Enquête : Comment les majors font leurs choux gras du streaming
C’est d’une logique imparable : ?pour fonctionner légalement,? les plateformes de streaming doivent obtenir l’accès aux catalogues? des maisons de disques. Une position de force que les majors utilisent pour imposer des clauses étranges. En bout de ligne, les artistes, qui récupèrent les miettes d’un gros gâteau. Une situation inéquitable? qui devrait changer.
L’info nous vient de BFM Business : « C’est le mieux garde? de l’industrie musicale”, fanfaronne le journaliste Jamal Henni. Document a? l’appui, il met au jour le “jackpot” conce?de? par Deezer aux principales maisons de disques: plus de 150 millions d’euros d’actions a? partager entre les majors. En cause, des options convertibles en actions donnant acce?s a? plus de 15,35 % du capital de la plateforme de streaming valorise?e, pour le moment, a? un milliard d’euros. Des options octroye?es aux majors pour des sommes symboliques (de ze?ro a? dix centimes d’euros pie?ce, pre?cise Jamal Henni dans un second article) et qui seront converties en action a? l’entre?e en bourse de l’entreprise. Un gros coup : Universal Music, avec 7,8% du capital, va he?riter de 78 millions d’euros quand Sony et Warner empocheront 38 millions d’euros. Quelques jours plus tard, a? la veille de son introduction en bourse, Deezer publie ses comptes et confirme le scoop.
Part de capital et avances non recouvrables
Si le streaming peine encore a? trouver un mode?le viable pour tous ses acteurs, les majors, elles, emportent la part du lion. Pour ce faire, deux techniques : d’abord, donc, la participation au capital des entreprises – condition qui semble accompagner toute autorisation de licences sur les catalogues, sans lesquels les plateformes de streaming ne peuvent fonctionner le?galement. c’est le cas pour Deezer, mais aussi pour Spotify dont les maisons de disques (Sony BMG, Universal Music, Warner Music et Merlin) posse?deraient 18 % du capital. Des participations vendues avant me?me le lancement de spotify au prix de 9 700 euros chacune – un prix de?risoire puisque la plateforme e?tait valorise?e en avril 2015 a? 8,4 milliards de dollars. Me?me chose pour Soundcloud, dont l’accord arrache? a? Warner (seule major avec qui soundcloud a pour l’instant trouve? un accord) aurait e?te? ne?gocie? au prix de 5 % des parts de l’entreprise. selon “une source” de Forbes, ces actions auraient e?te? vendues a? prix casse? de 50% par rapport au prix de?bourse? par les autres investisseurs. Quant a? Merlin, qui a trouve? un accord avec Soundcloud en juin, on ne connai?t pas les termes du contrat mais on peut parier que les usages restent les me?mes. Ensuite, les avances sans remboursements ou “breakage” – une clause qui historiquement couvrait les pertes sur les disques brise?s, au centre de tous les de?bats de la musique digitale. Spotify aurait ainsi conce?de? 25 millions de dollars d’avance pour les deux premie?res anne?es de contrat avec Sony. Deezer de son co?te? a de?bourse? 21 millions d’euros pour des chansons qui ne seront finalement pas e?coute?es. Que font les maisons de disques de ces avances ? Qu’arrive-t-il aux trop perc?us ? Depuis le leak de Sony, les trois majors ont toutes promis que ces avances e?taient reverse?es aux artistes.
Dans les entrailles du music business
Pour la cuisine interne de l’industrie, il faudra croire ses acteurs sur parole. Car dans le milieu, c’est pluto?t l’opacite? qui re?gne. Un manque de transparence de?nonce? a? nouveau en juillet dans un rapport du Berklee College of Music qui met en lumie?re la complexite? du syste?me et l’existence de “boi?tes noires”, ou? les revenus ge?ne?re?s notamment par ces deux techniques restent hors de porte?e des artistes. Le proble?me n’est d’ailleurs pas cantonne? aux E?tats-Unis puisqu’en France, deux rapports successifs commande?s par le ministe?re de la culture, le rapport Zelnik (2010) et le rapport Phe?line (2013), en sont arrive?s a? des conclusions similaires.
« Le problème est le partage entre artistes et producteurs, ce n’est pas un problème de contribution des plateformes. » (Bruno Boutleux, ADAMI)
Pour savoir ce qu’il se passe dans les entrailles du music business, il faudra attendre que des hackers pre?tendument nord-core?ens attaquent l’empire Sony et volent 100 te?raoctets d’informations (dont les 41 pages de contrat entre l’entreprise et Spotify). Ou, plus modestement, qu’une fuite se fasse au sein de l’industrie. C’est rare, et c’est dommage. Parce qu’a? scanner les nombreuses clauses des contrats leake?s, on en apprend des belles. On pourra ainsi apprendre que Sony peut retirer le catalogue d’un artiste avec un pre?avis de deux jours seulement, sans ne?gociation et par courrier e?lectronique. Ou que Spotify se doit de ce?der neuf millions de dollars d’espaces publicitaires sur trois ans a? Sony (espace que Sony pourra ensuite revendre pour quelques millions), que la plateforme devra en plus lui proposer 15 millions de dollars d’espace a? tarif re?duit et qu’elle se doit de donner gratuitement a? la major une partie de l’espace pub non vendu. On apprendra aussi que l’usage de la clause “most favoured nations” qui pre?voit que le contrat devra s’aligner a? d’e?ventuelles clauses plus favorables ne?gocie?es avec un concurrent (ou la technique du “si vous trouvez moins cher ailleurs, on vous rembourse” – strictement re?gule?e par l’Union Europe?enne mais le?gale aux E?tats-Unis), est toujours autant appre?cie?e par l’industrie. Plus anecdotique, mais preuve du manque de confiance entre les entreprises de streaming et les majors, on apprend que Spotify ne devra pas causer de “virus”, de “vers”, de “vers-espions” et/ou de “codes destructeurs”… Ce que l’on n’apprendra pas en revanche, c’est les parts de revenus qui seront verse?es aux artistes.
Les inde?pendants et les artistes le?se?s
Au final, a? part les majors, personne ne s’y retrouve. Ni les plateformes de streaming, e?crase?es par les conditions impose?es par les majors (en 2013, 94 % du chiffre d’affaires de Deezer est ainsi parti dans les poches des maisons de disques, 79% en 2014 et ses pertes nettes pour 2014 s’e?levaient a? 27 millions d’euros), ni les labels inde?pendants, qui ne be?ne?ficient pas de la me?me force de persuasion que les majors – a? moins d’e?tre regroupe?s sous l’e?tiquette Merlin, ni les artistes qui, en bout de ligne, peinent a? percevoir une re?mune?ration de?cente dans cet imbroglio juridique. “Le business du streaming est un syste?me ridicule qui consiste a? ne pas payer les labels inde?pendants et les artistes, confiait re?cemment Allen Kovac, manager entre autres de Mo?tley Cru?e, Blondie et Five Finger Death, a? Rolling Stone. Dans l’industrie, tout le monde sait que c’est une fac?on de garder ce capital a? disposition des maisons de disques.” “Les plateformes paient cher la musique, confirme pour Tsugi Bruno Boutleux, directeur ge?ne?ral de l’Adami. Le proble?me est le partage entre artistes et producteurs, ce n’est pas un proble?me de contribution des plateformes.”
Vers une ame?lioration ?
Des deux co?te?s de l’Atlantique, on tente de?sormais d’e?quilibrer les rapports de force. Le 17 septembre, aux E?tats-Unis, les majors ratifiaient un code national de pratiques e?quitables pour le streaming en ligne et les te?le?chargements non permanents. Si les termes de cet accord ne sont pas rendus publics, on sait ne?anmoins qu’il couvre les revenus ge?ne?re?s hors des E?tats-Unis et pre?voit la participation des labels a? un fonds de pension pour les artistes ainsi qu’une “restructuration substantielle du syste?me de compensation”. Le 2 octobre, c’est au tour des acteurs franc?ais de signer un accord pour une “juste re?partition” des revenus issus du nume?rique. Les producteurs s’engagent ainsi a? “de?finir les modalite?s de re?partitions (…) des avances qu’ils perc?oivent” et un Observatoire de l’e?conomie de la musique sera cre?e? pour ame?liorer la transparence de l’industrie. La question de la prise de participation au capital reste cependant en suspens : tout au plus, les producteurs “entendent les interrogations exprime?es par les artistes”… L’accord qualifie? d’“historique” par la ministre de la Culture Fleur Pellerin est donc encore insuffisant. C’est en tout cas ce que pensent les deux principales socie?te?s de perceptions des droits des artistes et interpre?tes, l’Adami et la Spedidam, qui claquent la porte des ne?gociations. “L’accord est d’une porte?e insuffisante sur la question essentielle du partage de la valeur et ne re?soudra pas le proble?me de la re?mune?ration des artistes”, assure Bruno Boutleux. Au mieux, “les artistes seront mieux informe?s qu’ils sont mal re?mune?re?s”