DJ Shadow n’est pas celui que vous pensez
La voix grave, le débit lent et la casquette solidement vissée sur le crâne : DJ Shadow est exactement comme on se l’imagine, calme, humble, un chouia timide et pas vraiment habillé comme les autres clients de l’hôtel de luxe dans lequel on le rencontre. Pas de surprise. Et pourtant, avec son cinquième album The Mountain Will Fall sorti vendredi, Josh Davis compte encore une fois nous prouver qu’il n’est pas celui qu’on croit. « Je ne veux plus être le mec aux samples », peut-on lire dans son communiqué de presse. Il faut dire qu’avec le monument Endtroducting… sorti il y a vingt ans tout pile, DJ Shadow a tant marqué les esprits qu’il s’est vite vu enfermé dans une case, celle de petit génie de l’abstract hip-hop, prodige de Mo’Wax et dentellier du sample. Sur The Mountain Will Fall, il y en a quelques un bien sûr, mais les samples ne sont pas tout : de collaborations en compo sur Ableton Live, Shadow veut montrer qu’il est plus que son propre cliché. Une tactique déjà testée sur The Outsider, son troisième album – ce qui lui avait valu beaucoup, mais alors beaucoup, de critiques. Mister Davis s’est même fendu d’une déclaration un brin agacée : « refaire Endtroducing encore et encore ? Ça n’a jamais fait partie du plan. Fuck that. Je pense qu’il est temps que certains fans décident s’ils sont fans de l’album ou de l’artiste ». Depuis, il regrette cette citation « un peu sortie du contexte » et qui laisse penser qu’il ne respecte pas ses fans. C’est faux. Résultat, le disque suivant, The Less You Know The Better s’en est retrouvé un peu convenu…
Avec The Mountain Will Fall, le beatmaker trouve enfin un équilibre, notamment grâce à un excellent single avec Run The Jewels ou l’atmosphérique morceau-titre. Et peu importe ce qu’en pensent les rageux qui ne se remettent pas d' »Organ Donor ».
Ton album The Mountain Will Fall vient tout juste de sortir. Comment tu te sens ?
C’est toujours important pour moi, une sortie. Une fois que l’album est dans les bacs, c’est fini, tu ne peux plus le reprendre, et j’aime ça. Je suis devenu DJ car je voulais partager la musique que j’aime avec les gens. Aujourd’hui, je sors un album, mais c’est à peu près la même chose, tu ne peux pas prévoir la réaction des gens et à quel point ça peut les affecter : certains fans m’ont dit qu’ils avaient conçu leur enfant en écoutant ma musique… Je ne pense pas à ça quand j’écris mes morceaux, mais ça existe !
Tu t’es fait également beaucoup critiquer, tes fans ont pu être durs avec toi, notamment au moment de la sortie de The Outsider…
On est à l’ère des réseaux sociaux, c’est très facile pour les gens de donner leur opinion… Donc ils le font ! Certains classiques géniaux ont des commentaires odieux. Je ne dis pas que ça ne blesse pas du tout, mais il faut avoir les nerfs solides dans ce métier. Dans tous les cas je ne comprends pas trop l’intérêt : personnellement, quand j’utilise les réseaux sociaux c’est pour parler de trucs que j’aime et que j’ai envie de partager !
C’est en réaction à ça que tu as déclaré que tu n’étais pas juste « le mec qui fait des samples » avant la sortie de The Mountain Will Fall ?
Pas vraiment, c’est juste ma manière de dire qu’il y a certains aspects de ce que je suis qui sont amplifiés et romancés, comme le fait que j’aime les vinyles et que je passe mon temps dans une cave poussiéreuse avec des milliers d’albums. Ce n’est qu’une petite partie de moi. Bien sûr, il y a des samples dans ce nouvel album, mais il y a aussi autre chose que j’ai envie de montrer et dont je suis fier.
Est-ce que cette image n’est pas liée au titre de ton premier album, Endtroducing…, qui évoque à la fois une introduction à ton univers et une fin en soi ?
Je l’ai appelé comme ça car le premier single que j’ai sorti sur Mo’Wax, « In/Flux », était un premier chapitre. Ensuite, j’ai sorti un EP, What Does Your Soul Look Like, comme second chapitre. Un single, un EP, puis un album : Endtroducing… était la fin de cette histoire, de ce son Mo’Wax sur lequel les gens m’attendaient, même si je m’intéressais déjà à autre chose. J’ai fait The Outsider pour évoquer mes autres intérêts, car à l’époque je passais du funk dans tel club, composait des beat hip-hop pour tel crew, faisais des remixes par ci par là. Le tout était très cloisonné, mais en vieillissant et en suivant une industrie de la musique de plus en plus dense, j’ai eu moins de temps et je ne voulais plus séparer ce que j’aimais. Si les gens sont encore choqués par The Outsider, ma réponse d’aujourd’hui est la même qu’à l’époque : j’essaye de présenter tout ce que j’aime faire, car je suis avant tout un fan de musique, pas que d’un son particulier. La preuve, sur Endtroducing…, dans les notes de l’album, j’expliquais toutes mes références, du type « ce titre a été influencé par lui, lui et lui, allez écouter ! ».
Assez de parlé du passé : l’un des singles du nouvel album est une collaboration avec Run The Jewels. Tu les connais depuis un certain temps, mais pourquoi avoir fait appel à eux particulièrement ?
Quand j’ai composé le morceau, j’ai été surpris par sa vibe hip-hop assez « classique ». Je voulais qu’il ait l’air contemporain. J’ai souhaité travailler avec des gens de mon âge, qui ont les mêmes références que moi, mais qui sonnent quand même actuels et qui osent regarder vers l’avenir. Je retrouve ça chez Run The Jewels. Je ne voulais pas de rappeur old-school, pour que la chanson donne plutôt l’impression d’être moderne avec un sentiment familier, et pas à l’ancienne avec un jeune mec qui rap.
Tu as dit ne pas vouloir faire trop de featuring sur cet album… Pourquoi pas ?
Parce que c’est si prévisible ! Tu fais du hip-hop instrumental, on attend de toi que tu ramènes tel ou tel rappeur à la mode. Et puis pour être honnête je n’aime pas trop courir après les gens et leur expliquer qui je suis – parce que je pars toujours du principe que les gens ne savent pas ce que je fais.
Tu es ami avec Run The Jewels depuis longtemps, G Jones et Bleep Bloop du titre « Pitter Patter » sont sur ton label Liquid Amber… Mais Nils Frahm, c’est plutôt étonnant comme collaboration !
Oui, celle avec Matthew Halsall aussi, je ne connaissais ni lui ni Nils Frahm personnellement avant cet album. J’avais envie de travailler avec d’autres instrumentistes, mais pas forcément des beatmakers, pour avoir plein d’idées différentes sur la table (Matthew Halsall est plutôt jazz, Nils Frahm plutôt néo-classique). J’essaye sur chaque collaboration de créer quelque chose d’unique, qui ne ressemble pas plus à mon travail qu’au leur. Je pense qu’on a réussi. Je ne sais pas combien de chansons j’ai pu sortir dans ma carrière, c’est donc difficile de faire quelque chose de complètement nouveau, et c’est pourtant ce que je ressens sur le morceau avec Matthew Halsall.
Tu as collaboré avec Nils Frahm et a samplé de la musique classique sur le premier morceau de l’album. C’est une nouvelle inspiration pour toi ?
Je trouve que c’est rare de retrouver de la musique classique incorporée avec goût dans du beatmaking, c’est souvent très kitsch. Je ne dis pas que je fais mieux, mais j’ai écouté plus de classique que d’habitude pendant l’enregistrement de cet album car je trouvais ça différent. Je ne savais pas ce que ça allait donner, mais j’étais sûr que ça ne sonnerait pas comme d’habitude. En l’occurrence ça ne se retrouve que sur un morceau, mais je pense qu’il y a des possibilités à explorer vers le classique, pour mes prochains projets. En plus, je me souviens maintenant qu’un des premiers albums que ma mère m’ait offert était un Beethoven, elle avait acheté ça au supermarché dans les années 70. J’étais tout petit, c’est un de mes premiers souvenirs en musique.
Tu as majoritairement composé cet album sur Ableton Live. Pourquoi ?
D’un point de vue technique et un peu ennuyant, je trouve important d’introduire de nouvelles technologies dans mon travail, que ce soit en beatmaking ou en DJing. Aussi, depuis quelques temps j’entends de nouveaux sons, je parle à de nouveaux artistes, et à chaque fois que je leur demande sur quoi ils travaillent, ils me répondent Ableton Live. C’est là que j’ai réalisé que si c’était la nouvelle norme pour les artistes un peu progressistes, il fallait que je m’y intéresse et que je comprenne comment ça marche !Ça a été une petite révélation, c’est simple d’utilisation, je n’ai pas eu besoin de lire des notices énormes ou regarder des tutos, je préfère pouvoir être créatif tout de suite plutôt que de me demander pourquoi ça ne marche pas. Mais bon, j’ai tout de même fait une formation.
Ce n’est pas bizarre de retourner sur les bancs de l’école après vingt ans de carrière ?
Le hip-hop et le rap m’ont donné toutes les clés pour comprendre comment bien vivre ma vie… Par exemple, dans un titre de Gang Starr, Guru dit ça : « When you sell out to appeal to the masses, You have to go back and enroll in some classes ». Retourner à l’école rend humble et donne de nouvelles idées : c’est important ! Beaucoup de gens que je respecte dans la musique, connus ou pas, posent toujours des questions, demandent « comment tu as fait ça ? Et ça ? ». C’est essentiel, d’autant qu’il n’y a rien de glamour dans le fait d’apprendre à se servir d’un nouvel instrument ou d’un logiciel. Je ne fais pas de musique pour le glamour, mais pour contribuer au paysage musical et attirer l’attention sur les sons que j’aime. Mon label Liquid Amber en est l’exemple parfait : on ne fait que du gratuit, on ne vend rien, on veut juste faire connaître des trucs qu’on aime.
DJ Shadow sera à The Peacock Society le samedi 16 juillet et au Pitchfork Music Festival Paris cet automne.