Death, trompe la mort.
« Groupe punk noir de Detroit, actif entre 1974 et 1976 ». Pendant longtemps, c’est à peu près tout ce que l’on a su à propos de Death, l’arlésienne des collectionneurs punk. Retour sur l’histoire d’un vrai groupe maudit.
La première fois que l’on a regardé Beavis & Butt-Head entre potes –c’était fin 1993, on était à quelques mois du bac– il a fallu à peine une fraction de seconde pour qu’on se retourne les uns vers les autres avec la même pensée en tête : Christophe R.
Christophe R. nous avait accompagnés durant une bonne partie du collège. Il ressemblait à Bruce Dickinson, portait de spectaculaires pulls de ski et ricanait exactement comme Beavis & Butt-Head, pour les mêmes raisons débiles. Christophe R. était aussi et surtout, un fantastique colporteur de légendes urbaines du rock. Sans Christophe R., on n’aurait jamais su que Slayer lâchait des poussins sur scène juste pour le plaisir de les écraser ou que Motörhead y faisait exploser des vaches à la dynamite. Alors forcément, on a tous pensé à Christophe R. quand on a découvert Beavis & Butt-Head. Et c’est à lui aussi que j’ai immédiatement pensé la première fois que j’ai entendu parler de Death. Parce que, très franchement, personne n’osait croire à une histoire pareille. C’était trop beau.
Brutale et absurde
« Groupe punk noir de Detroit, actif entre 1974 et 1976 ». Durant quelques années, c’est à peu près tout ce que l’on pouvait savoir sur Death, à condition d’avoir vidé le coeur de quelques journées de printemps sur des forums américains ou d’avoir compté parmi ses accointances des collectionneurs spécialisés en proto-punk. Rien d’autre que ce descriptif succinct, lapidaire, mais plus riche en promesses que tous les numéros du NME sortis depuis quinze ans. Il faudra attendre avril 2008 et un billet sur le site de Chunklet, un des plus irrévérencieux fanzines américains des années 90, pour apprendre que le groupe est formé par trois frères témoins de Jéhovah et surtout entendre, pour la première fois « Politicians In My Eyes » et « Keep On Knockin' », les deux titres du seul et unique 45 tours de Death qui, c’est désormais une certitude, n’est ni une blague, ni une vague rumeur, mais un groupe bien réel, qui a de toute évidence signé deux titres hallucinants, qui sonnent comme un Bad Brains encore retenu en bride mais déjà sévèrement possédé, coupé au Alice Cooper des grandes heures.
Ce qu’on ignore encore à ce stade en revanche, c’est l’incroyable histoire qu’il y a derrière ces deux titres. Fils d’un pasteur baptiste, David, Bobby et Dannis Hackney grandissent entourés de musique et guidés par une devise qui ne les quittera jamais : « Enjoy everything ». David, le plus frondeur et sauvage de la fratrie, motivera très tôt Bobby et Dannis à s’acheter des instruments et à monter un groupe. Soutenus par leurs parents, les trois frères formeront Rock Fire Funk Express, projet au patronyme volontairement confus, qui hésite encore entre rock et funk. Une période d’irrésolution qui prendra fin le soir où David verra les Who à Detroit. Férocement investi, il va totalement s’immerger dans la scène rock et rapidement arriver à une conclusion : le vrai rock, celui dont la forme est la plus pure, ne passe pas à la radio. La musique de son groupe doit donc être plus sale, sauvage et bruyante que celle de tous les artistes qu’ils écoutent. Autour d’eux, amis et voisins tentent de les dissuader d’avoir choisi cette assourdissante musique de Blancs, mais cette opposition les conforte dans leur décision et les fait doucement glisser vers un sabbat infernal, plein de fièvre et de fureur.
Mais le tournant décisif, l’événement qui va donner à la musique de ces trois frères sa réelle singularité, reste à venir : au début des années 70, leur père décède, d’une mort brutale, absurde, insensée, écrasé par un chauffard ivre alors qu’il venait de tomber du haut d’un pylône électrique. Cette première rencontre des frères Hackney avec la mort marque profondément Bobby et Dannis, et traumatise littéralement David, déclenchant chez lui une véritable obsession pour la religion et l’occultisme. Au printemps 1974, il annonce solennellement à ses frères le nom de leur groupe : Death. Parce que la mort, en faisant irruption dans leurs vies, a tout changé. Parce que ce nom, par sa violence, sa radicalité, tiendra les mécréants à l’écart. Parce que la mort est le trip ultime, le voyage définitif vers un monde où tout va plus vite, où tout se joue plus fort. Quelques mois plus tard, David, allongé dans le jardin familial, a une vision : au milieu des nuages, il voit un triangle, et à travers ce triangle, un visage. Persuadé que Dieu le regarde à travers ce triangle, David en fait le logo du groupe : trois points en forme de triangle et un quatrième point pour incarner l’esprit qui les guidera à travers les ténèbres et la mort.
Ce putain de nom
Le groupe a désormais un nom et un message. Ne reste plus qu’à trouver un producteur. David le choisit au hasard, en lançant une fléchette sur l’annuaire. Ce sera Groovesville Productions, avec qui ils signent en février 1975, et enregistrent sept titres, aux studios United Sound. Le résultat est étourdissant, mais Don Davis, le boss de Groovesville tique sur le nom du groupe. En Europe, où il démarche les labels, personne ne veut d’ailleurs entendre parler de Death, pour les mêmes raisons. Aux États-Unis, Arista est prêt à signer le groupe, mais, là encore, à une seule condition : qu’il change de nom. David refuse en bloc. Le nom fait partie du concept, c’est à prendre ou à laisser. En coulisses, Bobby et Dannis tentent de raisonner leur frère, mais le pacte fraternel finit par prendre le dessus et Death s’assoit sur un contrat de 20 000 dollars. David récupère les masters, et éditera un 45 tours à 500 exemplaires, sur son propre label Tryangle Records, pour le distribuer aux radios. Mais les programmateurs resteront sourds aux appels des frères Hackney. La musique ? Rien à redire, ce truc est brillant. Non, le problème est toujours le même : le nom, ce putain de nom.
Découragés, David, Bobby et Dannis revendent leurs instruments et partent se changer les idées à Burlington, New England. Ils n’en reviendront jamais. Après une tentative avortée de relancer la machine Death, les trois frères se rebaptisent The 4th Movement et se lancent dans un gospel-rock plus accessible et ouvertement religieux. Violemment critiqué pour ses paroles frocardes, le groupe implose et David retourne à Detroit, laissant ses deux frères à Burlington. Bobby et Dannis continuent à jouer ensemble, persuadés que David finira par réapparaître. Mais il ne reviendra jamais et le duo formera un groupe de reggae, Lambsbread. Dépressif, alcoolique, David refera surface en 2000, au mariage de Bobby. Venu filmer la cérémonie, il apporte les masters de Death à ses frères, et leur confie que « le monde viendra les chercher un jour, après sa mort ». Il décédera quelques mois plus tard, d’un cancer des poumons. Quelques semaines auparavant, les trois frères avaient joué une dernière fois ensemble, sous le nom de Rough Francis. Le titre du morceau ? « We’re Gonna Make It ».
La résurrection
La suite, on la connaît, ou à peu près : Don Schwenk, un ami des frères Hackney à qui David avait demandé de faire l’artwork de leur disque, dépose plusieurs exemplaires du 45 tours de Death à la boutique Car City Records de Nashville. Ben Blackwell, le batteur des Dirtbombs, en achète un, en fait plusieurs copies qu’il envoie, entre autres à Henry Owings du fanzine Chunklet, qui poste les deux titres du disque sur son site et met en route la machine qui mènera, en 2009, à la sortie chez Drag City de …For The Whole World To See, l’album perdu de Death. Cinq ans plus tard, l’histoire est racontée dans A Band Called Death, vertigineux documentaire sur l’incroyable destin de ce groupe irréel. Un film hilare, bordélique, qui a parfois la main un peu lourde sur le pathos, mais reste passionnant de bout en bout, et surtout referme admirablement la boucle avec l’improbable reformation de Death (désormais augmenté de Bobbie Duncan, le guitariste de Lambsbread) et surtout la naissance de Rough Francis, le groupe formé par les fils des frères Hackney qui, au-delà de cette résurrection inespérée, perpétuent l’héritage de leurs aînés. Comme le dit Henry Rollins vers la fin du documentaire, « c’est pour des histoires comme celle-là qu’on continue à fouiller dans les bacs des disquaires et à acheter des disques ».
On pourrait terminer là-dessus, parce que ça résume vraiment tout. Mais, il y a eu autre chose. Au moment de conclure cet article, comme un ultime signe de l’esprit qui guide les damnés à travers les ténèbres, il est réapparu. Christophe R. Sur Facebook. Sans prévenir. Et pour poster quoi ? « Politicians In My Eyes ». Sauf qu’il pensait que c’était l’autre Death, le groupe de metal de Chuck Schuldiner. C’était trop beau. (Lelo Jimmy Batista)
Bobby et Dannis Hackney, accompagnés de Bobbie Duncan, seront en concert ce soir à Fontenay-sous-bois dans le cadre du festival Sons d’Hiver. Le concert est retransmis Live en direct sur Culturebox à 22h et sera disponible en replay durant plusieurs mois.