Et si le guitariste des légendaires Marquis de Sade devenait maire de Rennes ?
Guitariste et co-fondateur du mythique groupe de rock des années 70, Marquis de Sade, Frank Darcel s’est lancé dans la campagne des municipales à Rennes, tête de liste du mouvement Breizh Europa. Il nous raconte les raisons de cet engagement.
« Ah non non, je ne suis pas sur sa liste, mais je le connais. Evidemment !« , lâche-t-elle dans un gloussement presque adolescent. « Je pense que si ça n’avait pas été le guitariste de Marquis de Sade, je ne serais pas venue. Mais là je suis curieuse« . Cette pimpante quinqua n’est pas la seule : une petite quarantaine de personnes, dont pas mal de scolaires, se sont déplacés une pluvieuse après-midi pour assister au débat organisé par la radio C-Lab entre Emeric Salmon, le candidat RN aux municipales de Rennes, et Frank Darcel, 61 ans, tête de liste du mouvement Breizh Europa. Certains le connaissent pour ses polars. Mais il est surtout, pour beaucoup, le guitariste de Marquis de Sade, le groupe rock emblématique de la ville, formé en 1977, séparé en 81, et retrouvé en 2017 pour une série de dates à guichets fermés.
Un nouvel album était même en préparation. Mais le chanteur Philippe Pascal disparait brutalement en septembre 2019 sans avoir le temps d’enregistrer. Le groupe est en deuil : « ça nous a laissés tristes et sur le sable« , se souvient Frank Darcel, retrouvé quelques jours après le débat au Melody Maker, un bar rock du centre-ville. « On aimerait vraiment sortir cet album, mais sous un autre nom, ça n’aurait aucun sens sans Philippe de l’appeler Marquis de Sade. S’il n’avait pas disparu, on serait sûrement en train de sortir l’album aujourd’hui, et je ne serais probablement pas en campagne« .
Anar’ breton ?
A première vue, la troisième casquette de Frank Darcel, la politique, n’a pas grand-chose à voir avec son passé de rockeur, d’abord chez Marquis de Sade, puis Octobre, ou de producteur de La notte, La notte de Étienne Daho. Quoique. « A 20 ans, j’étais beaucoup plus anar’ et nihiliste qu’aujourd’hui. Mais il n’empêche qu’on s’était fait embarquer je ne sais comment dans le comité de soutien à Mitterrand en 81 avec Marquis de Sade. Voyant qui était le personnage au final, je regrette. Mais j’étais contre la peine de mort et contre l’implantation d’une centrale nucléaire à Plogoff, deux promesses de campagne de Mitterrand. Et on n’en pouvait plus de Giscard« . Anar’ et nihiliste peut-être, mais déjà une appétence pour le sujet, ainsi qu’un environnement familial de gauche et anticlérical. Sa mère, au PS, a été élue trois mandats de suite maire dans leur petit village du Centre-Bretagne, Plessala. Quant à son grand-père, il est devenu militant breton en rentrant au pays après la guerre de 14. « A 22 ou 23 ans, je suis tombé sur une caisse de livres d’histoire de la Bretagne qui appartenait à mon grand-père. J’ai été écoeuré de ne jamais avoir appris cette histoire à l’école. On coupe les gamins d’une histoire qui leur est proche pour leur apprendre le roman national si cher à Sarkozy, Fillon et autres. Ce roman national, il est bidon pour les Bretons, les Corses, les Alsaciens, les Basques, dans le comté de Nice… L’histoire révisionniste telle que l’Education Nationale l’enseigne, personne ne fait ça en Europe. D’habitude, c’est réservé aux pays fascistes !« .
Soutien à la vie nocturne rennaise
Mais ce n’est que bien plus tard, en 2001, après six ans à vivre au Portugal et finalement de retour à Rennes, qu’il songe à s’engager en politique. « J’avais déjà lu pas mal de trucs sur les mouvements politiques bretons, mais c’est au Portugal que j’ai compris, l’exil m’a fait réaliser ce que j’avais quitté. Deux-trois ans plus tard, je me suis inscrit au Parti Breton. La vie était tellement agréable à Lisbonne, c’était comme des grandes vacances. J’ai eu beaucoup de succès en tant que producteur, je suis bardé de disques d’or (notamment cinq albums avec la star locale Paulo Gonzo, dont Suspeito, et son single « Dei-Te Quase Tuto » classé numéro 1 au Portugal pendant sept mois, ndr). Au retour à Rennes, j’ai trouvé ça dur. La ville n’avait pas bien tourné. C’était plus dur dans la rue, tu as commencé à voir des videurs dans les bars de nuit. Revenir au pays et être déçu : c’est ça m’a donné envie de faire de la politique. Au niveau local, c’est possible de faire bouger les choses« . Aider, par exemple, à la sauvegarde des cafés-concerts du centre-ville, qui se voient imposer des fermetures administratives pour nuisances sonores – triste gentrification. « A Valence, il y a beaucoup d’étudiants Erasmus, c’est la folie les jeudis et vendredis soirs. Mais il peut y avoir un camion de la Guardia Civil au milieu des étudiants bourrés, et tout se passera bien. Trois flics rue de la soif aujourd’hui à Rennes vont se faire massacrer. La différence c’est qu’à Valence la mairie n’essaye pas de rompre le lien social et aide les bars à s’insonoriser« , compare-t-il en balayant d’un geste la micro-salle de concert à l’arrière du Melody Maker.
Breizh Power
L’engagement se précise en 2008 : il participe à sa première campagne municipale, rédige une grande partie du projet du Parti Breton, alors associé au Modem (« Mais qu’on soit bien clair, je n’ai jamais été au Modem !« ). 2014, il est directeur de campagne derrière Caroline Ollivero, pour Breizh Europa, un parti qu’ils cofondent, militant pour plus d’autonomie de la Bretagne, à l’image du fédéralisme de l’Allemagne et ses lands. « On nous a fait croire pendant longtemps qu’on était une région soutenue, mais c’est complètement faux, et c’est pareil pour d’autres régions. 84% du budget de l’Etat dédié à la Culture est dépensé en Île-de-France, pour 1% en Bretagne. L’Etat alloue 97 millions d’euros par an à l’Opéra de Paris, c’est deux fois plus que pour toute la culture ici. Et c’est la même chose dans tous les domaines. En Allemagne, un land récupère 50% de ce qui a été prélevé chez lui. Ici, c’est 23%. On se fait baiser, le mot n’est pas trop fort. Comme sous Louis XVI. Evidemment, dans ce contexte la Bretagne gagnerait à avoir une autonomie fiscale. Et tu as des Bretons dans les plus hauts boards de Facebook, c’est un Breton qui a fondé LinkedIn, les frères Guillemot qui ont fondé Ubisoft viennent du Morbihan… Ici, si tu libères les énergies, il y a de quoi faire !« , explique-t-il alors que traine sur la table un Breizh Iced Tea, version locale bien meilleure qu’un Lipton.
« Rennes est une ville tour de Babel. Evidemment qu’il y a une richesse à mélanger les cultures, dans le cadre des valeurs européennes de tolérance«
Avec un programme profondément pro-européen et une liste polyglotte, pas question chez Darcel de tomber dans le cliché de l’indépendantiste bretonnant replié sur sa région. Déjà à l’époque de Marquis de Sade, ces jeunes gens modernes avaient l’Europe comme décor de leurs textes, écrits en anglais, français et allemand. « Rennes est une ville tour de Babel. Evidemment qu’il y a une richesse à mélanger les cultures, dans le cadre des valeurs européennes de tolérance« , répondait-il quelques jours plus tôt à Emeric Salmon, le candidat RN, pour qui être français « c’est parler français et dire ‘mes ancêtres les Gaulois’ » – véridique. La formule a évidemment fait ricaner une partie de l’assistance. Comme Patrice, qui travaille au CHU, est gilet jaune (« c’est important de le préciser !« ), a découvert le discours de Darcel à la radio et est depuis sur la liste Breizh Europa.
Sur cette liste, il y a aussi des amis d’enfance, comme Jacques, né à quelques jours d’écart de Darcel et qui vivait en face de chez lui. « Tu vois, la Bretagne, c’est ça aussi. Je crois qu’on est une vraie communauté. Quand les gens vivent ici depuis quelques temps, et peu importe s’ils sont nés ici, on s’en fout, il se passe un truc : ils commencent à mettre des drapeaux bretons sur leurs voitures. A vivre ici, en comptant la Loire-Atlantique, on va bientôt être 5 millions. Ce n’est pas énorme, mais quand tu te balades dans le monde, peu importe où tu vas, tu vas toujours croiser des Bretons et trouver des connaissances communes. C’est une force. C’est une région traditionnellement antinucléaire, qui a soutenu l’indépendance de l’Algérie… On a un esprit de résistance. »
Battu mais pas abattu
Mais les élections ne se passent pas comme prévu. Pandémie, abstention record (même pas 40% de participation), Breizh Europa récolte 2% des voix. La maire sortante, Nathalie Appéré (PS), arrive en tête (32,78%), mais sont également en ballotage les candidats EELV, République en Marche et Divers droite. Forcément, il y a un peu de déception dans la voix de Frank Darcel. « C’était trois mois de ma vie. J’ai fait mon œuvre patriotique, pour la Bretagne, mais il faut que je revienne à ma vie normale, à mon prochain roman, à cet album de Marquis. Et on verra pour les Européennes« . Autre ligne à ajouter à ce CV de touche-à-tout ? Un groupe, avec deux albums au compteur, des collaborations avec les Bretons Yann Tiersen et Dominic Sonic, ou Tina Weymouth et Chris Franz de Talking Heads et Tom Tom Club. Le nom du groupe ? Ça ne s’invente pas : Republik.