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28 septembre 2016

Dimitri Hegemann, l’âme du Tresor

par rédaction Tsugi

Extrait du numéro 95 de Tsugi (septembre 2016)

Pièce maîtresse de l’histoire de la techno mondiale, Tresor fête 25 ans en tant que club et label par une tournée mondiale de ses poulains et un festival-marathon à Berlin. Mais derrière les beats et le béton se cache Dimitri Hegemann, grand passionné aux visions excentriques et aux projets démesurés, du moins de prime abord.

S’isoler un moment avec Dimitri Hegemann n’est pas simple. Il était d’abord question de le rencontrer « entre 23h et 3h du matin » pendant la première nuit du festival-anniversaire de son club/label qui s’est déroulé en juillet dernier, mais il n’apparaîtra que vers 3h du matin, heure peu propice à une interview. On aurait pu bavarder avec lui au bar de l’OHM, ce petit refuge aux airs de chambre froide au sein de l’immense complexe industriel Kraftwerk qui accueille aussi le festival Atonal, à Berlin. Mais ce n’est que le lendemain qu’on pourra se poser avec ce grand adolescent de 61 ans dans les jardins du lieu, vers 23h. Le contexte est un peu tendu : l’Allemagne essuie cette semaine une vague d’attentats confus, dont un d’ampleur plus conséquente à Munich qui vient d’être annoncé. À chaque bruit suspect à l’extérieur, Dimitri sursaute, mais sa bonhomie naturelle n’en est pas atteinte et il reprend sans transition notre conversation. « J’étais à ce concert de Neil Young hier, c’était magique. Dans ma jeunesse passée dans la Ruhr, j’écoutais ça autour du feu dans des camps d’été. Le gars fait toujours la même chose aujourd’hui, mais sa musique a toujours la même force. Ça m’a fait comprendre qu’il y a tant de gars de mon âge qui sont restés bloqués… » 

DIMENSION PERFORMATIVE ET MESSAGES DE LA PRAVDA 

Ce n’est vraiment pas son cas, et le fil ininterrompu et encombré de sa pensée est celui d’un homme qui cumule beaucoup de souvenirs et d’activités en cours. Parler avec Hegemann, ce n’est pas seulement discuter avec le patron de Trésor, mais fouiller dans plus de quatre décennies d’histoire berlinoise et comprendre l’attitude bien particulière de cet empire monté un peu à l’arrache. Cette histoire berlinoise, c’est celle qui a été mystifiée, mais galvaudée par quinze ans d’industrie du clubbing, jusqu’à être réduite à un simple tampon « underground » dénué de sens. Il faut donc remonter aux premières éditions de l’Atonal au début des années 80, quand c’était une grande célébration de l’avant-garde artistique de l’époque, mise sur pied par l’enthousiasme de Dimitri, alors jeune étudiant en musicologie fraîchement débarqué dans la capitale et cherchant à contribuer à tout ce bazar. « C’était totalement différent, tout était analogique, il y avait une dimension performative, théâtrale, visuelle à tout ce mouvement, quelque chose se passait à Berlin. Les concerts comprenaient des projections, de la peinture ou de l’action sur scène, je ne comprenais rien à ce qu’ils faisaient, mais ça me fascinait. Il y avait même des écrivains publics qui recueillaient ce que les gens pensaient, ou ce qu’il se passait dans le festival. C’était puissant. » 

Dans la même veine dadaïste, un autre projet, culte localement, mais méconnu au-delà, a vu le jour sous son impulsion et sera le catalyseur de tous les excités locaux, puis le premier réceptacle de la flambée acid de la fin des années 80 : le Fisch Buro. « J’habitais vers Kreuzberg au siècle dernier, et vers 1986 on a récupéré cette cordonnerie qui déposait le bilan. On a gardé cette machine à coudre géante au milieu qui faisait un bruit d’enfer et on a fait du lieu une sorte d’université populaire artistique absurde, pleine d’humour, ouverte tous les week-ends. Les gens se pointaient, faisaient des lectures de poésie, je les forçais à le faire, ils lisaient n’importe quoi. On leur faisait faire des tests délirants, des devinettes, on voulait savoir comment ils pensaient. Le gourou du LSD Timothy Leary est venu donner une lecture, on faisait aussi du yoga, on dansait la valse, on écrivait un manifeste… Un gars avait également trouvé une connexion telex dans le lieu et décryptait des messages secrets de la Pravda de Moscou. On a encore les rouleaux. » Dans la cave du lieu s’ouvre alors un club éphémère, l’UFO, d’une capacité de 100 personnes, où se tient une série de soirées house et techno dont les Berlinois connaissent l’histoire. « C’est parti d’un after de la Love Parade en 1989, les gens avaient entendu parler du truc on ne sait comment, il pleuvait, il fallait descendre avec une échelle sous une trappe pour rejoindre la fête – ça a duré un an et demi comme ça. Peu après les médias se sont intéressés à ce qui se passait ici et c’est là que ça a dégringolé. J’ai perdu le lieu à la roulette avec des Turcs qui nous avaient lancés dans les jeux, et ça s’est fini comme ça. J’ai appris plusieurs choses : ce que j’appelle le ‘réalisme magique’ d’un lieu, c’est le plus important, c’est ce qui fait le sel de ton projet. Et aussi que quand on fait un truc bien, il ne faut le dire à personne. » 

UNE CAVE, DES BEATS 

Peu après cette expérience, Dimitri et ses amis découvrent le sous-sol d’un ancien centre commercial est-allemand près de Postdamer Plaz, où se nichera le fameux Tresor. Le projet n’était à l’origine qu’un label, mais bifurque sur un club quand ils dénichent une licence de galerie d’art pour exploiter cet espace. À l’époque, aucun lieu n’incarnait la dance culture alors en gestation et ne permettait la rencontre de ces deux jeunesses allemandes séparées par un mur jusqu’en 1989. C’est dans la cave du Tresor que tout se passe, dans une spontanéité et une anarchie qui transparaissent dans les vidéos d’époque. La jeunesse ouvrière s’y mélange avec l’intelligentsia arty dans un décor de squat en béton, martelé par la techno des débuts. « Le lieu avait quelque chose d’inachevé quand on l’a découvert, c’est ce qui me plaisait, et c’est toujours resté. C’est ce qui te met dans cette dynamique, il y avait toujours un truc foireux, ça ne marchait jamais vraiment – j’appelle ça des ‘high trash’. On ne s’attendait pas à un truc aussi gros, et on n’a jamais vraiment compris qu’on participait à un mouvement culturel si global. » Après des années d’indifférence des autorités, Tresor subit ses premières descentes de police en 2003, à la suite desquelles des mineures présentes dans le club se retrouvent en première page des tabloïds. Puis c’est la pression immobilière et les projets urbains qui poussent le club à se délocaliser vers Koepernicker Strasse où il réside encore – un plan B certes spectaculaire, mais dont on comprend à demi-mot qu’il n’a jamais totalement satisfait Dimitri. « Je viens ici seulement pour l’espace, pour ces murs. Tresor est resté jeune et authentique, c’est le principal. » 

Le Tresor aujourd’hui. Crédit : Camille Blake

Aujourd’hui, « l’empire » Hegemann existe dans un contexte plus concurrentiel. « La techno, c’est devenu la pop aujourd’hui, c’est un marché », reconnaît-il d’emblée. Le Berghain a créé une identité exclusive et sexy, là où Tresor demeure un club plus ouvert, mais moins « underground », avec un public plus « touriste », malgré sa pertinence musicale. « Je ne comprends pas ces nouvelles attitudes, ce filtrage à la porte d’entrée, je ne veux pas de ces règles. Peut-être font-ils ça pour garder une certaine qualité, une clientèle particulière, mais ce n’est pas mon idée. Je sais qu’il y a une violence aujourd’hui, et j’aimerais bien mettre des moines franciscains ou bouddhistes à l’entrée, ils ont un bon look, ils calmeraient les excités. J’ai contacté les instances religieuses, mais ça n’a pas abouti. » 

BERLIN-DETROIT, UNE NOUVELLE ALLIANCE 

Voilà assez de candeur pour passer l’éponge sur les contradictions de celui qui martèle régulièrement que la ville ne devrait pas encourager davantage les touristes à venir à Berlin, au risque de devenir Ibiza ! Son opinion sur la gestion municipale du clubbing est également ambiguë. Même si des projets peu ragoûtants s’implantent sur son territoire et que plusieurs établissements ont fermé pour des motifs sécuritaires, la ville soutient ses clubs grâce à une commission réunissant les 200 clubs de la ville et à des subventions occasionnelles. « Bof, ils aident parfois à aménager un rooftop et c’est tout. Ils ne comprennent rien à nos projets, à nos visions. » Ce n’est qu’en lui rappelant la situation d’autres capitales européennes en termes de vie nocturne qu’il relativisera enfin sur celle de Berlin…

À ses yeux, le festival Atonal, mis de côté à la fin des années 80 parce qu’en décalage avec la techno naissante, puis réactivé il y a quatre ans, donne certes « des réponses radicales à des jeunes qui s’intéressent à autre chose qu’au dancefloor », mais il n’en est « pas encore satisfait. On est content de le présenter dans cet espace, mais il me manque quelque chose là-dedans, on a besoin d’artistes qui bossent plus, pas juste ces gars qui font des trucs derrière leurs laptops, on travaille sur une manière de rendre ça plus consistant à l’avenir ».

Sa tête est à d’autres projets de toute façon : une sorte de musée interactif sur la techno dans une forme à définir, et aussi une « académie de compréhension de la sous-culture ». Elle viserait à transmettre à de futurs promoteurs d’évènements alternatifs un « savoir-faire en voie de disparition, nécessaire pour ne pas être juste un de ces ‘cool creative people’, mais aussi mener à bien économiquement ce type de projets rarement viables ». Mais son grand oeuvre final, c’est Happy Locals, un projet de réhabilitation de Detroit par un gigantesque quartier mêlant art et techno, auquel il croit très fort. « C’est totalement possible, je suis en discussion avec le maire pour lever le couvre-feu nocturne, la ville pourrait se régénérer par la techno et l’art, les gens viendraient, c’est une évidence. Ça a marché à Berlin, pourquoi ça ne marcherait pas à Detroit ? » Vu comme ça, comment ne pas rejoindre cet entrepreneur idéaliste, sorte de Tony Wilson à l’allemande, et sa contagieuse ferveur ? (Thomas Corlin)

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