Enquête : le boom des bedroom producers
Avec la banalisation de la technologie et l’omniprésence des réseaux, les producteurs électroniques en herbe sont devenus en peu de temps une cible marketing.
Un beatmaker avec sa MPC ou un fan d’électro avec son controller, depuis déjà quelques décennies se développe en marge des gros studios une espèce de musicien que l’on a appelé vulgairement “bedroom producers” La plupart ne dépasseront pas le stade amateur, mais cette niche est devenue une cible montante, scrutée avec beaucoup d’intérêt par les constructeurs de machines et de logiciels qui, futés, voient bien sûr un marché potentiel grandissant. Technologie de plus en plus accessible, communauté d’entraide : sortir des morceaux de manière quasi professionnelle paraît désormais être à la portée de tous. Eh oui, en 2015 il ne suffit plus forcément d’être un gros nerd pour obtenir des conseils sur son matos, faire un morceau tout à fait acceptable sur son laptop, ni même de signer sur un label pour faire parler de ses prod’ !
Le DIY à l’heure des réseaux
Au début des années 2000, la généralisation de l’utilisation d’Internet laissait la porte ouverte au développement de nouveaux outils, pensés par et pour le particulier. Un moyen d’émancipation inédit pour les producteurs qui y ont vu la possibilité d’exploiter facilement la création/promotion/distribution musicale dans une perspective “Do It Yourself”. Soundcloud, petite société lancée en 2007 par deux Suédois a par exemple rapidement cumulé plus de 40 millions d’utilisateurs, suivie de très près par Bandcamp, qui proposait aux artistes indépendants de vendre leur musique via le site lui-même. Loin des circuits traditionnels, ces solutions nouvelles offrent la possibilité aux bedroom producers de jouir d’une vitrine à moindre coût, tout en déclenchant les foudres des géants de l’industrie en crise, conscients du manque à gagner que génèrent ces outils de promotions et de partage libres. D’un autre côté, certains sites en profitent pour surfer sur la vague en proposant des services de qualité contestable, comme Landr qui offre de masteriser à prix dérisoire les morceaux en ligne: “Sonnez comme un pro sans avoir à payer les tarifs d’un studio ou à apprendre des plug-ins complexes.” Marketing. Qui penserait que, même si la musique est de plus en plus diffusée par le biais d’Internet, sa qualité doit se limiter à un fichier 128 kbps compatible avec YouTube ou Spotify?
Ableton Live et autres DAW
Autre outil de création essentiel à 98% des petits producteurs: le DAW (digital audio workstation). Entendez par là une station de travail audionumérique, type Logic Pro, Pro Tools, FL Studio, le gratuit Audacity, la plus connue d’entre elles étant Ableton Live, dont raffole le bedroom producer. Avec une interface simple, des outils compréhensibles, mais aussi des fonctionnalités avancées, le logiciel créé en 1999 par Gerhard Behles a de quoi convaincre et sa large diffusion s’est faite aussi grâce aux nombreuses versions crackées disponibles en ligne. Logiquement, on a vu les masterclasses et les cours de MAO se multiplier de façon spectaculaire ces cinq dernières années. À Paris, Technopol, l’association de référence au service de la culture électronique, propose ainsi des cours d’Ableton Live, avec Ben Vedren comme professeur. Tommy Vaudecrane, directeur de l’association, est aux premières loges pour commenter le phénomène : “La fréquentation aux cours a beaucoup augmenté ces trois ou quatre dernières années, on sent qu’il y a de plus en plus de jeunes qui veulent devenir producteurs. Le paradigme a changé, aujourd’hui on n’achète plus de platines, mais on télécharge Ableton.”
Numérique et renouveau du ‘matos’
On ne rentrera pas plus dans la querelle software/hardware. Pourtant, c’est un fait, l’offre de logiciels, de plug-ins et d’émulateurs numériques, largement moins chers que les machines, a beaucoup augmenté, suivant le constat que la majorité des producteurs travaille aujourd’hui avec un ordinateur. Mais ces mêmes bedroom producers continuent aussi d’accumuler du matériel, comme le constate le responsable home studio du magasin de musique parisien Musikia. Depuis deux ans, les ventes décollent dans son département (75% pour la musique électro). En amont, les constructeurs ont saisi ce besoin croissant, comme Roland qui réalise en 2014 un coup de maître en lançant la série Aira, qui reprend les modèles phares de son catalogue à un rapport qualité-prix imbattable: les TR-808 et 909 sont refondues dans la TR8, la TB-303 dans la TB-3, le System 1-m sur le principe du modulaire… le tout avec un design moderne, une interface simplifiée et des samples fidèles à ceux des machines d’origine. Une manière d’emboîter le pas aux ventes d’occasion sur lesquelles la firme ne touche pas un centime. Veijo Laine, Product Manager Europe chez Roland nous explique : “Avec Aira, c’est la nouvelle génération de musiciens qui est au cœur de notre cible. La très jeune génération qui est née avec un ordinateur entre les mains.” Alors, ce sont eux l’avenir? “On essaye d’être ouverts au sujet de ces bedroom producers, y compris des plus jeunes. C’est la génération suivante et ceux qui travaillent chez eux qui vont dicter les règles. Bien entendu, il y aura sûrement des nouveautés qui proviendront des studios professionnels, mais je pense qu’il y aura un bon nombre de producteurs en home studio qui contribueront à innover en musique. On ne sait pas vraiment où on va, seul le temps nous le dira.”
Une communauté qui s’élargit.
En 2015, l’image du bedroom producer résolument underground, isolé dans sa chambre, est dépassée. La majorité s’organise, rejoint des labs, se regroupe en véritables communautés, par affinités, par lieux géographiques, ou le plus souvent via les forums (Anafrog.com, Audiofanzine, etc.) ou les réseaux sociaux (SEML Wkshp, Oscil-8, etc.). Pourtant, ce genre de démocratisation amène toujours son lot de problèmes. Si certains parviendront à faire leur trou avec des productions catchy ou tout simplement géniales, la plupart ne dépasseront jamais une certaine médiocrité. D’autres encore resteront volontairement dans l’ombre, ou dans l’exercice d’un loisir sans prétention. Laurent Garnier avait souligné très justement que la surproduction musicale se faisait bien souvent au détriment de la qualité artistique et conduisait à des morceaux très ennuyeux. À Tommy Vaudecrane d’ajouter: “Le talent d’un artiste fait toujours la différence, et l’acharnement! La démocratisation c’est une chose, mais faire du bon travail, c’en est une autre !” On se le tient pour dit.