Je me suis laissé entraîné par mon album qui m’a poussé à prendre cette direction et à faire des collaborations avec les artistes qui sont dans l’album. J’en ai des bons souvenirs mais avec la distance, je trouve qu’il y a des morceaux dessus qui ne me ressemblent pas du tout, voire qui font tâche dans ma discographie. Je pense aussi que la mode de l’electro-chill représentée par des artistes comme Møme ou Petit Biscuit était en train de retomber. All Glows arrivait trop tard.”

« J’avais l’impression que toute la vague chill était en train de devenir une musique de blanc privilégié à écouter à la plage. Un son qui ne porte plus aucun message. »

Avec les musiciens précités ainsi qu’avec les potes Superpoze et Thylacine, Fakear avait fait partie de ce que Libération avait désigné sous le nom de “génération spontanée” de l’électro : une jeune garde de beatmakers qui venaient du rap et de la world, et ne s’embarrassaient pas de déférence envers les idoles du temple techno français (Daft Punk, Laurent Garnier) ni envers ses objets saints (les synthés analogiques et modulaires). Se décrivant comme un “frappeur de carré” (en référence à sa MPC) dans sa bio Facebook, Fakear bricolait des tracks electronica solaires aux accents world avec son ordinateur et un petit clavier comme seules armes ou presque. Si le phénomène était alors rafraîchissant, de la MD a depuis coulé sous les ponts et la scène club s’est tournée vers d’autres horizons musicaux. L’electro-chill a cédé la place au retour de la techno pure et dure : “J’avais l’impression que toute la vague chill était en train de devenir une musique de blanc privilégié à écouter à la plage. Un son qui ne porte plus aucun message. En même temps, je voyais des artistes comme Amelie Lens et Charlotte de Witte débouler comme des boulets de canon avec leur son bien dark et frontal. Pour moi, ces filles portent aujourd’hui beaucoup plus l’étendard de la musique électronique que Petit Biscuit ou ce qu’était devenu le projet Fakear.”

Exit la house-easy-jet

En réaction à la fois à ses errances pop et aux dernières r(a)volutions de la dance music, Fakear a conçu son nouveau disque à la fois comme un retour aux sources – vers l’esprit bricolé de ses débuts – et comme une mue. Exit l’electronica-bord-de-mer et la house-easy-jet qui balade l’auditeur de la Syrie (“Damas”) au Japon (“Leaving Tokyo”). Et good morning England : Fakear glisse à présent vers les territoires typiquement britanniques du post-dubstep (Mount Kimbie) et de la house made in UK (Bonobo). Issu d’une grosse remise en question, Everything Will Grow Again suit un disque qui n’a jamais vu le jour. Quand il venait de poser ses valises à Paris de retour de Suisse, il avait commencé à produire de la musique de manière boulimique. Mais alors qu’il a déjà égrené quelques singles (“Nausicaa”, “Fugitives”, “Cobra”) qui devaient être les prémisses d’un long volume, il se ravise et balance ses fichiers à la corbeille : “Je voulais m’affranchir de mon ancien style musical pour produire quelque chose de plus en phase avec que j’aime et à mes références depuis toujours : des types comme Four Tet ou Jon Hopkins.”

Et de fait, ce qui frappe l’auditeur à l’écoute du disque, c’est que le producteur a levé le pied sur les gimmicks qui faisaient la “pâte” Fakear : les mélodies analogiques chatoyantes, les samples world et surtout les cuts vocaux réarrangés harmoniquement, poncés jusqu’à la moelle par bien trop de monde. Sur Everything Will Grow Again, deux styles semblent se tirer la bourre, révélant les tiraillements artistiques de son auteur. L’album s’ouvre avec des morceaux d’electronica voyageuse dans la lignée de ses premiers disques – “Rituals”, porté par un chant de femme doux et “Sekoia”, parcouru par un son de flûte sirupeux – avant de dévier vers des tracks uniquement instrumentaux tels que “Linked”, porté par des plages analogiques vaporeuses, et le plus club-friendly “Structurized”.

Tombé dans la marmite analogique

Cette transition vers un son plus électronique, il l’a doit en partie à un homme : le producteur Alex Metric (Daft Punk, Diplo). Après avoir composé la trame de ses morceaux dans son home studio, Théo est allé les retravailler dans le studio de ce dernier, qui lui a appris à dompter les vieux synthétiseurs analogiques (le Jupiter 8, le Juno 6…) : “J’ai toujours défendu un mode d’écriture et de composition DIY. Je disais toujours que tu pouvais très bien faire de la bonne musique avec un laptop : il suffit d’avoir de l’inspiration. Et je le pense toujours. Mais cette fois-ci, j’ai voulu m’ouvrir au monde des machines. Et je suis tombé dans la marmite.” Ces instruments capricieux ont donné leur souffle, leur grain et leur personnalité parfois imprévisible au disque : “Ce qu’il y a de formidable avec les machines, c’est que tu ne contrôles pas tout. Tu tournes un bouton et un son incroyable en sort, alors que sur l’ordi tout est écrit. Le track “Linked” est né d’un accident. On était sortis faire une pause clope, et une machine qu’on avait oublié d’éteindre a continué de tourner pendant 5/10 minutes. Quand on est rentrés, elle émettait un son incroyable. Ça faisait un effet alien. On a enregistré ce son et réalisé ce morceau-là à partir d’ici.”

« Je disais toujours que tu pouvais très bien faire de la bonne musique avec un laptop : il suffit d’avoir de l’inspiration. Et je le pense toujours. Mais cette fois-ci, j’ai voulu m’ouvrir au monde des machines. »

Disque d’apprentissage et de transition, Everything Will Grow Again transforme l’essai avec des tracks instrumentaux réussis (le dansant “Tokai”). Mais Fakear nous annonce être déjà ailleurs et taffer sur des tracks techno, dans la veine du travail d’un Christian Löffler ou d’un Bicep. Tout bouge, ou, pour citer le personnage philosophe joué par le génial Jeff Goldblum dans Jurassic Park, « la vie trouve toujours son chemin ». C’est justement le message contenu dans le titre du disque : “Tout repoussera à nouveau. À la base, c’était un message que j’avais vu sur un graff à Portland. Il y a une dimension philosophique dans cette phrase : avec le temps tout s’en va. On a aucune influence sur le flux de la vie. Mais il y a aussi un sens plus écologique qui colle bien avec la situation actuelle : l’homme est en train de tout saccager. Mais la planète est plus grande que nous : elle s’en remettra.”

Emma Proudhon

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